Apaisante et consolatrice

Et puis au lieu de blocs de nuit solide s’effondrant sans fin autour de nous & peu à peu nous pilonnant d’abord de loin ensuite de près & nous coupant du reste dans des séries d’explosions destructrices sans fin il aurait pu y avoir une brusque attaque frontale par exemple, à l’intérieur, tout à coup les vaisseaux sanguins des tempes se liguant dans le même refus de transporter dans sa longue transhumance inhumaine l’oxygène enrichi jusqu’aux zones d’absorption qui font vivre & penser encore & dans cette circonstance très rapidement et avec la franchise de l’éclair tous les organes nécessaires à la continuation en bonne et due forme de l’exercice des fonctions vitales auraient été touchés et nous aurions alors subi pendant de brèves minutes les derniers soubresauts de la présence, de l’inique présence d’ici, et certes il n’est pas dit que c’eût été agréable à expérimenter, à vrai dire on peut même supposer qu’une douleur de type tétanique et suffocatoire aurait accompagné le processus de privation entre le moment où le manque de matière à consumer se fait sentir dans les membres jusqu’à celui où le corps dans son intégralité se retrouve les bras ballants avec trop peu d’énergie pour simplement ressentir quelque chose et pendant l’intervalle, bien sûr, une longue & terrible tension aurait saisi tout le corps avec la gorge qui se bloque complètement le cœur qui soudain s’emballe et bat à vide jusqu’à sa dernière contraction et la matière cérébrale qui face à la situation génère de nombreux signaux contradictoires les uns pour dire, sauve-moi, respire, alimente-toi, les autres pour dire je m’éteins, c’en est fini, je ne fonctionnerai plus, & l’individu qui était issu de cette matière reçoit chaque message comme un petit stylet affûté qui tourne dans la plaie qu’il vient de fomenter et où il se rencontre avec d’autres éléments métalliques pointus dont le nombre même, l’activité même, suscitent cette mise en lambeaux et cette désorganisation du cerveau qui doivent, semble-t-il, constituer une souffrance tout à fait atroce, comment le nier, mais tout au moins, brève, et maligne certes, mais passagère, et que sera-t-elle cette souffrance aiguë lorsque dans quelques secondes le fonctionnement qui s’accrochait encore avec l’air d’y croire s’apercevra au dernier souffle qu’il est temps de lâcher prise, et lâchera prise, et quand il aura lâché prise que sera-t-elle, cette douleur, sinon moins qu’un souvenir & moins qu’un être et beaucoup moins incommensurablement qu’une douleur, néanmoins ainsi cela n’est pas arrivé et en-deçà de tout contrôle conscient possible et pour tous, pour chacun, pour le brahmane qui possède un savoir comme pour le fou qui péniblement et sur un banc dans le jardin de la maison de repos en restitue un en haillons après peut-être trente ou quarante ou soixante années de bons et loyaux services de la part du Sens envers lui et de sa part à lui envers le Sens, ainsi cela se maintient-il, et nous aurions beau nous concentrer sans cesse et nous découvrir soudain doués chacun des meilleures qualités spirituelles ou somatiques que cela ne pourrait s’avérer suffisant et constituer ce faisant un stock de puissance apte à contrecarrer la bonne marche au moins biologique, au moins au plus bas niveau, de notre vie, ainsi sommes-nous contraints non de gré mais bien plutôt et très clairement de force à ne pas assister de front à cette activité sourde, permanente, & pourrait-on presque dire vicieuse, de sauvegarde de l’organisme & de ce qui le vit & de qui l’expérimente à son corps plus ou moins défendant, et peu importe, pourrions-nous dire, c’est égal, aurions-nous sur les lèvres, pourquoi pas, s’il était faux qu’en effet nous sommes retirés dans cette maison insuffisamment reliée à ce qu’on nomme le monde sans possibilité de quitter l’une sans pouvoir faire ses adieux à l’autre, cette maison, nommons-la ainsi puisque c’est le terme exact pour quatre murs et deux fenêtres avec des cloisons qu’on a bien voulu nous louer sans nous avoir laissé l’occasion de nous enquérir spontanément de la valeur de ses aménagements et de s’il y avait des volets et surtout, c’est là qu’il