Réflexions sur la jeunesse délinquante d’une société immorale

Note préliminaire : ce texte a été écrit suite à une série d’ateliers d’écriture catastrophiques que j’ai animés en prison pour mineurs en 2014.


I. Chronique de l’atelier d’écriture à l’EPM de Marseille-La Valentine, mai-juillet 2014

L’atelier d’écriture à l’EPM de Marseille-La Valentine s’est déroulé dans des conditions pour le moins délicates.

Avant le projet j’avais reçu des consignes de la part de l’association Couleur Cactus qui m’emploie, il était question d’un jardin sans qu’on sache s’il s’agissait du cadre d’écriture ou du thème ; tout devait se préciser lors de la première séance, rencontre avec Sonia l’éducatrice en charge du projet avec moi.

Séance 1. Ce jour-là, j’ai choisi d’arriver l’esprit d’abord ouvert à la rencontre avec les futurs participants : avant de concevoir un quelconque projet d’écriture, j’avais besoin de savoir à qui j’avais à faire, et de déterminer avec eux ce qu’ils voulaient et pouvaient écrire. Alors qu’ils viennent la plupart du temps de milieux défavorisés qu’ils n’ont pas le choix de fuir ou de familles à l’autorité mal établie, alors qu’ils ont souvent mal vécu le système scolaire et ses contraintes, alors qu’ils ont tous d’une manière ou d’une autre enfreint des lois majeures en commettant des crimes – on me parle de meurtres ou de tentatives, viols et agressions sexuelles, vols avec violence… –, et alors qu’ils sont à présent, depuis quelques semaines ou quelques mois, enfermés une partie de la journée dans des cellules individuelles, je ne voulais certes pas présenter l’écriture comme une punition de plus. Convaincu que le projet ne pouvait marcher que si le désir d’écriture venait des jeunes eux-mêmes, je souhaitais leur donner la possibilité d’influer sur les contenus de l’atelier que nous allions faire ensemble, que j’allais concevoir pour eux et animer avec eux.

Par malchance, un souci personnel a empêché Sonia de participer à cette séance, ce qui fait que je suis resté sans consignes claires. Sa collègue Marine l’a remplacée sans problèmes, mais sans être en charge du projet elle ne pouvait pas me guider.

Je suis censé rencontrer deux groupes. L’un d’eux est étiqueté « Remob », remobilisation – un euphémisme puisque ces jeunes sont en fait les plus démobilisés de tous. L’autre groupe, on me les décrit comme étant les « fragiles » du bloc 4, des jeunes qui ont plus de mal à assurer des relations sociales, ou qui ont peu d’estime d’eux-mêmes.

Je les rencontre donc pour une première séance dont le but consiste à établir le contact d’abord et avant tout, à instituer un niveau minimum de confiance et d’intérêt.

Le premier « groupe » se compose en fait d’un seul jeune, l’autre de six. Dans des conversations libres – qui avec eux deviennent rapidement brouillonnes – j’essaye de rapidement sonder leur niveau – que je découvre très faible –, leurs envies créatives – bof bof, chaipas –, leurs goûts culturels – très basiques, on me cite Titanic et Avatar en films, du rap marseillais en musique, strictement rien en littérature –, l’expérience d’écriture – très limitée voire nulle. Les éducateurs m’informent que les jeunes ne visitent quasiment jamais la petite bibliothèque qu’on leur a mis à disposition à l’EPM (j’en fais un rapide survol, et je n’y trouve pas les auteurs qui ont fait de l’ado défavorisé et inculte que j’étais un futur écrivain publié et primé : Arthur Rimbaud et Isidore Ducasse ; je regarde si je vois les romans bouleversants d’un formidable auteur jeunesse marseillais, nationalement reconnu, Guillaume Guéraud : ils n’y sont pas non plus). Eux-mêmes me le confirment : ils n’aiment pas lire. Surtout, ils me disent de diverses manières qu’ils ne savent pas quoi écrire, ils n’ont pas d’idées. L’un d’eux précise : « Je n’ai aucune inspiration, aucune imagination ». Le plus intéressé et le plus intéressant du groupe des 6 jeunes sortait libre la semaine suivante. Un autre ne parlait quasiment pas français et toute tentative d’interaction avec lui via traduction par l’arabe se soldait par un désordre général. Un troisième ne trouvait rien à répondre à des questions très simples sur ses préférences culturelles – une question à laquelle il est pourtant difficile de sécher. Bref, cela s’annonçait fort épineux.

Je suis sorti de cette séance franchement désemparé. J’ai une expérience de plusieurs années dans l’animation d’ateliers d’écriture, je me suis retrouvé souvent avec de jeunes créateurs débutants mais motivés et aussi bien devant des publics dits défavorisés comme ceux d’un quartier pauvre d’Aix-en-Provence où un atelier avait révélé les talents cachés d’écrivants aux parcours très différents. Pour la première fois à l’EPM, j’étais face à un public qui n’était pas du tout demandeur de ce que je pouvais lui apporter. Il y avait là un problème de fond auquel je n’ai jamais trouvé de solution : l’écriture, comme toute pratique créative, ne peut venir que de l’intérieur, par goût, par besoin, par passion, par envie, on ne peut pas l’imposer, l’exiger depuis l’extérieur de chacun ; et elle se développe forcément sur la base de lectures. Tout du long, les participants ont résisté à l’acte d’écrire et marqué une claire préférence pour l’oral. Aucun d’eux n’avait l’habitude d’écrire pour communiquer au quotidien.

Pour résoudre les problèmes posés par le public lui-même – capacités créatives basiques, pas de références littéraires disponibles comme modèles internes, aucune habitude d’écriture, peu de motivation à écrire… – j’élabore un programme d’écriture basé sur le principe suivant : chaque séance couvrirait un thème centré sur l’identité et les besoins concrets des jeunes (l’amour, la faute, l’autobiographie, la prison etc.), thème qui donnerait prétexte à un exercice d’écriture très encadré, étape par étape, avec un texte littéraire pour modèle. J’envoie l’ébauche de ce programme à Sonia.

Séance 2. Annulée par absence de l’éducatrice, qui cette fois ne peut pas être remplacée. L’incertitude plane toujours sur le contenu de l’atelier. Quid de mon programme ? Je le développe ou j’attends ?

Séance 3. Je rencontre enfin Sonia. 4 participants étaient prévus, 2 par séance de 2h. Mais aucun ne vient. Cette séance avait lieu un jeudi à 13h30, on avait déplacé l’horaire du mercredi au jeudi à la demande de l’éducatrice. Or il s’est avéré que le jeudi, les jeunes ont école, d’où le fait qu’aucun élève ne soit venu. Du coup on a décidé d’un commun accord de mettre les séances le samedi, sans école et censément peu riche en activités. On avait parlé d’une prochaine séance avec 6 élèves mais comme on va le voir, cela n’a pas été le cas…

Lors de cette séance, Sonia et un autre éducateur insistent pour que le seul et unique thème de l’atelier soit : les jardins de l’EPM. Mon ébauche de programme littéraire tombe donc à l’eau. Cette consigne me laisse perplexe tout du long et encore aujourd’hui, je ne vois pas quoi en faire ni par quel bout la prendre.

Il y a effectivement à l’EPM deux petits potagers que les jeunes tiennent avec l’aide des éducateurs, et dont le produit est offert à une association caritative. Je trouve le projet intéressant en soi, à titre personnel j’aime le jardinage et les fruits et légumes, mais je ne vois pas du tout ce qu’on peut en faire. L’histoire de ces lieux tiendrait sur une page, pas de quoi nourrir ce qui nous reste de séances. Surtout je n’arrive pas à m’enlever de la tête ce qui m’apparaît comme une évidence : que ce thème n’est porteur ni pour ce public-là (des jeunes urbains qui n’ont jamais vu de salade que sous plastique ou dans un hamburger McDo, des ados rebelles qui n’ont a priori aucun rapport concret avec le jardinage), ni même littérairement ou culturellement : j’ai beau chercher, quasiment plus rien dans notre culture – surtout populaire – n’évoque ce thème du jardin qui pouvait être à l’honneur, disons, jadis dans des sociétés agraires dont les semis et les récoltes rythmaient la vie.

J’argumente donc que le programme d’exercices littéraires que j’ai proposé serait plus adapté aux besoins et aux capacités de notre public que ce thème du jardin qui, je le crains, n’intéressera personne. Dialogue de sourds. Je n’obtiens pas gain de cause et la consigne reste donc : écrire à propos des jardins de l’EPM…

La semaine suivante, je passe des jours et des jours à me creuser la tête, à faire des recherches, à explorer des pistes. Je ne trouve quasiment pas de références culturelles portant sur le jardinage. Dois-je faire écrire des poèmes sur des fruits et légumes ? Leur faire raconter qu’ils ont planté ou récolté des salades et des tomates ? Leur faire décrire ces salades, ce qui revient à mon avis à leur faire écrire des salades ? L’exigence d’appliquer une consigne qui me semble inadaptée me met dans une situation absurde. Avec un public de passionnés, même débutants, on aurait pu se lancer dans des exercices d’esthète, des jeux de langage et de style à la Francis Ponge pourquoi pas, mais avec ce public illettré, une telle perspective fonce dans le mur. Comme si on me disait : tiens, voici du Nutella, de la moutarde et pas de pain, prépare-nous un bon sandwich avec les trois. Quelqu’un veut essayer ?

