Analyse approfondie des aspects graphiques d’une disquette de 1993

La chronique qui suit n’appartient à aucun genre, littéraire ni journalistique, reconnu. Ce n’est, entre autres, pas une chronique. C’est un de ses attraits.

Soit la disquette suivante, scannée, sortie de notre humble poche. Admettons que, l’espace d’un instant, dans un éclair de stupéfaction, vous la jugiez digne d’intérêt. Faites-le, elle vous bouleversera.

Disquette

Regardez-la de près. Qu’observez-vous ?

Des couleurs.
Du noir. Du blanc. Du gris clair. Gris clair ? Gris perle ? Blanc cassé ? Noir ou gris anthracite foncé ?
Du vert, d’un crayon feutre vert qui est venu entourer une mention (ce n’est pas moi qui ai entouré).
Du doré, sur l’espèce de sigle.
De l’argenté, sur le métal de la languette coulissante.
Des aplats. Appartenant à l’étiquette. Au plastique de la disquette. Faisant fond sous du texte.

Du texte.
Avec la différence texte vertical (inhabituel) / texte horizontal (normal).
Avec la différence majuscules / minuscules.
Avec la différence de corps. Différence étonnante, quoique légère, entre le corps du mot Blaster, et celui, un peu plus grand, du faux A.
Avec le décalage intéressant de la barre du A, vers le bas, de telle façon que cette barre devient un soulignement.
Avec l’utilisation de plusieurs graisses différentes (normale et gras).
Avec les couleurs différentes, noir sur blanc (ou anthracite sombre sur blanc cassé ?), noir sur gris, blanc sur noir.
Avec un caractère fantaisie (pour Blaster) et d’autres plus classiques.
Avec la présence d’un TM, en exposant. Stupéfiant : on s’aperçoit que cette chose typographique, l’exposant, est l’application à un tout autre domaine d’une notation d’origine mathématique (la puissance, ²). On s’aperçoit que TM n’est pas deux lettres, mais un raccourci, un acronyme pour Trade mark, marque commerciale, 9 lettres en anglais, 17 lettres en français, sans les espaces.
Avec l’indication « Disk #1 », qui fait appartenir l’objet à une série (d’où la question, quelles sont ses vraies limites ? Car ce n’est pas un objet complet, auto-suffisant : c’est un élément d’une série, d’une part, d’autre part c’est un élément à insérer, avec la main, dans un dispositif technique).
Avec le charabia (tout en bas), qui doit être une indication technique, et pose deux questions : 1/ sommes-nous prêts à ingurgiter de la technicité et dans quelles conditions, et 2/ si non, pourquoi faire apparaître cette technicité, qui nous fait prendre conscience (certes à une dose infinitésimale) de notre inaptitude à comprendre certains signes.
Avec la langue anglaise qui parle, froidement, comme si la disquette parlait (mais en fait, qui parle?). Avec la langue anglaise qui dit Made in Singapore, fabriqué à Singapour, pour le compte d’entrepreneurs américains, pour finalement être possédée, en seconde main, par un français lui-même la trimballant du sud au nord de la France.
De la matière.
Du plastique (moulé ou coulé?).
De l’encre. Imprimée. Ecrite à la main.
Du métal.
Des trous.
Des entailles.
Du relief (la flèche à droite).
Et ce n’est qu’une face de la disquette. Et ce n’est qu’une disquette. Qui doit déjà quelques-uns de ses traits à des domaines aussi différents que ceux de l’écriture, de la notation mathématique, de la protection internationale de la propriété intellectuelle, du pétrole, du bois, des rédacteurs techniques, des brevets, des cahiers des charges, enfin (car la disquette est un driver d’une carte-son périmée), l’informatique.

La littérature, certes, a besoin d’une certaine tension narrative. Un texte est intéressant s’il y a des enjeux affectifs, sociaux etc. La disquette ne peut donc pas être un personnage de roman. Mais, par ailleurs, j’estime qu’il y a un enjeu humain essentiel dans la question de notre rapport à l’insignifiant. Révélation du jour : un très petit morceau du réel est constitué par la D7 ci-dessus. C’est une révélation, en fait, majeure. Un monde souterrain, invisible, inconnu. La littérature et les arts ne peuvent pas faire comme si le monde était maîtrisé et connu. On voit que même un artefact humain contemporain est un mystère intégral pour notre esprit. Un assemblage très compliqué de signes à la signification incertaine, si même il y a une signification en jeu. C’est tout le problème. Vous voyez ce problème terrible, carré, noir, blanc et gris, moulé ou coulé, en plastique, papier et encre ? Le voyez-vous bien ? Certes, il n’est pas tout à fait vierge. DeLillo, écrivain américain, l’a déjà traité en partie : déjà, des emballages de nourriture sont dans ses livres, du plastique crissant lorsqu’on déballe un peu de chocolat aux noisettes, quelques grammes de banalité pure.

En ce moment, je cherche un sens à ma vie. Chaque fois que je regarde ma disquette, je me pose la question de l’origine de cette quête de sens, je cherche de quoi je suis malade. Cet objet minable, anodin, pourtant ultra-riche, me désarçonne. Je ne saurais pas le traiter à un niveau narratif. Mais, si cette disquette est déjà si compliquée, comment prétendre gérer politiquement la vie de 60 millions d’êtres ayant déjà vécu, peut-être, en moyenne, chacun une trentaine ou une quarantaine d’années, ayant eu des milliers de contacts humains, des heures de conversations, des centaines d’implications dans des centaines de situations différentes ? Comment prétendre représenter, esthétiquement, les objets, les êtres, les animaux, les concepts abstraits (la démocratie, l’amour) ? Il semble bien que la plus petite des choses ait un pouvoir détergent bien supérieur à celui de l’eau de Javel ; j’envisage d’en faire une publicité d’une minute trente, à la télévision. On m’y verrait, stupéfait, présentant l’objet du délit dans mes mains, et disant, voyez, ménagère, moi, j’ai un problème avec le statut ontologique de ça. Il y aurait le slogan, « Regardez autour de vous », et puis un petit jingle sympa.

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