faut en venir, si, disons, l’environnement proche comme lointain possédait une qualité que nous lui reconnaîtrions avec aménité et sans alacrité mais voilà, si celui-ci, ces derniers temps, au cours de ces phases de tailles diverses & qu’on aimerait sans y être autorisés qualifier d’ultimes, ne s’était sans cesse dégradé encore et encore jusqu’à en arriver à une situation de prairie mal en point car délavée pendant des saisons entières par des bourrasques impeccablement géométriques et régulières de pluies infinies suivies de périodes bien quadrangulaires, très précises, de sécheresse intense et venteuse & le sol, partant sans dire un mot dans cette sorte de colère injustifiée des masses d’air et s’accrochant aux herbes hautes autrefois si drues et un jour et de jour en jour immanquablement raréfiées par le mouvement précédemment indiqué de double laminage & elles et les autres plantes par conséquent quittant la scène et abandonnant dans leur trop prévisible défaite l’espoir même de revenir se rétablir un jour car ce qui est laissé à la steppe ne leur revient pas de droit, mais au désert, et c’est bien ce qui arriva, dans un deuxième temps toute cette terre privée d’êtres aux systèmes racinaires plus ou moins développés et protégeant de l’érosion des sols déjà bien contestés par les myriades de vagues de boue dévastatrice, fruit amer des saisons pluvieuses, toute cette terre succomba très doucement à la sorte de pulsion de délavement originée dans les plaques de vent terrible qui une à une s’abattirent et cette terre donc qui n’abritait plus ni herbacées ni organismes dotés de systèmes nerveux à part nous partit elle-même irrésistiblement attirée qui dans les éléments liquides roulant qui dans les éléments aériens remontant et partant et les renforça dans leur œuvre mécanique d’usure sans même avoir exprimé son accord, qui fut décrété d’emblée par les tempêtes, et alors, que faire sinon au sein même des vastes enlèvements venteux contribuer soi aussi à emporter les fines particules de support nutritif brun, sœurs du limon desséché à la stratigraphie bouleversée, et à la fin de ce moment, participant à l’entreprise colossale d’attaque de ce qui constitue, sous la pellicule superficielle de terreau riche et fin, les supports infertiles des nappes rocheuses, qui des années durant, ne surent trouver le moyen de résister aux assauts répétés des automnes quand elles s’imbibent du produit presque lacrymal des trombes d’eau, des hivers quand le froid offenseur dilate les veines de glace et explose les calcaires et granites, des printemps quand les changements de température au loin raniment monstrueusement les courants profonds des océans dont l’évaporation recharge en munitions la stratosphère toujours en mouvement dont les diverses zones différentiellement chaudes ou froides ou à mi-chemin tièdes ou chargées et vides se confrontent à mort quand elles se rencontrent au-dessus des continents, ces nappes rocheuses elles-mêmes qui contenaient encore en leur sein quelques fragments osseux des carapaces de ces tortues préhistoriques qui autrefois s’étaient traînées lamentablement sur ces rivages, ces nappes se prirent à découvrir leur progressive disparition, se réveillèrent un jour non collées les unes aux autres comme elles en avaient l’habitude, bien serrées les unes contre les autres dans un mutuel état de protection et de soutien, mais flottant dans des masses gazeuses projetées à plusieurs centaines de kilomètres/heures, et nous, nous cinq, nous, qui habitions toujours le même endroit dont tout l’environnement était chamboulé mais non transfiguré, nous, tous les cinq, nous assistions à la terrible victoire de certains éléments sur d’autres qui y laissaient leur existence formelle mais rien cependant et néanmoins ne nous atteignait directement ni frontalement si bien que nous nous retrouvions comme par miracle au sommet d’une vaste et ample cuvette ou d’un large plateau avec notre maison au centre tandis qu’au-delà je ne saurais dire si c’était à quelques mètres ou à quelques milliers d’années-lumière mais ni très près ni très loin, le support physique de la vie biologique disparaissait lentement grignoté par