Je propose finalement de raconter collectivement une histoire d’évasion sur une île déserte, au cours de laquelle les jeunes aventuriers devront se familiariser avec la nature, et remettre en état et cultiver un ancien jardin pour survivre… La construction narrative fournirait un cadre collectif pour impliquer les jeunes, on pourrait exploiter leur préférence pour l’oral en guidant leur invention d’une histoire imaginaire. Cette proposition de compromis une fois acceptée, elle devient le contenu de l’atelier pour les séances suivantes.

Séance 4. La mise en œuvre démarre mal. 4 participants sont prévus. 3 viennent en tout, mais 1 seul fait la séance complète : 1 autre part à mi-séance pour le parloir, 1 autre est en sport et nous rejoint en cours de séance. On lance l’histoire du jardin sur l’île déserte, qui d’office s’annonce pénible, difficile, saccadée : les jeunes, en effet, montrent peu d’enthousiasme pour le projet – la participation à l’atelier leur sert de récréation sans qu’ils veuillent s’y impliquer vraiment – et leur imagination s’avère effectivement pauvre, mal appuyée sur un savoir très lacunaire. Le résultat – une suite de phrases simples, courtes – tient sur une page A4 recto-verso. De retour chez moi, je la transcris dans un fichier numérique que je commente longuement en faisant des propositions d’écriture visant à améliorer le texte stylistiquement et narrativement. J’envoie le fichier à l’éducatrice, qui le fait parvenir aux jeunes. Voici le contenu de ce fichier. Le texte en italiques présente la rédaction de l’histoire co-écrite par deux des jeunes, et le texte en gras mes propositions de réécriture (qui tomberont dans le vide).

Un complice nous attend.

A 19h, un complice vient déposer les motos très près de l’EPM, hors de portée des caméras. On marche jusqu’aux motos.

Ok, il faudrait réécrire ces premières phrases pour que ça sonne comme un début d’histoire, qu’on ait l’impression que ça démarre. Rendre ça un peu plus vivant, un peu plus inspiré. On devrait rentrer dans l’action un peu plus progressivement. Il faudrait peut-être commencer le texte par un rappel de la situation d’ensemble : le lieu (l’EPM), le contexte (des jeunes détenus décidés à s’évader, qui ont un plan). Après ce rappel, on peut commencer à raconter l’action, le déroulement de l’évasion.

20h. On roule jusqu’aux calanques de Morgiou où on vole un zodiac.

Liste des affaires dans le zodiac : herbe, sacs de couchage, nourriture, gros bidons d’eau, couteaux, casseroles, allumettes, cordages, filets de pêche, lampes de poche.

On pourrait s’amuser à parler un peu du trajet en moto, essayer de rendre un peu les sensations ou les émotions d’un voyage à moto à travers la ville vers un bateau pour s’évader ? C’est le genre de détails qui font la saveur d’une histoire : les sensations, le vécu.

Au sujet de la liste : présentée comme ça, cette liste apparait très sèchement dans le texte, elle n’est intégrée à aucune action, elle sonne trop fixe. Tu vois le problème ? On avait des phrases construites avec « Sujet Verbe Complément » et tout à coup on a une « liste des affaires » qui apparait là comme par magie. Ça fait bizarre, ça sonne maladroit, tu vois ? Donc il faudrait trouver un moyen de présenter le contenu de cette liste d’une manière un peu plus jolie. A toi de trouver des moyens ! Tu peux songer à détailler la liste en la justifiant point par point, ce qui atténuera le côté trop monotone de cette liste – lire les mots « herbe, sacs de couchage, nourriture » etc. c’est un peu chiant, c’est plat. Si on réécrivait ça comme ça ce serait plus vivant : « On avait tout prévu : de l’herbe parce que (telle ou telle raison), des sacs de couchage de l’armée en plume d’oie irakienne, toutes sortes de nourriture (donner des exemples !!! Le lecteur a besoin de s’intéresser à ce qu’il lit, il n’aime pas les mots trop vagues : nourriture, c’est vague car c’est trop général. Quel genre de nourriture ? Des sacs de 50kg de riz ? Un assortiment de nems de chez le fast-food thaïlandais ? Une salade bio ? Trois kébabs moisis ? Des boîtes de cassoulet ? Vous voyez quand on énumère tout ça, le lecteur peut imaginer chaque chose, s’en rappeler l’aspect et le goût, c’est plus agréable que le pauvre mot « nourriture ».) Alors, tu peux essayer de réécrire cette liste pour l’intégrer à notre histoire ?

On attend la nuit. On se sent bien, fiers de nous, un peu inquiets, stressés, limite paranos, adrénaline, on entend une bagnole de flic qui nous surprend. On se planque dans une crique. La nuit tombe. On va jusqu’au bateau.

Ok, là je pense qu’on a une bonne occasion de faire un paragraphe un peu plus long.

L’histoire connait un moment de pause là. L’action s’arrête, puisqu’on ne fait plus rien qu’attendre la nuit. Mais on voit que depuis notre première scène, la situation a bien évolué : on est passés de l’attente de la pause promenade à la prison juste avant l’évasion, à l’attente de la nuit près du bateau au cours de l’évasion. On a fait un grand pas en avant.

Déjà on pourrait expliquer au lecteur pourquoi on attend la nuit. Hein, pourquoi est-ce que nous, jeunes évadés de Marseille, nous sommes là à attendre la nuit pour partir en zodiac et prendre le large par la mer ?

Je pense que si on était vraiment dans cette situation, on ressentirait pas mal de choses, y compris des choses contradictoires. Comme on est 5 ou 6 évadés, chacun a ses émotions, ses pensées, entre le moment où ils arrivent au zodiac stationné dans une crique, et le moment où, la nuit étant tombée, ils peuvent enfin embarquer sans trop être vus, et s’éloigner vers la mer pour se mettre en sécurité. Ils pensent, ressentent, discutent ou se taisent. On peut raconter ça un peu plus. Essaye !

La mer est assez agitée, le vent souffle fort, on flippe un peu, on se demande si il ne va pas y avoir un orage. C’est super facile, dit Abdel qui n’a jamais conduit un bateau. On le démarre et on part en biais par rapport aux vagues. Le trajet est très long.

Ce serait bien d’écrire ça avec un peu plus de style, de pêche. Dans ce paragraphe il y a beaucoup de ON + VERBE : on flippe, on se demande, on démarre, on part. Tous ces ON + VERBE, c’est lassant. Il faudrait reformuler, dire en gros la même chose mais d’une autre manière.

Après 4h de trajet au milieu de la nuit, on finit par arriver sur notre fameuse île déserte. Elle se divise en trois parties – montagne, forêt, prairie) avec une jolie petite plage (ça fait plaisir).

Débarquement. 3h du mat. On est épuisés mais la tension redescend.

Ok, le début de description de l’île, c’est bien pour nous en tant que scénaristes pour savoir à l’avance à quoi ressemble cette île. Mais en tant que personnages, quand nous arrivons à l’ile en pleine nuit, sans guide, sans carte, sans éclairage sur l’île, nous ne pouvons pas savoir comment elle est faite. On ne le saura que quand nous l’explorerons. Il faut donc que nous évitions pour l’instant de donner cette information à propos de comment l’île est faite.

A part ça, il y a une autre information importante ici : « on finit par arriver sur notre fameuse île déserte ». ça dit au lecteur : « Tiens, regarde, il y a une île déserte  », fait qu’on ne connaissait pas avant.  Du coup le lecteur peut se poser des questions :

– Est-ce que les évadés savaient précisément où ils allaient ? Et dans ce cas, comment ont-ils réussi à trouver le bon endroit si facilement alors qu’ils ne savent pas forcément conduire en mer, ni utiliser les instruments de navigation ?

– Ou, est-ce qu’ils ne savaient pas où ils allaient, et dans ce cas, les évadés sont tombés par hasard sur une île déserte ?

 Il y a deux scénarios très différents là, il faut en choisir un seul. Soit on savait où on allait, soit on ne savait pas. Alors ? Tu décides quoi ? Une fois que c’est décidé, on peut ajouter des détails qui feront comprendre au lecteur que les évadés savaient où ils allaient, ou qu’ils ne le savaient pas.

Donc, après avoir choisi une option – on connaissait l’île, ou bien on y arrive par hasard – il faut réécrire légèrement cette partie n°5 du texte. Tu peux essayer ?

On a pris le zodiac pour aller chercher un abri car la plage nous semble trop exposée au vent et à la tempête.

Nous longeons la côte à la recherche d’un endroit abrité.

Au loin on distingue une grotte qui nous semble l’idéal. Nous rentrons dans la grotte, subitement un ours se jette sur nous et Malcom sort la machette avec sang-froid et le tranche, puis l’ours meurt.

C’est marrant cette idée d’attaque d’ours. Ça vaudrait le coup de la développer un peu. Y’a en gros trois temps : 1/ Les évadés qui entrent dans la grotte sans penser qu’il peut y avoir un danger, 2/ L’apparition de l’ours, son attaque (on l’a vu venir ou pas ? c’est soudain et fulgurant, ou bien l’ours grogne d’abord, puis il s’approche dangereusement, reste un instant à distance puis nous fonce dessus ?), 3/ Le combat contre l’ours, et la victoire. Voilà, ça nous fait un plan pour mieux raconter cette scène. Tu peux proposer une rédaction de cette scène ?

On sort les sacs de couchage on va profond dans la grotte. Abdel gamberge en s’allongeant dans le lit. Malcom allume un feu de camp pour se réchauffer car il fait très froid. Malcom propose à Abdel une côte d’ours à peu près énorme et saignante et appétissante. Abdel mord dedans la côte délicieuse. Il termine, Abdel s’allonge et plonge dans un profond sommeil.