les phénomènes de toute nature, physiques, mécaniques, chimiques, et nous, nous existions encore certes sans en avoir le goût & à l’ombre de nos cellules toujours suffisamment alimentées en matières nutritives nous persistions à exercer des facultés dont nous avions perdu l’inconsciente et utile succulence comme réfléchir imaginer dénombrer et préparer des plans, réagir à des sensations qu’elles fussent internes ou externes et le délabrement des circonstances suffisait à nous amoindrir sans nous autoriser à disparaître & sans doute n’était-ce pas le but et le dessein si but ou dessein il y avait, nous nous étions retrouvés il y avait des années de cela dans cette bâtisse agréable et paisible du milieu d’un pays connu quand alors coulaient et s’exprimaient des fleuves et des formations d’oiseaux migrateurs qui sillonnaient les cieux avant d’être les premiers sur la liste de ceux amenés à disparaître et là, nous avions établi des liens  entre nous cinq et aussi avec d’autres qui nous quittèrent avant qu’un beau jour on vînt nous annoncer comme nous étions sur le départ qu’un incident à proximité avait coupé la route que nous nous proposions de parcourir, nous ne songeâmes pas alors aux autres moyens de déplacer notre existence dans l’intention de l’abreuver ailleurs du suc de la richesse terrestre et résolûmes d’attendre ensemble que cet événement transitoire ait rejoint dans les pages du livre de l’oubli l’index des personnages classés par ordre chronologique d’apparition, quand peu après, d’autres ruptures de voies se frayèrent un chemin vers nos consciences alors peu inquiètes (et pourquoi une rafale de stupeur ne nous avait-elle pas laissés sur place inanimés et sans vie ?), établissant de plus en plus clairement l’impossibilité grandissante de quitter cette demeure pour s’en aller parcourir un autre endroit et il devint évident que les circonstances passagères s’installaient imperceptiblement dans une aggravation qui leur garantissait une pérennité chaque jour plus grande de telle sorte que nous en fûmes portés à réorganiser notre séjour cru temporaire afin qu’il sache nous abriter de façon permanente, ce qu’il fit en effet, nous ne savions pas encore combien et à quel point cette aptitude à s’éterniser qu’il avait nous deviendrait pénible à la longue avec cette puissance, cette extraordinaire puissance de dévoration effective de chacune de nos formations intellectuelles considérablement affaiblies par l’inactivité et l’ennui, mais toujours suffisamment présentes pour nous faire éprouver leur poids déplaisant et leur prééminence inconfortable et, surtout, inattaquable, par quelque cancer que ce soit car curieusement nous vivions une paradoxale et robuste et pleine santé de fer aux côtés d’une langueur indescriptiblement harassée, de telle sorte que notre organisme résistait du dedans à toutes les attaques aussi bien d’origine psychosomatique que fonctionnelle sachant que toute agression provenant de l’extérieur, virale comme microbienne ou encore bactérienne, avait disparu faute de combattants, eux-mêmes définitivement exclus & éliminés de la surface du globe, nous restions donc seuls dans notre demeure avec les routes coupées et les pièces toutes à réorganiser en fonction de notre relative claustration de fait et, faut-il le dire, de, conjointement, nos besoins d’être seuls isolés les uns des autres par d’épaisses cloisons de plâtre imperméables à toute communication et nos nécessités de nous retrouver tous ensemble pour pareillement et avec une énergie renforcée faire front quoique cette énergie qui nous aurait été si utile vint rapidement à manquer de telle sorte qu’en effet si nous disposions bien d’une pièce la plus vaste pour nous côtoyer nous ne l’utilisâmes guère en fait que pour, soit nous confronter, soit plus souvent nous blottir les uns contre les autres et ce, non au nom de l’amour ou de l’entraide mais simplement dans le but très pragmatique de concentrer les chaleurs dans un seul espace clos car plus le temps passait et moins nous avions de combustible, tous les moyens modernes avaient lâché et, une fois consommé un stock de bois fendu constitué par on ne sait qui bien avant notre