Ok c’est logique de finir là-dessus, on est à la fin de la première journée, tout s’est bien passé, donc le texte se calme progressivement. Il n’y a plus d’action importante, c’est la fin de l’évasion, un temps de repos.

Mais demain, commence le début de la vie sur l’île sauvage. Dès demain, il y a de nouveaux problèmes et de nouvelles perspectives. 6 évadés, seuls sur une île inconnue.

La prochaine séance, on la passera à explorer cette île et à nous la rendre vivable, car nous sommes là pour y rester un moment, le temps qu’il faudra pour que le monde d’où nous venons oublie de nous pourchasser.

Donc la prochaine séance peut-être tu arriveras avec quelques idées là-dessus : que va-t-il se passer dans notre deuxième épisode ?? Que feront les jeunes sur l’île sauvage ?

A partir de cette séance, de facto le temps s’est réduit de deux séances de 2h à une seule séance de 3h, de 14h à 17h. Concrètement cela signifie que les jeunes arrivent plutôt vers 14h15 voire 14h30 – le temps de trouver un surveillant pour raccompagner le jeune depuis sa cellule – et repartent vers 17h. C’est à cause de ces raccourcissements que j’ai essayé de regagner du temps en proposant des exercices d’écriture entre les séances, tentative qui s’avérera vaine.

Je ne suis pas enchanté du déroulement de cette séance : d’une part la désorganisation pratique n’aide pas à se concentrer (pour chaque nouvel arrivant, je dois refaire un topo d’où on en est, résumer l’histoire ou la faire relire, réexpliquer ce qu’on est en train de faire), et d’autre part l’attitude peu engagée des jeunes – qui se montrent moyennement volontaires et de toute façon peu capables d’imagination et rédacteurs basiques – n’arrange rien à l’affaire. Dans les faits, mon intuition se confirme : le thème de la nature, même abordé via celui de l’évasion sur une île déserte, ne les inspire pas du tout ; j’ai beau leur ouvrir de multiples pistes, ils n’accrochent guère. Imaginer avant d’écrire s’avère difficile car ce public connait très peu de choses. M. par exemple a eu l’air tout étonné quand j’ai affirmé qu’on utilisait abondamment des pierres comme outils pendant la préhistoire…. Surpris par sa surprise, je lui ai demandé d’après lui quel âge avait l’humanité ? Il a répondu au pif : « j’sais pas moi, 1000 ans ? » Dans leurs bavardages spontanés, ils ont envie de parler de drogue, de prison, de sexe, de leur vie, de sport, de Marseille, de rap. Aucun d’eux n’a spontanément envie de parler de jardinage, ni même de concevoir un roman d’aventure. De retour en cellule, ils ont la télé qui les passionne autrement plus.

Séance 5. L’éducatrice absente est remplacée par un collègue. Je vois 3 jeunes en tout, même jeu que la séance précédente : l’un arrive en cours de séance, un autre la quitte au milieu. Ce ne sont pas tout à fait les mêmes jeunes : un de la séance 4 est sorti de l’EPM, et un autre de la séance 5 est un nouveau venu… ce qui fait qu’à nouveau je dois tout réexpliquer et résumer. Aucun participant ne m’a ramené l’exercice d’écriture que je leur avais fait envoyer. On produit péniblement une page et demi peu inventive en 3h. Au niveau du récit, on n’a encore raconté que très peu de choses : on s’est rapidement évadés de prison et on est arrivés en catastrophe sur une île qu’on va seulement se mettre à explorer. Au niveau artistique, on reste au point mort : les niveaux plus élémentaires n’étant pas assurés, on n’en arrive pas aux niveaux plus sophistiqués de la création, ce qui rend l’exercice plutôt inintéressant de mon côté : je me sens qualifié en tant qu’auteur, styliste et spécialiste des techniques narratives, mais je ne suis pas formé pour assurer une formation du niveau de l’école primaire dont certains auraient bien besoin.

Séance 6. 4 participants sont prévus, mais seulement 2 viennent, toujours en découpé : de 14h30 à 15h30, j’en ai un seul, F., qui travaille bien, est très sympa, écrit sans fautes d’orthographe, utilise volontiers les figures de style, reste concentré plus que les autres sans perdre son humour. Il me dit qu’il a fait l’exercice demandé mais ne l’a pas encore ramené. Puis M. nous rejoint, revenant du parloir. Les deux sont des habitués de l’atelier (3è séance pour F., 2è pour M.), mais cette fois-ci M. est très dissipé pendant toute la séance, alors que dans la séance 4 il avait pas mal contribué. Au final, on a pris une page de notes pour développer la suite de notre histoire. Je pensais que ça ne prendrait que moitié de la séance et qu’on irait jusqu’à la rédaction mais mes deux jeunes n’étaient pas d’humeur, il faisait chaud dans le jardin, ils n’accrochaient pas, parlaient sans cesse d’autre chose (la coupe du monde de foot, la tentative de suicide d’un détenu, les émissions de télé du moment…)

Je fais un bilan : à ce stade, l’atelier est un échec patent, au point que j’ai presque envie de démissionner ; sur 6 dates, on a réellement fait 3 séances rabotées, on a produit 3 pages et demi d’un texte digne d’un collégien passable, et on a toujours du mal à entrer dans le vif du sujet : l’histoire collective ne décolle pas, les jeunes ne s’y projettent pas, et la précarité des conditions pratiques me rend sceptique sur la suite. Je ne sais jamais, d’une séance à l’autre, qui va venir, quand, de quelle humeur, ni même si la séance aura lieu.

J’avais essayé d’envoyer une lettre aux détenus bénévoles, l’idée étant d’établir leur contact entre moi l’écrivain et eux dans la solitude de leur cellule ; je leur proposais simplement de correspondre et d’échanger comme ils voudraient. J’en ai parlé plusieurs fois aux éducs et aux jeunes, mais rien ne m’est revenu. Comme tout avait tendance à échouer quoi que je tente, j’ai peu à peu perdu tout enthousiasme et je me suis résigné à terminer le projet dans une frustration profonde.

Séance 7. On continue d’essayer de concevoir l’histoire du jardin sur l’île déserte, mais les 3 jeunes sont dissipés. Un problème récurrent des séances a été que les jeunes m’arrivaient à chaque fois très avides de se parler de tout et n’importe quoi. Enfermés dans leurs cellules ils ne parlent pas pendant des heures. Pas de doute que s’ils avaient le droit d’avoir une vie sociale plus normale, ils arriveraient plus disposés à se concentrer sur une activité.

On travaille à réécrire l’exploration de l’île commencée lors de la séance 5. Mais cet exercice d’imagination pourtant simple traîne en longueur et donne lieu à une phase de rédaction poussive.

Séance 8. Tous convaincus qu’on ne fera pas aboutir l’histoire avant la fin du cycle, je suggère à Sonia qu’on accepte l’échec de cette phase du projet et qu’on revienne plus ou moins à mon programme initial, même s’il est beaucoup trop tard pour cela ; on décide de faire porter la séance sur l’expérience de la prison : où on discute de leurs fautes, de leurs conditions de détention, de leurs idées concernant la justice et la sanction. Suite à cela pour récapituler par écrit j’envoie à Sonia un questionnaire Prison à transmettre aux jeunes, questionnaire qui ne me reviendra que séance 10 (document cité dans l’essai qui va suivre).

Séance 9. Annulée le matin même par l’officier de service de l’EPM « en raison d’un effectif réduit du personnel pénitentiaire. » Quelques semaines plus tôt, une partie du personnel carcéral français était en grève nationale pour protester contre leurs conditions de travail dégradées.

Séance 10. Dernière séance, une fois de plus chaotique.

Dans le sas en arrivant, le surveillant en charge du contrôle révèle au passage qu’il a travaillé 230h le mois dernier – je calcule rapidement que ça fait dans les 11h par jour 5 jours par semaine en moyenne. Sonia m’explique que l’été l’EPM est en sous-effectif du fait des nombreux départs en vacances.

Ensuite, il s’avère que la liste des participants n’est pas la bonne, suite à une erreur : on a prévu de m’amener les jeunes de l’atelier « mozaique »… (je cite la double faute d’orthographe telle quelle, et cette fois elle ne vient pas d’un jeune dyslexique mais d’un membre du personnel…) On perd donc 20 minutes à régler ce problème : il faut que la liste soit refaite et validée par un officier, or il n’y a personne de service, il faut donc appeler un officier et lui faire valider la liste oralement par téléphone, tout ça pour obtenir la participation… des 3 jeunes habituels.

L’atelier commence enfin – d’abord avec deux jeunes, car le troisième est au parloir. Je demande s’ils m’ont ramené leurs réponses au questionnaire sur la prison. Il va s’avérer que 2 sur 3 ont répondu d’un mot ou d’une phrase courte, quatre fois moins de texte que mes questions, et que tous les 3 ont zappé la moitié des questions. Le questionnaire ne leur a été transmis que la veille.

Sur cette séance-ci, les jeunes peinent à répondre à la liste de questions toutes simples que je leur pose : qui est-tu ? comment se compose ta famille ? où as-tu grandi ? comment s’est passée ta scolarité, etc. M. rechigne souvent à répondre, trouvant mes questions trop proches d’un interrogatoire de police (en réalité, ayant honte de certaines informations qu’il pourrait avoir à révéler devant les autres ? Je ne sais pas.) A partir de 16h leur attention décline et il devient très difficile de les empêcher de bavarder à tout propos, ils parlent les uns sur les autres et se dispersent en permanence. Au total ils ont rédigé les textes suivants, que je transcris mot pour mot, lettre pour lettre :

« Je m’appelle F., j’ai 17 ans. Je pense être quelqu’un d’assez sociable. Je suis passionné par la musculation. Je viens d’un milieu plutôt calme et équilibré, ni délinquant ni bourgeois.