arrivée nous ne possédions plus rien si ce n’est les meubles pour nous garantir contre les assauts non létaux mais néanmoins désagréables du froid, et quand ces meubles eux-mêmes eurent disparu transformés par nos soins en quelques degrés thermiques supplémentaires & transitoires il fallait bien que nous trouvions une solution plus pérenne qui fut en effet de nous coucher imbriqués les uns dans les autres pendant les longues heures que nous passions peut-être pas à dormir mais du moins à rester allongés séparés du sol par une mince couverture de laine, éloignés de l’air par nos vêtements et une autre couverture, peut-être pas à rester étendus dans un demi-sommeil mais au contraire éveillés et très conscients, à attendre, c’était presque devenu un jeu ou une seconde nature, à attendre que les chiens, ce devaient bien être des chiens, viennent périodiquement et tour à tour certains gémir et d’autres franchement aboyer et hurler sans doute dans la terreur stupéfiante de leur propre condition de derniers chiens du monde, et plus d’un parmi nous cinq s’est (une de ces nuits où ils venaient nous voir) débarrassé du poids des corps et des insignifiantes pièces d’étoffe pour aller inspecter à la seule et unique fenêtre que nous laissions à demi ouverte, et dans le secret de son cœur demander à ces chiens de s’avancer enfin sans crainte &, affamés qu’ils étaient, de venir finir leur œuvre de déstructuration mentale en venant consommer – sans crainte, sans crainte ! – les chairs encore vives quoique sans doute, une fois mordues et ingérées, faiblement nourrissantes, qui les attendaient depuis si longtemps, quelquefois même nous nous aventurions au-dehors et les appelions à grande voix et les implorions de venir, – sans crainte, sans peur ! – , mettre un terme à leur profond travail de sape et même, une nuit où le vent soufflait semble-t-il en leur direction nous vint l’idée de nous trancher les veines superficiellement au-dessus du seuil de notre demeure estimant qu’il y avait une chance pour que, avertis par le mince filet odoriférant du sang frais emporté par le vent ils se décident enfin à nous saisir instinctivement comme leurs authentiques et vraies proies humaines et viennent, d’un grand coup d’une mâchoire rendue d’autant plus violente que tout l’animal qui la portait subissait lui-même la souffrance taraudante de la faim, d’un grand coup de mâchoire acérée viennent placer leur kératine ardente en nos entrailles dévastées et quelques instants après provoquassent, puissent, soient capables de provoquer cette hémorragie générale qui nous eût été immanquablement fatale et mortelle et cependant, pourtant, finalement, cela n’arriva pas, nous cessâmes, après cette tentative infructueuse, de nous offrir en vivant holocauste, de nous lever en pleine nuit pour nous poster à la fenêtre & inspecter et examiner toute trace de leur obscure et attendue survenue, et dès lors nous nous allongions simplement, dépossédés de cet espoir de voir tout cela prendre fin, mais non de la perspective d’avoir à transiger encore une nuit avec l’angoisse imparable des cris de chiens fous auxquels personne je crois n’a jamais pu s’habituer, car ils sont déchirants, simplement, physiologiquement bouleversants, la fréquence de ces émissions sonores constituant les hurlements impliquant après répercussion dans le tympan humain une inéluctable réaction de franche panique ou au moins, si l’individu est coutumier de ce phénomène, une impression d’insupportable angoisse diffuse, une sorte d’incoercible envie de fuir bloquée par la certitude elle aussi présente que le danger, tandis qu’il n’est pas assez faible, n’est pas non plus intense en quantité suffisante, et doit être pris en considération sans laisser à qui le subit le loisir de s’en détourner rien qu’un instant pour se concentrer sur, sur, sur, sur autre chose mais tout cela est absurde puisque après la mise hors service de tous les réseaux de distribution des énergies modernes de nature chimique, mécanique, physique, après la fin des combustibles présents au sein de la maison comme dans ses environs plus ou moins proches il n’y avait plus ni sièges de bois, ni tables, ni rideaux, ni linge de maison, ni vêtements en surplus, ni objets certes non destinés à alimenter un feu de cheminée mais du moins aptes dans certaines circonstances exceptionnelles à le faire, comme des livres, des emballages, de la décoration, des bibelots, des objets d’art, des matières plastiques même, elles, à la fumée âcre, sur quoi se concentrer donc, au moyen de quoi fixer une attention ailleurs que sur d’effrayants gémissements & hurlements de chiens dont vous avez du mal à cerner les intentions exactes et dont même vous pouvez supposer que la situation n’est pas très différente de la vôtre, qu’eux aussi sont en proie à de simples problèmes de conservation de l’existence lors même que la matière qu’elle soit vivante ou morte tout autour fait défaut, en effet les vents soufflaient encore, pures bourrasques tournant à vide pour éroder ce qu’il reste d’un peu stable, d’encore brièvement en équilibre au sein de la nature passée de luxuriante à désertique et de prodigue à avare, sur quoi donc fixer une attention déjà rendue défaillante par la pauvreté du régime alimentaire et la teneur devenue plus faible de l’air en oxygène, une attention fonctionnant cependant encore quoique au ralenti, sur quoi, sur quoi, rien à quoi s’appliquer donc, et quand au matin s’annonçait l’aube, cette promesse mentie d’une journée qui de plus en plus consistait plutôt en une simple heure terminée en moignon par un crépuscule précoce, nous délaissions notre couche pour déambuler dans la maison ou aux alentours, il nous fallait retrouver des occupations qu’on aurait pu dire normales si de manière très compréhensible nous n’avions pas été plongés dans une situation très en-deçà de la normale pour les accomplir, comme dessiner, inventer des histoires, et par exemple parmi les histoires il en était une que je racontais, assis, dans la maison, une histoire dans laquelle un homme, parvenu à l’âge de raison, est tout à coup au sein de la rue même l’objet d’un kidnapping opéré par des malfrats amateurs qui, alors qu’ils ont fixé la somme demandée comme rançon, alors qu’ils ont attaché l’homme à une chaise dans une petite villa éloignée de l’agitation d’une ville, découvrent soudain, soit qu’ils ont perdu les coordonnées des proches de la personne enlevée, soit, autre variante, que tout simplement cette personne n’a pas de proches et vivait seule, vieille, à l’écart, ils découvrent de même que lors de l’enlèvement dans un centre commercial les caméras dont ils avaient cru avoir évité le regard en opérant dans un angle mort n’étaient en fait pas du tout placées là où ils le croyaient, de sorte que leur visages sont connus des forces de l’ordre, dont les sirènes résonnent déjà, paniquant ils retournent contre eux-mêmes les coups de feu qu’ils destinaient à l’homme attaché, au pied duquel donc ils s’écroulent, morts, eux, entrant de plain-pied dans le décès, et la voiture de la police dans la contre-allée contre toute attente passe son chemin et l’homme reste seul, attaché, bâillonné, et avec ce seul savoir : les malfaiteurs ont loué cette maison pour deux semaines, et certainement personne ne viendra pendant ce temps, et deux semaines, peut-être qu’on y meurt, et peut-être pas, et on ne peut pas bouger, on ne mangera pas, ne boira pas, n’urinera pas, ne défèquera pas, ne dormira pas, respirera avec peine sans cesse, se tenant sans cesse sur le bord de l’asphyxie sans, peut-être, jamais traverser, au loin, vers la zone de suffocation complète, puis au bout d’un moment, peut-être, on sera découvert dans un triste état, ayant subi assez de dommages et étant suffisamment tombé dans le coma à plusieurs reprises, pour savoir qu’on vivra cependant, mais avec toute une kyrielle de séquelles comme la paralysie faciale, les tics nerveux, l’insensibilité du bas du corps, et psychologiquement cette hantise qui ne nous quittera plus, d’être à nouveau seul, et quelqu’un d’autre raconta une autre histoire, qui était celle d’une femme, passant un jour à l’hôpital pour une opération bénigne sous anesthésie générale, qui est violée pendant son sommeil par son anesthésiste, individu porteur d’une maladie mortelle et sexuellement transmissible, et qui au