Ma mère vient du Nord de la France, elle a eu une vie extrêmement difficile. Elle a travaillé dans le domaine de la comptabilité jusqu’à avoir un cancer du sein, elle est en arrêt de travail depuis 2 ans. Je ne connais presque pas mon père. Je n’ai aucune famille car ils sont presque tous décédés, j’ai toujours vécu uniquement avec ma mère.

Je n’ai jamais déménagé, j’ai toujours vécu dans un bas de villa (65m2) à la Seyne-sur-mer à 800 m de la plage… j’ai une toute petite chambre. Il n’y a pas de jeunes aux alentours de chez moi. Il n’y a rien à faire à la Seyne-sur-mer, je vais toujours à Toulon pour m’amuser.

Scolarité : en primaire j’avais de bonnes notes, au collège j’avais des notes pourries et je foutais le bordel. J’ai toujours été perdu au niveau de l’orientation : au lycée j’ai fait plusieurs bac pro différents qui m’ont déplu exemple : maintenance industrielle, optique lunetterie, et électrotech. Depuis j’ai trouvé ma voie et je veux devenir coach sportif.

Mes amis sont toujours présents pour moi, que je sois en prison ou dehors. La prison m’a éloigné (géographiquement) de mes amis.

Plus tard, j’ai l’intention de fonder ma famille et de ne pas abandonner mes enfants. »

 

« Je m’appel M. j’ai 17 ans, je suis quellqu’un de scociable. Mes parents travaille mon père et maçon et ma mère et auxilliere de vie au prêt de personne âge.

J’ai grandi dans le 13014.

Mes parents sont séparé.

Je vis dans une maison de 80 metre carée.

Il n’y a pas d’ambiance la ou je vie.

Avant de rentrée en prison je fesai la fête je sortai je m’amusé.

Jeté bon a l’ecole de la primère en 4ème.

Mon projet profesionnelle et de travaille dans la maçonnerie pour avoir ma boîte.

Mes amis ces ma Famille. »

 

« Je m’appelle N, j’ai 16 ans. Je suis un humain, je suis un détenu et un Footballeur.

Je viens d’un milieu noRmale pas tRop Riche et pas tRop pauvRe.

Mes paRents sont noRmale, ma mère est cuisinièRe et mon pèRe agent de sécuRité.

Mon pèRe et ma mere s’entende bien il joue au foot defois.

Ma famille est nombReuse (frèRe, sœuR, oncle, tante, grand meRe, grand pèRe, cousin, cousine).

J’ai de la famille un peu paRtout à Marseille et en France. J’allais en vacances en famille mais on était tRop donc on s’amusait pas trop

J’allais dans des parc d’attraction et dans des pays étrangeR (AngleteRRe, Espagne).

J’ai déménagé 1 fois de la Savine par rapport à l’école pour habité au caillols

J’ai déménagé à 12 ans. J’habite dans un appaRtement au 3ème étage. Il est adapté au nombRe de peRsonne qu’il y a.

Il ya rien a Faire je Reste pas labas car sa Ren fou il y a un stade de Foot et un club de tennis y’a peu d’activité a faiRe sauf une soRte de commeRce ou je vais l’hiveR.

Seconde tout ces mal passer auparavant j’y allais mais je faisait nimporte quoi mais cette année j’y allais pas.

J’avais de bonnes note en 6eme et j’ai commencé à faire des conneries. J’ai eu 268 heures d’absences j’ai fait que 3 semaine labas.

Je vais faire un CAP en alternances en electricité dans les ascenseurs.

Je n’ai pas d’ami ces des faux collègues

Quand tes en prison ils t’oublient »

Après l’atelier on discute Sonia et moi. On reparle de son idée de recueil de textes sur le jardin, même si elle ne sait pas trop quoi me dire quand je lui demande ce que j’aurais pu faire sur ce thème étant donnée la nature de ce public récalcitrant à l’écriture, même sur des questions très concrètes et personnelles ne requérant ni imagination ni savoir.

Bref, entre désorganisation pratique, flou entre autorités, désinvolture des jeunes, découragement grandissant de ma part, l’atelier finit comme il a commencé : cahin-caha, dans le flou.

Au final, nous n’avons pas rédigé grand-chose, puisque la plupart des séances ont été raccourcies, puisque très peu de jeunes ont participé, et puisque très peu des propositions d’écriture que j’ai envoyées entre les séances m’ont été rapportées.

En parallèle de l’atelier, je me suis mis à écrire dans mon temps libre une sorte d’essai autour de cette situation des jeunes en prison, à propos de la société à laquelle ils appartiennent et qui les emprisonne, à propos de leurs fautes et de leur avenir, à propos de l’expérience carcérale et de ce qu’on pourrait imaginer à la place. Voici cet essai.

II. Jeunesse délinquante, société immorale

Dès le début du projet je suis frappé par l’ironie de la situation : en effet, tous les jours je lis la presse, et tous les jours j’assiste donc au procès d’une société qui déraille de tous les côtés : crise écologique, crise de la dette des Etats, crise politique, crise économique, financière, monétaire… Pendant que son économie stagne, que ses finances publiques restent dans le rouge, que son environnement se dégrade, sa classe politique va de fiasco en fiasco au point que l’abstention et l’extrême-droite xénophobe sont devenus les premiers partis de France. C’est cette société et cette classe politique – du haut de leur expertise en matière de moralité ? – qui ont écrit des lois dont l’application aboutit à la création de prisons pour mineurs telles que l’EPM, et qui m’y envoient enseigner l’écriture…

En théorie, l’Etat français, au nom de la société et « pour son bien », arrête, juge et punit d’emprisonnement des adolescents qui ont commis des délits aggravés et des crimes. En réalité l’hôpital se moque de toute façon un peu de la charité car la France, son Etat et une partie de ses citoyens sont eux-mêmes, et plutôt dix fois qu’une, en situation de délinquance ou de criminalité. Sans trop rentrer dans les détails mais en brossant un bref panorama :

  • Condamné des centaines de fois par la Cour Européenne des Droits de l’Homme de Bruxelles, notamment en matière de justice pénale, l’Etat français est lui-même un délinquant endurci : entre 1998 et 2008, le soi-disant « pays des droits de l’homme » se voyait infliger presque 500 condamnations – dix fois plus que l’Allemagne. Alors, qui est le roi de la récidive, en France ? Certaines crapules malfaisantes de 15 ans, ou l’Etat lui-même, jugé coupable d’une infraction par semaine à ses propres droits fondamentaux ?
  • Geôlier plutôt que détenu pour ses nombreux délits, l’Etat français s’est trouvé de nombreuses fois pris en faute quant à l’état de ses prisons, bien connues pour dégrader la santé physique et psychique des prisonniers (agressions, viols, suicides, dépendances), et les priver de droits. On a parlé, dans les décennies 1990 et 2000, de taux de remplissage des prisons allant jusqu’à plus de 200%, de 7 détenus enfermés dans une seule cellule de 17m2, d’individus en attente de jugement passant 4 ou 5 ans en maison d’arrêt avant de se voir finalement acquittés… Le Sénat, la Cour Européenne des Droits de l’Homme, l’Observatoire des prisons, ont multiplié les rapports accablants sur les lamentables geôles de France. Drôle de justice pénale, qui finit elle-même de nombreuses fois condamnée par les instances de niveau supérieur.
  • A plusieurs reprises ces dernières années, l’Etat français s’est trouvé pris à trahir ouvertement le peuple français en ratifiant le Traité de Lisbonne que les Français avaient refusé par référendum, et à bafouer ses engagements internationaux en dépassant les 3% de déficit public autorisé fixés par le Traité de Maastricht : deux exemples entre autres qui montrent que l’Etat, garant du respect des lois, s’autorise lui-même à mentir et tricher sans scrupules et en toute impunité. Un bien bel exemple pour la jeunesse et les citoyens.
  • La classe politique dans son ensemble est touchée depuis des décennies par des kyrielles d’affaires en tous genres. Loin d’avoir fait régner la justice et l’exemplarité, de nombreux représentants de cette droite hargneuse au pouvoir entre 2002 et 2012, acharnée à dénoncer le crime, à « nettoyer les cités au kärcher », à traquer les sans-papiers et les Roms, à plaider la « tolérance zéro », de nombreux membres de ce parti UMP qui a bâti son succès sur le thème sécuritaire et qui est le théoricien commanditaire des EPM, se retrouvent mis en examen ou condamnés dans un nombre ahurissant d’affaires politico-judiciaires impliquant les plus hautes autorités de l’Etat. On peut citer notamment nos ex-Présidents Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, et nombre des proches de ce dernier (en vrac : Patrick Gaubert, Patrick Balkany, Nicolas Bazire, Claude Guéant (secrétaire de l’Elysée, Ministre), Eric Woerth (Ministre), Brice Hortefeux (Ministre), Jean-François Copé (Président de l’UMP), François Pérol, Patrick Buisso, Thierry Herzog, Guillaume Lambert, Jérôme Lavrilleux, Bernard Squarcini, Frédéric Péchenard, Christian Flaesch, Philippe Courroye, Gilbert Azibert, etc.),à qui on reproche, pêle-mêle encore, détournement de fonds, abus de confiance et prise illégale d’intérêts, injure raciste, corruption, abus de bien social, recel de secret de l’instruction, infraction au secret professionnel, infraction au secret des sources des journalistes, financement illégal de campagne électorale, fraude électorale (cf. les élections internes de l’UMP, les deux camps Fillon et Copé s’accusant mutuellement de nombreuses tricheries), escroquerie en bande organisée, faux et usage de faux, écoutes illégales, fraude aux marchés publics, fausses factures … Quelques personnalités de gauche ajoutent le viol (DSK), la fraude fiscale et le parjure (le Ministre du Budget Jérôme Cahuzac, chargé de la fraude et fraudeur lui-même, le secrétaire d’Etat Thomas Thévenoud, ex-membre de la Commission parlementaire chargée de l’affaire Cahuzac, et… fraudeur lui aussi, comme sa femme, ex-chef de cabinet du Président du Sénat…), le conflit d’intérêt (Aquilino Morelle) et l’abus de bien social (de nombreux élus qui, avec un cynisme confondant, et alors que la crise du logement s’éternise, usurpent depuis des années des logements HLM normalement réservés à de moins privilégiés qu’eux) à la longue liste des délits et crimes commis par des responsables politiques ces dernières années. De quoi ont l’air les EPM maintenant qu’on sait qu’ils ont été conçus pour servir les visées électoralistes d’une bande de politiciens plus habiles à cacher leurs agissements louches sous une cagoule de vertu qu’à diriger le pays dans le sens de l’intérêt général et dans le respect des lois ?
  • Or ces politiciens, ce sont les citoyens qui les portent au pouvoir : que vaut un corps électoral qui vote plusieurs fois majoritairement pour des politiciens-voyous ? Comment se fait-il que, parmi tous les gens honnêtes et vertueux, n’accèdent au pouvoir que des Chirac et des Sarkozy ? Que vaut une démocratie qui menace aujourd’hui de voter à plus de 30% pour un parti, le FN, ouvertement xénophobe et maintes fois condamné pour ses prises de position racistes et antisémites, en infraction flagrante aux lois qui punissent la discrimination raciale et en trahison flagrante des valeurs de fraternité et d’égalité ? Que vaut une République « une et indivisible » où quasiment un tiers des électeurs – l’extrême-droite et une partie de l’UMP, courant « Droite Forte », Sarkozy/Estrosi/Ciotti/Hortefeux/Copé… – vote contre un autre tiers des électeurs – les descendants d’immigrés, puisque c’est le cas d’un Français sur trois, attaquant ainsi frontalement la paix sociale ?
  • S’il s’agit de condamner le vol et la prédation économique, force est de constater que les contribuables français ne montrent pas l’exemple et ne brillent pas par leur civisme. La fraude fiscale des Français notamment les plus riches implique des centaines de milliers de citoyens, en réalité trois fois plus que toute la population carcérale adulte, et représente des sommes colossales, largement plus que tout ce que les pauvres ont pu voler. Ainsi, ce sont les élites de ce pays enfiévré d’obsession sécuritaire, au bord de verser dans un néo-fascisme dangereux, qui sont de loin les plus délinquantes, et qui en toute impunité, depuis des décennies, volent des milliards à la société française. En 2002 lors de la loi Perben II ou en 2007 lors de la création des EPM sous la présidence Sarkozy, l’urgence était-elle vraiment de créer des prisons pour mineurs délinquants et un bouclier fiscal pour les riches, plutôt que de payer des contrôleurs fiscaux pour ramener dans le droit chemin ces fraudeurs millionnaires qui saignent l’égalité ? A l’évidence, il était une fois de plus politiquement plus rémunérateur de taper sur les faibles en caressant les forts dans le sens du poil. Les mêmes qui voulaient « nettoyer les cités au kärcher » auraient aussi bien fait de balayer devant leur porte.
  • Dans le même registre, on constate que nos entreprises non plus ne font pas preuve d’une bien grande moralité, nombreuses qu’elles sont à frauder l’impôt, à frelater les marchandises (cf. les nombreux scandales de l’agro-alimentaire, les vaches nourries de farine de vache, le cheval vendu comme bœuf, le jus d’orange sans oranges, les cigarettes light encore plus addictives, les médicaments « anti-dépresseurs » qui provoquent le suicide, etc. etc.), à tricher avec les normes françaises et européennes, à délocaliser leur production dans des pays pauvres pour échapper au droit du travail français, bref, à agir avec un parfait cynisme et sans civisme aucun, à l’image de n’importe quel petit voleur.
  • S’il s’agit de condamner le meurtre et la violence, il se trouve malheureusement que la société française – qui si on la rapportait à la population mondiale consommerait à elle seule 3 planètes par an – est actuellement co-responsable d’un écocide national, européen, mondial, un meurtre de masse contre la nature, et qu’elle n’a pas fait grand-chose pour l’instant pour cesser d’y contribuer. Ce n’était pas un crime tant qu’on ne savait pas, mais ça l’est devenu depuis qu’il est prouvé que nous sommes à l’origine du réchauffement climatique et d’une vague sans précédent d’extinction d’espèces et de catastrophes naturelles qui vont faire des victimes humaines par centaines de millions. Là aussi, où sont les prisons pour écocide (il en faudrait beaucoup), où sont les campagnes médiatiques de dénonciation des responsables, où en est l’exploitation politique, à l’image de ce qu’on a vu et entendu à propos de la jeunesse délinquante des quartiers pauvres ?où sont les lois répressives contre les millions de citoyens écocidaires ?

Bref, les élites, les autorités et même le citoyen moyen donnent un spectacle d’une immoralité si ahurissante qu’on finit par trouver quelque peu douteux leur acharnement à punir.

Face à ce déferlement d’illégalité au plus haut niveau politique et économique, qui oserait demander l’exemplarité à des gamins de 16 ans ? Quand les riches et les puissants mentent, trichent et volent comme ils respirent, faut-il vraiment s’étonner que la jeunesse suive la même pente ? Quelle légitimité a-t-on à faire respecter à des mineurs défavorisés une loi qu’on ne respecte pas soi-même, alors qu’on est adulte, aisé voire millionnaire, responsable voire dirigeant élu, investi d’une mission de service public ? De quel droit faudrait-il respecter scrupuleusement un ordre social injuste qui s’abstient de châtier ceux qui font le plus de mal tout en s’acharnant sur quelques centaines de gamins difficiles ?

Si la jeunesse suit l’exemple de ses aînés, et imite les agissements des plus hautes autorités de l’Etat – le Président de la République, les Ministres, les députés, les chefs des grands partis destinés à occuper les plus hautes fonctions au gouvernement – il apparaitrait presque normal que cette jeunesse soit délinquante, car l’Etat, la classe politique et le capitalisme de pur profit leur montrent la voie. Le crime paie. Tous les coups sont permis. Le mensonge et l’hypocrisie sont des armes efficaces. La vertu – dire la vérité, payer ses dettes sans en contracter d’autres, tenir sa parole, gagner sa vie honnêtement, s’abstenir de tricher, partager ce qu’on a, respecter autrui et la nature – la vertu ne sert à rien.

Trois jeunes délinquants

Pour autant, les jeunes détenus de l’EPM sont bien là pour quelque chose, ils ont commis des actes très graves.

Lors d’une séance très intéressante de l’atelier d’écriture, je demande aux trois participants F., N. et M. les motifs de leur incarcération. Ils racontent les histoires suivantes.

  1. et sa petite amie se promenaient en ville. Un individu se jette sur la petite amie de F pour lui voler son sac à main. F. voit rouge et réagit en cognant l’individu de toute la force dont il est capable : il le jette au sol et le roue de coups. « J’ai pété les plombs ». L’individu n’est pas sorti du coma depuis. Depuis le début des séances, .F est le gamin le plus sympa de tous : gentil, avenant même, doux, respectueux, à l’écoute, apte au dialogue, capable et même intéressé par l’écriture. Il sera jugé pour tentative de meurtre.
  2. a été incarcéré pour deux affaires différentes. On lui reproche d’abord d’avoir été partie prenante de trafic de drogue – il ne s’en cache d’ailleurs pas, il était « charbonnier » (= vendeur, de cannabis surtout) comme pas mal de gamins de cités de son âge, 16 ans, et se faisait plusieurs centaines d’euros par jour. Dans une seconde affaire, il a tenté, avec deux complices, de voler le scooter d’un autre jeune. Une de ses amies l’avait prévenu qu’elle allait recevoir la visite de ce jeune qui avait un beau scooter, et cette amie a conseillé à N. de s’en emparer. Au moment des faits, le jeune attaqué a tenté de résister. Les trois assaillants l’ont mis à terre, abondamment frappé, y compris à coups de casque en plein visage – la victime a perdu 6 dents. En atelier, N. est plutôt timide, souvent les yeux baissés. Il me vouvoie même après que je l’aie invité à me tutoyer (signe d’une difficulté à faire confiance ?) Il fait preuve d’un respect étonnant si on le compare à la violence primaire dont il s’est montré capable.
  3. est lié à deux affaires, trafic de cannabis d’un côté et une autre dont il ne souhaite pas parler.