réveil, ne s’apercevant de rien, entre guérie au service de réanimation, et un mois plus tard, s’aperçoit qu’elle est enceinte, le suppose, fait des tests, est confirmée, se réjouit avec son compagnon, car ils désiraient un enfant, huit mois plus tard, elle donne naissance à un bébé porteur de la maladie, dont il succombe rapidement, et le concubin la console, et ils s’unissent encore, et il est contaminé, il meurt en quelques semaines, la maladie avait deux évolutions possibles à partir du moment où elle était contractée, soit une évolution fulgurante, soit une évolution lente, douloureuse, pénible, c’est celle de la femme, elle vit longtemps ainsi avec en permanence dans l’esprit (car cela arrive quelquefois mais rarement) la perspective d’en guérir, mais elle n’en guérit pas, la maladie végète, mais n’en meurt pas non plus, cependant qu’elle n’est plus que l’ombre doublement endeuillée d’elle-même, puis parmi nous un autre se mit à évoquer l’histoire de ce prédateur qui, alors qu’il marchait paisiblement dans son univers quotidien, voit soudain son membre antérieur saisi par un piège aux mâchoires de fer, qui lui entame la chair jusqu’à l’os, l’animal reste bloqué sans comprendre, et comme ils le font parfois, finit par ronger son membre prisonnier au prix d’une souffrance assez considérable, puis se retrouve libre, en plein air, comme avant, avec seulement une patte en moins, une demi patte mais à quoi serviraient même soixante-quinze pour-cent de patte, et il s’agit pour lui de faire la chasse à des proies auparavant juste un peu moins rapides que lui, et maintenant beaucoup plus, la conséquence de l’amputation étant donc la faim, s’exprimant ici ou seulement s’esquissant dans cette sorte de creux effroyable au bas du ventre, la faim et aussi, encore, l’impossibilité d’être concurrentiel dans tous les domaines de la vie et de la conservation de soi, comme la lutte entre mâles au niveau intra-spécifique, la lutte entre prédateurs au niveau inter-spécifique, la conquête de partenaires sexuels, enfin la recherche d’une nourriture suffisamment abondante pour assurer l’existence d’une femelle amoindrie par la grossesse et d’une progéniture exigeante, cet animal s’impose quelques instants à notre esprit mais ne parvient pas à l’occuper suffisamment, son ventre vide, ses yeux qu’on imagine chassieux, ne nous délivrent pas cependant de l’obscure impression poignante du ciel qui recommence, après la brève éclaircie, à se reformer en chape au-dessus de notre maison isolée au sein de l’univers et une autre intense zone de nuit s’étendait à nouveau à perte de vue dans le temps que nous avions encore à passer sans pouvoir, par le biais d’une hypothétique décision intérieure, provoquer la défaite ni la démission de ce qui voulait continuer à nous faire suivre pas à pas les cycles et les recommencements inéluctables des mêmes fonctionnements internes sur les plans aussi bien physique qu’intellectuel ou émotionnel avec les mêmes sudations passagères et les identiques frissons et les semblables idées teintées de curiosité vague à la vue d’une ombre en mouvement projetée sur un mur & à l’écoute d’un bruit de pas dans la pièce attenante et d’un arrêt de la personne qui marche et d’une reprise de la déambulation sur une partie moins sonore du sol et les pareilles expériences vaines de comptage quasi-inconscient du nombre par exemple de taches ou de cailloux d’une certaine taille dans l’espace triangulaire défini par deux jambes allongées jouant le rôle des deux côtés égaux d’une figure isocèle, les mêmes rapprochements involontaires entre formes plus ou moins sœurs et perpétuellement la même recherche de quelque chose de signifiant et de déjà connu comme un visage dans les formations plissées d’étoffes et de draps de lit, sans être capable de prendre en main ces sortes de dérives automatiques des sens pour plus ou moins brutalement y mettre un terme par exemple en faisant cesser l’activité même de se nourrir, sans pouvoir le faire puisque, rusées, les mêmes profondeurs de la même personne avaient depuis longtemps appris à lutter profondément contre ces possibilités de contrôle, en engageant dans la bataille une série