Ces histoires mettent en scène les mêmes ingrédients : des prédations économiques visant des biens de consommation courante – voleur de sac à main, voleur de scooter, trafiquant de drogue –, des agressions physiques sauvages. Leurs auteurs, très dissemblables, partagent pourtant des points communs flagrants : tous trois sont en échec scolaire, comme ils le disaient dans leurs biographies de la séance 10 :

  1. : « Scolarité : en primaire j’avais de bonnes notes, au collège j’avais des notes pourries et je foutais le bordel. J’ai toujours été perdu au niveau de l’orientation : au lycée j’ai fait plusieurs bac pro différents qui m’ont déplu exemple : maintenance industrielle, optique lunetterie, et électrotech. Depuis j’ai trouvé ma voie et je veux devenir coach sportif. »
  2. : « Jeté bon a l’ecole de la primère en 4ème. Mon projet profesionnelle et de travaille dans la maçonnerie pour avoir ma boîte. »
  3. : « Seconde tout ces mal passer auparavant j’y allais mais je faisait nimporte quoi mais cette année j’y allais pas. J’avais de bonnes note en 6eme et j’ai commencé à faire des conneries. J’ai eu 268 heures d’absences j’ai fait que 3 semaine labas. Je vais faire un CAP en alternances en electricité dans les ascenseurs. »

Et tous trois viennent de quartiers où ils ne trouvent rien de bon à faire, où la société ne leur propose rien de positif, où ils végètent humainement dans la solitude et l’ennui :

«  j’ai toujours vécu dans un bas de villa (65m2) à la Seyne-sur-mer à 800 m de la plage… j’ai une toute petite chambre. Il n’y a pas de jeunes aux alentours de chez moi. Il n’y a rien à faire à la Seyne-sur-mer, je vais toujours à Toulon pour m’amuser. »

« J’ai grandi dans le 13014. Il n’y a pas d’ambiance la ou je vie. Mes amis ces ma Famille. »

« J’ai déménagé 1 fois de la Savine par rapport à l’école pour habité au caillols. Il ya rien a Faire je Reste pas labas car sa Ren fou il y a un stade de Foot et un club de tennis y’a peu d’activité a faiRe sauf une soRte de commeRce ou je vais l’hiveR. Je n’ai pas d’ami ces des faux collègues »

Curieux n’est-ce pas ? Ils vivent dans la deuxième plus grande ville de France, ou alentour, et s’y épanouissent autant que dans un désert humain.  Où sont les piscines, par exemple ? Face à la mer, il parait qu’un quart de la jeunesse marseillaise ne sait pas nager… Où sont les terrains de jeu ? Où sont les lieux publics réservés à la jeunesse, alors que les rues, les places, donnent uniquement sur des commerces (money money) et des espaces privés ?

A qui la faute ?

Que signifie cette criminalité ? Comment la comprendre ? Il serait facile de prendre cette violence au premier degré, de n’y voir qu’une affaire de responsabilité individuelle, et de faire payer aux jeunes délinquants le prix fort de leurs actes. Seulement je m’interroge : dans notre société, les lois et les mœurs font que les jeunes sont sous la dépendance des adultes jusqu’à leurs 18 ans ; ils ne sont pas eux-mêmes responsables de leurs conditions de vie (bonnes ou mauvaises), de leur éducation (ou de leur manque total d’éducation), de leur famille (ou des carences de leur famille), ni de tous leurs autres paramètres sociaux. A priori, chaque être humain nait dans une société donnée et en prend la forme par acculturation. Certaines sociétés produisent des chamanes, des sorcières, des possédés, d’autres produisent des chasseurs, des paysans, des moines, d’autres encore produisent des fanatiques politiques ou religieux. Notre société produit une immense variété d’êtres et de comportements, parmi lesquels des ingénieurs, des sportifs, des artistes, des politiciens véreux et des jeunes délinquants.

Qui faut-il donc incriminer quand une société a produit des jeunes délinquants ? Les jeunes eux-mêmes ? La société qui les a produits ?

Sans aucunement excuser les horreurs dont certains jeunes se sont rendus coupables, il y a largement de quoi argumenter en faveur de la seconde thèse plutôt que de la première.

D’une manière très banale on trouve à l’EPM La Valentine une majorité de jeunes garçons issus de l’immigration africaine ou maghrébine qui parfois cumulent les difficultés de tous ordres : familles mal intégrées, précaires, monoparentales, décomposées ou déclassées, cursus scolaires chaotiques, amitiés criminogènes, etc. C’est précisément le genre de population que toute une partie des citoyens français refusent d’intégrer et aiment stigmatiser, notamment dans les électorats UMP et FN (au grand mépris des valeurs nationales d’égalité et de fraternité et tout en se réclamant pourtant d’un certain « patriotisme » qui rappelle plus le régime de Vichy que la Révolution française…) C’est la population que l’Etat français stocke depuis des décennies dans des HLM médiocres, qui hébergent 10 millions de Français, 1 sur 6 – un habitat dont la caractéristique est l’aliénation : ces logements souvent étriqués et de mauvaise qualité, et très laids, n’ouvrent à aucune nature, aucune liberté, aucun espace personnel, aucun lieu extérieur où s’épanouir – on se scandalise de voir des gamins squatter des halls d’immeubles… mais où peuvent-ils aller, sinon ? Bref, quoi d’étonnant à ce qu’une population qu’on rejette culturellement (cf. les campagnes de diffamation anti-musulmanes qui agitent fréquemment les médias, qui font passer les musulmans pour des terroristes en puissance, c’est-à-dire le contraire de l’Islam convivial que pratiquent des millions de gens normaux), économiquement (leur taux de chômage est plus haut, leur niveau de formation plus bas, tout comme leur patrimoine), et urbanistiquement (de facto ils n’accèdent qu’à certaines zones de l’habitat et sont souvent, comme c’est flagrant à Marseille, relégués dans des quartiers défavorisés où l’Etat de droit n’est plus assuré depuis longtemps), produise des jeunes frustrés, violents, écoeurés, hostiles, paumés, livrés à eux-mêmes, prêts à tout ?

En réalité, on récolte ce qu’on sème. Ceux qu’on oublie d’éduquer se retrouvent sauvages. Ceux qu’on méprise deviennent insultants. Ceux qu’on rejette nous rejettent à leur tour et développent une contre-culture criminelle. Ceux que la communauté discrimine prennent la communauté pour cible.

Frauder plus pour gagner plus – ou comment l’incivisme des riches engendre la délinquance des pauvres

Apparemment, notre société n’a « pas les moyens » de fournir aux jeunes un environnement sain et développant. Depuis des décennies au contraire, on a sciemment laissé pourrir les cités, lésiné sur le nombre des profs et des éducateurs, maintenu un système éducatif médiocre et inégalitaire, oublié de financer des installations de loisirs, après quoi on a feint de s’apercevoir qu’on avait fabriqué une jeunesse prédatrice.

Manque-ton vraiment d’argent dans la cinquième puissance mondiale d’après le critère du PIB, au point qu’on ne puisse pas financer l’égalité des chances ? Etonnement oui, pour deux raisons principales qui reviennent au même : d’abord parce que des centaines de milliers de Français richissimes ont dévalisé leur propre pays en s’abstenant de payer l’impôt, et ensuite à cause du gouffre des dettes publiques creusé par le soutien douteux des Etats aux banques privées après la crise de 2008 elle-même causée par une accumulation mondiale de fraudes financières, organisées par des milliers d’agents économiques censément bien légaux mais aux agissements plus que douteux, dont nos banques et nos Conseils régionaux, généraux et municipaux, acheteurs de crédits américains pourris.

En résumé donc : l’Etat n’a plus d’argent pour les pauvres, tout simplement parce que les riches l’ont pillé de diverses manières. C’est ce que je vois quand je regarde l’EPM : le dommage collatéral de la délinquance des classes supérieures sur les classes inférieures. Car évidemment ceux qui fraudent sont ceux qui en ont les moyens, ceux qui occupent les positions de prestige, voire qui gouvernent : avocats, médecins, chefs d’entreprise, comptables, DRH, directeurs commerciaux, banquiers, hommes politiques, personnalités du show-business, du sport et des médias, bref : des privilégiés qui ne manquent de rien… sauf de sens civique.

Dans les années 2000, les médias nous ont servi quotidiennement une soupe sécuritaire bien corsée, dénonçant à l’infini l’ « insécurité », les « incivilités », la délinquance de la jeunesse défavorisée des quartiers pauvres, dont on détaillait les crimes abominables : trafics de drogue, vols avec violence, violences sexuelles, bref, tout ce qu’on retrouve à l’EPM. Les vols avec violence défrayaient la chronique. On leur consacrait des reportages spectacularistes dans lesquelles la caméra voyeuse, cachée, prenait un malin plaisir à prendre la racaille la main dans le sac. A loisir, on suivait des cambrioleurs roumains, des pickpockets de 13 ans capables de dérober un téléphone portable ni vu ni connu, des jeunes fauves de cité qui bondissaient au cou d’une vieille dame pour lui chouraver son collier en or. Ce faisant, on oubliait totalement de s’intéresser au plus grand délit en cours, l’évasion fiscale massive des riches et des entreprises, pourtant incommensurablement plus coûteuse en valeur comme en termes de conséquences sociales.

Car, en valeur, les rapines des barbares pauvres frappent souvent par l’aspect dérisoire de leur enjeux. On agresse pour 20, 100, 500€. Au même moment, en France, on a de la part des plus riches une évasion fiscale massive qui elle, s’élève à un total estimé à… 600 milliards d’euros. Il faut l’écrire en chiffres : 600 000 000 000 € !!!