de contre-mécanismes bien rôdés, des contre-idées, des désirs se plaçant sans cesse en opposition, des affects survenant en renfort, de telle sorte qu’à chaque tentative d’interrompre définitivement la bonne marche du système correspondait quelque chose comme un remords ou une contre-poussée venue du fin fond du cœur du système pour lui prêter main-forte, et y réussissant, y parvenant, couronnant son entreprise de succès et en quelque sorte revalorisant le système et lui adressant un message comme, tu as encore triomphé, tu vois que tu es vivable, sans problème, puissamment, et ne nous restait plus alors tandis que la nuit s’installait de nouveau pesant de tout son poids pour bien clore notre unique porte de sortie, ne restait plus pour nous qu’à invoquer quelque élément destructeur venu de l’extérieur, et nous rêvions bien entendu complètement, car quel camion dévalant à pleine vitesse quelle route pour venir, nous en devant, au beau milieu, nous asséner le choc enfin mortel, quelle fatale rencontre que nous aurions eu la chance de faire au creux d’une surface commerciale assiégée par des hommes masqués et armés, quelle explosion assourdissante d’une conduite de gaz aurait pu faire s’effondrer sur notre pauvre et faible corps une vaste et lourde construction humaine, de quelle soudaine épidémie propagée par quelque animal invisible et terriblement dangereux aurions-nous pu être victimes, quand tout autour de nous avait définitivement disparu, tout, et les routes et leurs trafics, et les agglomérations et leurs dangers, et les êtres vivants les uns vecteurs les autres transportés, tout, de bout en bout nous nous illusionnions, sans y prendre garde, ensemble, réunis dans la pièce commune, ou singulièrement, isolés dans nos chambres ou dans ce qui en faisait office, ces sortes de pièces confinées, sans air, au plancher arraché, nous l’avions brûlé, nous imaginions faussement qu’il fût possible d’échapper, peut-être même parfois très consciemment, de toutes nos forces, volontairement éblouis par les riches perspectives d’être enfin les corps inanimés et dépourvus de souffrance dont toute une faune et toute une flore se nourrit, même cette perspective nous était interdite, nous devions donc réfléchir à des corps inanimés autres que nous, conservés dans le froid, momifiés sur place, préservés peut-être pendant des milliers d’années, mais qu’importe, l’essentiel aurait été que toute vie les avait quitté, que l’extraordinaire mouvement de raréfaction inachevée les avait enfin laissé tranquilles, qu’enfin ils pouvaient disposer, quitter le garde-à-vous de la vie et ne plus même poser le problème en ces termes, ceux de l’existence et de son inatteignable contraire, la non-existence, en personne, libérés même de ces termes ennemis et finalement, dernièrement, laissés hors de toute définition possible, à l’extérieur de toute considération possible, nous rêvions complètement, dramatiquement, et jamais nous n’avons rien qu’entrevu l’ombre de la couleur d’un cadavre, mais au contraire, toujours ces mouvements permanents de va-et-vient du sang à l’intérieur de ces puissants réseaux de veines et sur les joues et dans les membres et la poitrine, perpétuellement ces clignements d’yeux et ces réflexes de succion et de déglutition du contenu salivaire de la bouche, toujours ces ouvertures/fermetures des orifices excréteurs et ces mêmes sensations de tension, de plus ou moins grand volume investi dans les organes sexuels, sans cesse ces deux phases de l’absorption d’oxygène, l’inspiration et l’expiration, et toujours la division et la mort des cellules sans qu’il leur soit jamais permis, sans qu’elles puissent jamais entrevoir le fait, ni de naître sans mourir et de se multiplier à l’infini, ni de mourir sans renaître ou au moins, de ne plus se reproduire et ainsi de s’épuiser, de ne plus avoir la force de se perpétuer encore, jusqu’à atteindre le pur désir de mort, nous étions en plein rêve à fantasmer absurdement sur ces sujets dénués de sens, révolutionnaires, réformistes, députés ivres roulant au bas des sièges d’un Parlement fantôme, notre austère villa toujours battue par les vents en surnombre, nous, confinés à