« Le journaliste [Antoine Peillon, auteur d’un livre intitulé Ces 600 milliards qui manquent à la France, aux éditions du Seuil] a croisé différentes sources pour estimer à 590 milliards d’euros l’ensemble des avoirs français dissimulés dans les paradis fiscaux, dont 220 milliards appartenant aux Français les plus riches (le reste étant le fait d’entreprises). Environ la moitié de ce total (108 milliards) serait dissimulée en Suisse, la dernière décennie voyant fuir environ 2,5 milliards d’avoirs par an. (…) Antoine Peillon lance de nombreuses et graves accusations mais il est sûr de ses sources : des cadres écœurés d’UBS en France, en Suisse, mais aussi les services secrets français. Les preuves dont ces informateurs disposent ont été transmises à plusieurs autorités de régulation. Le parquet a été saisi, mais il ne bouge pas, assurant une forme de protection aux gros fraudeurs. » (Source : Alternatives économiques, http://www.alternatives-economiques.fr/ces-600-milliards-qui-manquent-a-la-france–enquete-au-coeur-de-l-evasion-fiscale_fr_art_1143_58595.html)

Difficile de croire que cette fraude de centaines de milliards – le plus gros casse du siècle, de loin !!! –, qui existe depuis des décennies, ait pu échapper au regard responsable, vigilant et citoyen de nos hommes et femmes politiques, des membres de la commission des Finances, des équipes techniques du Trésor Public et des magistrats de la Justice, de toutes les élites hautement spécialisées et formées aux frais du contribuable dans les meilleures Hautes Ecoles de la République. On ne se rendait apparemment pas compte, quand on braquait les projecteurs à longueur de JT et de discours politiques UMP, FN et même PS, sur la racaille des cités, sur ces petits Noirs et Arabes sans foi ni loi, que le Ministère des Finances, sciemment, organisait sa propre impuissance, gérait ses sous-effectifs chroniques, pour mieux fermer les yeux sur ce magot qu’escamotaient les plus riches ? On a osé en effet nous expliquer que les équipes de détection de la fraude fiscale étaient – et sont toujours en 2014 – en sous-effectif chronique. Il a fallu attendre que la crise finisse de vider ses caisses pour que l’Etat se soucie de rechercher les coupables. Or en mai 2014, on apprenait que 23 000 de nos fraudeurs (ni Noirs, ni Arabes, ni Roumains !) venaient de rapatrier des sommes de 900 000€ en moyenne, dont 25% imposables. Est-ce que la coquette somme de 225 000€ par richissime délinquant n’aurait pas pu justifier l’emploi de quelques fonctionnaires de plus par nos élus garants de l’intérêt public ?

Selon une estimation du Ministère des Finances, un total de 80 000 comptes de citoyens français étaient encore cachés en Suisse début 2014. Combien de comptes restent cachés ailleurs, au Luxembourg, à Monaco et dans tous les autres paradis fiscaux ? Probablement autour du double, donc dans les 160 000 fraudeurs, soit presque 3 fois la totalité de la population carcérale française (environ 65 000 détenus), 160 000 millionnaires (sans compter leur famille : si on ne compte en moyenne qu’un conjoint et un enfant concernés par chaque compte non-déclaré, on obtient cette fois presque un demi-million de bénéficiaires de cette fraude…) qui, en refusant de payer l’impôt, volent leur propre Etat, leur propre population, depuis des années voire des décennies (la précédente vague de régularisations fiscales datait de 1986…), avec la complicité passive de la classe politique, qui est au courant, qui est même parfois fraudeuse elle-même (Cahuzac, Thévenoud, et combien d’autres ?), avec la complicité de l’administration fiscale qui « oublie » d’effectuer des contrôles, avec la participation active de milliers de banquiers et d’avocats fiscalistes grassement payés, et que risque tout ce petit monde ? Rien d’autre, dans les faits, que des amendes. Dans le même temps donc, on emprisonne des gamins défavorisés qui ont eu le malheur de naître du mauvais côté de l’injustice, pour avoir volé – avec violence il est vrai – quelques centaines ou quelques milliers d’euros.

L’argent manque également à cause de la crise de la dette publique. Cette dette s’origine comme on sait dans la décision prise par les grands Etats capitalistes de renflouer sur fond publics le système bancaire privé qui avait accumulé les fraudes, les spéculations louches, les erreurs de contrôle et de gestion – sauvetage qui a conduit à une spirale de surendettemment et de spéculation à nouveau, et enfin à la paralysie budgétaire. Au total donc, on fait payer à toute la société, y compris les plus pauvres, les erreurs des banquiers, des traders, des responsables financiers, des autorités financières et politiques aussi aveugles qu’irresponsables, des spéculateurs cyniques. Là encore, les riches se sont rendus légalement coupables d’un hold-up à l’échelle mondiale et en ont tiré le bénéfice en toute impunité.

Si l’on rapporte la dette des Etats à chaque personne de sa population, on constate que chaque Français a une dette étatique de 29 300€, chaque Allemand 24 900€, chaque Grec 28 200€, chaque Anglais 31 700€, chaque Italien 33 900€, chaque Américain 58 457€, et chaque Japonais 71 000€. Au moment où j’écris ces lignes, la dette de l’Etat français atteint un nouveau record : 2000 milliards d’euros, soit quasiment 1 an de PIB. La dette des Etats-Unis s’établit elle aux alentours de 17 000 milliards de dollars en 2013. (Sans même compter la dette des ménages et celle des entreprises…) En fait toute une civilisation se retrouve en face des conséquences de son avidité sans limites. Et c’est ce malade qui joue au docteur ?

Le Premier ministre François Fillon avait déclaré en 2011 : « Je suis à la tête d’un Etat qui est en situation de faillite sur le plan financier, je suis à la tête d’un Etat qui est depuis 15 ans en déficit chronique, je suis à la tête d’un Etat qui n’a jamais voté un budget en équilibre depuis 25 ans. » On se demande bien, au passage, comment les députés et les gouvernements successifs d’une part, et la kyrielle de conseillers, d’experts et de bureaucrates techniques d’autre part, tous passés par les meilleures écoles d’administration, de gestion, d’économie où se dispensent les enseignements les plus avancés de la soi-disant « rationalité économique », ont pu se débrouiller pour creuser de tels gouffres dans tous les pays capitalistes du monde. On se demande également comment les citoyens démocratiques et leurs médias, surinformés et surinformants, ont pu laisser filer les déficits à ce point sans s’émouvoir.

Morale de l’histoire ? Les pauvres payent.

A l’évidence, la fraude fiscale massive couplée à la crise des finances publiques prive l’Etat de ressources éducatives et sociales et conduit précisément à conserver pendant des décennies des quartiers sous-éduqués, des familles à la dérive, des jeunes sans avenir, un environnement criminogène, alors que comme on sait, la crise économique aggrave encore les inégalités. Cet argent volé par les riches et les entreprises, c’est tout ce qu’il aurait fallu pour rénover les cités insalubres des années 60-70, rémunérer des enseignants dans des classes qui ne dépasseraient pas les 20 élèves et rémunérer des éducateurs et des psychologues dans les cas les plus difficiles, proposer des équipements sportifs et culturels en accès libre, améliorer les transports urbains, bref, sortir de l’impuissance très organisée de la gestion urbaine lamentable qu’on connait un peu partout en France et encore plus à Marseille, qui mériterait une bonne place dans la liste des capitales européennes de l’inculture.

Pas d’argent, pas d’avenir

« Le capitalisme a organisé la dépendance à l’argent », constate l’économiste alternatif Frédéric Lordon. On peut trouver ce constat, au choix, soit odieusement évident, soit absolument étonnant.

En effet, comme l’apprend aujourd’hui, dès son plus jeune âge, chaque humain des sociétés dites « développées » (sans qu’on sache trop ce qui est en question dans ce « développement » – car on peut avancer l’idée qu’un cancer très avancé dans son développement n’est pas forcément signe de santé…), l’argent est devenu l’alpha et l’oméga de nos vies, la condition première à la satisfaction de tous les besoins humains, des plus fondamentaux aux plus sophistiqués.

Pour se loger, il faut de l’argent. Pour manger, il faut de l’argent. Pour se déplacer, il faut de l’argent. Pour aimer, il faut – directement ou indirectement – de l’argent. Et ainsi de suite. Tout est devenu marché, bien de consommation achetable et vendable à l’infini, tout a été traduit dans « l’équivalent universel », l’argent, nouvel instrument de mesure de toute valeur. On achète et vend aujourd’hui tout ce qui avait été considéré immatériel et invendable : la terre, les animaux, les plantes, la beauté d’un corps ou d’un paysage, le temps de vie de chacun, l’esprit… Incroyables évidences, qui n’ont pourtant de sens que depuis infiniment peu de temps à l’échelle de l’histoire de l’humanité et de la vie sur terre.