l’intérieur, suffisamment abrités, encore un peu à l’aise, sans gel excessif pour frigorifier sur place nos extrémités et ainsi contraindre le flux sanguin à cesser une fois pour toutes son manège, nous, hors d’un bruit démentiel donnant le coup de grâce par suicide automatique de l’esprit assiégé, nous, dénués même de l’agressivité salvatrice qui, l’aurions-nous éprouvée, mais non, nous eût permis de nous attaquer mutuellement et de nous infliger les uns aux autres des blessures, dont l’infection rapide nous eût aussitôt retranchés du circuit, et il demeurait encore impossible de se diriger bien décidés vers la porte en se vêtant de rien et s’armant de courage pour avancer résolument vers un épuisement qui ne nous serait pas conféré, vers une falaise au caractère de gouffre qui toujours restait envisageable sans jamais se donner à approcher, et être simplement dehors n’était d’aucune utilité, les blocs de nuit tombant avec rigueur en pluie sur la région nous empêchaient de vivre, mais leur chute sur nos corps restait résolument inoffensive, comme la caresse d’une plume perdue par un aigle négligent, le frôlement d’un duvet abandonné au cours de la croissance du pelage d’un léopard oublieux, et ni non plus les vastes et colossales rafales de brise fraîchie à mort ne pouvaient nous atteindre, et ni les murs de la maison ne voulaient nous accorder une chute faite pour nous étouffer, nous étions donc conséquemment laissés sur les couches rêches marquées par une utilisation plus longue que prévue, laissés sans instructions précises sur comment employer le temps qui nous était encore imparti, sur sa durée et pourquoi regarder sans arrêt les cloisons qui déjà vieilles tardaient cependant à se lézarder de façon catastrophique, nous étions allongés ou nous arpentions constamment nos pièces prisonnières, sans nous parler, sans rien nous dire, sans essayer ni de nous séduire ni de nous confronter, expérimentant simplement les mêmes circonstances incompréhensiblement pérennes, les identiques phases dites prétendument de sommeil pendant lesquelles en fait aucun de nous ne parvenait à s’effondrer, nous tapions du pied légèrement contre le sol, et les pareilles périodes du jour raccourci à s’exposer sans joie à une lumière blafarde scrutée avec attention et dont, malheur à nous, nous n’avons jamais rien vu émerger, pas une silhouette amie de fauve plus ou moins affamé faisant luire ses crocs pas encore sanglants, pas un seul amoncellement de nuages de type orageux nous laissant espérer un bon coup d’éclair et quelque fulgurante décharge électrique dévastatrice, et aucun drame d’aucune sorte n’advenait tandis que sur cette espérance avortée se fermait à chaque fois la porte à peine entrouverte de nos journées ici, s’abaissait, sans un bruit, sans un seul effet d’annonce, comme négligemment et sans du tout se soucier de rien, le voile léger de notre fade présence, nous protégeant sans exception de terribles désordres en nombre et en intensité suffisamment grands pour nous faire entrevoir une issue et laquelle, et ainsi continuait-on à être sujets à toutes sortes de mouvements vitaux réguliers, les battements ralentis du cœur, les respirations au souffle court de toute la poitrine, les transformations à petites doses des contenus du ventre, leur assimilation lente, leur filtration, alors la nuit vivants nous regardions quand même dehors bien que la vue ne puisse rien reconnaître à plus de trois ou quatre mètres, bien que l’oreille ne distinguât rien d’autre depuis longtemps que de petits froissements internes à la maison, et ainsi donc personne ne venait bravant la nuit sans fin et armé d’un couteau nous infliger une blessure, apaisante et consolatrice, aucun sauvage flûtiste jamais ne venait se proposant de nous conduire jusqu’à une rivière, apaisante et consolatrice, et aucune catastrophe directe et aucun éboulement et aucune meurtrière inondation et aucun ravageur tremblement de terre n’advenait pour nous conférer une fin, apaisante et consolatrice, et en nous-mêmes nous ne trouvions pas une force suffisante pour nous donner une mort

apaisante et consolatrice.

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