Cette éthique du capitalisme industriel devenu une seconde nature a souvent choqué d’autres cultures humaines par son immoralité profonde. Ainsi par exemple, les premiers habitants de l’Amérique du Nord se sont scandalisés devant les mœurs perverses des envahisseurs européens. Nous qui les avons considérés et traités comme des sauvages, nous jugeaient nous-mêmes barbares et odieux, comme en témoignent ces quelques citations datées du 19è siècle :

« Nous le savons : la terre n’appartient pas à l’homme, c’est l’homme qui appartient à la terre. Nous le savons : toutes choses sont liées. Tout ce qui arrive à la terre arrive aux fils de la terre. »

« Notre terre vaut mieux que de l’argent. Elle sera toujours là. Elle ne périra pas, même dans les flammes d’un feu. Aussi longtemps que le soleil brillera et que l’eau coulera, cette terre sera ici pour donner vie aux hommes et aux animaux. Nous ne pouvons vendre la vie des hommes et des animaux. C’est pourquoi nous ne pouvons vendre cette terre. Elle fut placée ici par le Grand Esprit et nous ne pouvons la vendre parce qu’elle ne nous appartient pas. »

« Mes jeunes gens ne travailleront jamais.
Les hommes qui travaillent ne peuvent rêver. Et la sagesse nous vient des rêves. »

« Enfant, je savais donner. J’ai perdu cette grâce en devenant civilisé. Je menais une existence naturelle, alors qu’aujourd’hui je vis de l’artificiel. Le moindre joli caillou avait de la valeur à mes yeux. Chaque arbre était un objet de respect. Aujourd’hui, j’admire avec l’homme blanc un paysage peint dont la valeur est exprimée en dollars ! »

On peut toujours s’interroger sur la valeur et les conséquences de ce mode de vie fondé sur l’argent, car il semble bien que ce soit ce système lui-même qui favorise la criminalité économique des pauvres. En effet pour tous ceux qui naissent sans aucun patrimoine, ce qui reste le cas de millions de Français, l’argent absolument nécessaire à la vie en société ne peut venir légalement que du travail. Or comme on sait, depuis les crises pétrolières de 1973 et 1979 qui signèrent la fin du plein-emploi dans le monde capitaliste, et encore plus depuis la mondialisation qui a délocalisé le prolétariat dans les pays dits « du tiers-monde » devenus « émergents », le travail se fait rare.

En France en 2014 le chômage général s’établit à quasiment 11%, et le chômage des jeunes à plus de 26%. Ces taux de chômage correspondent à la définition du Bureau International du travail : personnes qui déclarent être en recherche active d’emploi, disponibles pour travailler, et n’ayant effectué aucun travail rémunéré dans les semaines précédentes. Sont ainsi exclus du calcul tous ceux qui ont purement et simplement renoncé à toute recherche d’emploi, ainsi que tous ceux qui sont dans des formes de travail précaire ou non-rémunéré : travail à temps partiel, stages, formations… Or récemment, la crise s’éternisant, des millions de personnes pourtant dotées d’une expérience professionnelle et/ou de diplômes, sont sorties des listes, par découragement devant l’atonie du marché du travail. En réalité, il faut quasiment doubler les taux de chômage en général et celui des jeunes en particulier pour obtenir une estimation approximative du niveau de désoeuvrement des économies qui s’adaptent, « compétitivité » oblige, à une logique de sous-emploi structurel.

Or, étant données nos évidences de départ, comme quoi vie humaine = argent, et argent légal = travail, on redéfinit rapidement l’équation : pas de travail, donc pas d’argent, donc pas de vie. Le capitalisme à bout de souffle promet la mort sociale, voire à terme la mort tout court, à une partie substantielle de sa population, devenue surnuméraire, inutile. On devrait donc pouvoir comprendre que certains, et notamment des adolescents mal intégrés, refusant la misère et la mort sociale qui s’ensuit, cherchent à s’assurer une vie meilleure par des moyens illégaux. Traiter ce drame social comme un problème purement pénal revient à fermer les yeux sur l’injustice criante qui fait que, dans une France soi-disant égalitaire, certains bénéficient continuellement de leurs privilèges tandis que d’autres pâtissent continuellement de leur infériorité matérielle.

Quand les jeunes incarcérés sortiront de prison, avec un casier judiciaire lourd, une expérience de la détention, des sentiments de culpabilité ou de dévalorisation, des liens sociaux distendus, des années de jeunesse perdues, sans bagage scolaire consistant ni diplôme, ils seront automatiquement en concurrence avec le reste de la population et de la jeunesse, y compris des niveaux Bac, Bac +2, +4, +5 et plus, eux-mêmes en difficulté et souvent sous-employés ou sous-payés par rapport à leur niveau de formation et d’attentes. On se demande bien comment ceux qui se sont habitués à l’argent facile feraient pour se remettre en conformité avec les conditions de vie exécrables que leur offre l’économie capitaliste exsangue.

Il faut imaginer une pièce fabriquée en steak haché. Les murs sont en steak, le sol et le plafond sont en steak. Il faut ensuite y enfermer un chat qu’on aura préalablement oublié de nourrir, et lui donner la consigne très stricte : surtout, ne touche à rien ! Tous les jours, on a l’amabilité de venir lui proposer un bol de croquettes quelconque. Que pensez-vous que fera le chat le plus obéissant du monde ? Après une heure dans cette ambiance de viande rouge ? Après trois jours ? Après 16 ans ?

Quand on regarde ce que volent les jeunes délinquants, on s’aperçoit qu’il s’agit tout simplement de l’attirail-type du consommateur moyen. Ils ne volent pas de livres de mathématiques, de manuels d’échecs, de raquettes de badmington. Ils volent des voitures, objet du désir capitaliste par excellence, héroïsées à longueur de pubs, ils volent des vêtements de marque dont la valeur ajoutée a été patiemment bâtie par les meilleurs spécialistes très éduqués du marketing, ils volent des bijoux en or qui sont l’attribut esthétique principal de la richesse ostentatoire, ils volent des iPhones dont la domination culturelle s’affiche même en agrandissements géants de 4 mètres par 3 des bâtiments historiques de nos grandes villes. Ils volent ce que nous avons défini comme socialement désirable, et plutôt du luxe que du nécessaire. Mettra-t-on le chat en prison du fait qu’il a cédé à la tentation et dévoré un bout du mur de sa maison de viande ?

Crise écologique – une société écocidaire

Il était question d’écrire autour du thème du jardin. Beau projet. Le jour où j’ai visité la cantine, on servait des frites et des hamburgers, menu écolo par excellence, n’est-ce pas ? Pour manger moi-même dans le secteur, j’avais le choix entre deux fast-food américains, un McDo et un KFC, et une chaîne de pseudo-tradition française, Paul, qui vend des salades sous plastique à 5€ les 300 grammes. Tout un symbole.

La crise écologique ne fait que commencer. Une fois de plus, les jeunes générations en paieront le prix sans en avoir assumé la responsabilité. Elle constitue une sorte de crime permanent contre la nature et l’humanité, et nous en sommes tous les complices, qu’on le veuille ou non. Pourtant, personne ne nous sanctionne. Nous, criminels collectifs, décidons de nous absoudre – une nouvelle fois la faute est si massive qu’on ne peut pas la punir sans mettre toute la société en prison. Quand il faudrait déjà 3 planètes si chaque personne dans le monde vivait comme les Français, on en est encore (le gouvernement, les électeurs, les entreprises) à attendre de la croissance : plus de production, plus de gâchis, plus de consommation, plus de pollution, fonçons dans le mur pied au plancher ! Pourtant, dès le célèbre rapport du Club de Rome dans les années 1960, rapport qui a fait le tour du monde, on savait que l’idée d’une croissance économique infinie se heurterait brutalement à la réalité de la finitude des ressources de la Terre.  50 ans de bêtise et de dévastation plus tard, toute la pollution accumulée dans le siècle précédent, et toute la pollution qu’on continue de générer en cherchant à se sortir du marasme économique ou en se développant, promettent un réchauffement climatique global de 5° à l’horizon 2100, engendrant une série ininterrompue de catastrophes en tous genres : sécheresses massives, incendies dévastateurs, tempêtes et cyclones, désertification des terres agricoles, déforestation, acidification des océans, fonte des glaces et tarissement des fleuves, appauvrissements des ressources halieutiques, montée des eaux, etc. etc. Cette litanie de catastrophes naturelles a déjà coûté et coûtera encore des milliards, mais plus encore : elle finira par rendre notre planète invivable.

Pour donner quelques exemples concrets : la Californie vient de transporter en camions 25 millions de saumon depuis l’aval d’un fleuve asséché jusqu’à la mer ; les Etats-Unis, l’Europe de l’est et l’Australie viennent de connaître en 2012 et 2013 des sècheresses, des inondations et des incendies d’une ampleur inédite ; pour la première fois depuis des centaines de milliers d’années, le Groenland a totalement fondu à l’été 2013 ; les océans sont en train de se remplir de plastique ; le coût cumulé des catastrophes naturelles dans la dernière décennie s’élève à environ 200 milliards de dollars par an et ne peut qu’augmenter dans les décennies à venir ; etc. etc.

En fait c’est tout notre rapport à la nature qui se trouve mis en cause dans cette crise. Il n’y a qu’à voir la manière dont nous nous nourrissons : notre agriculture elle-même consiste en un meurtre de masse, un meurtre tout ce qu’il y a de plus légal, un meurtre même massivement subventionné par l’Etat français et l’Union Européenne depuis des décennies de productivisme, d’élevage intensif, de pollution massive aux nitrates et aux pesticides, etc.

Pour défendre notre civilisation, on peut considérer des arguments comme la diversité de l’offre alimentaire, son abondance, sa disponibilité, son prix « bon marché ». On peut aussi voir l’envers du décor. Le 20è siècle a mis en place et généralisé un mode industriel de production agricole, dont le bilan est, en plus de la satisfaction des besoins des pays riches… un écocide sans précédent dans l’histoire terrestre. On avait dans le monde entier des paysanneries hautement adaptées à leur environnement, on les a remplacées par un hyper-productivisme agricole (nommé « révolution verte » avec un sens quasiment poétique de l’antiphrase) qui a transformé en un demi-siècle des millions d’hectares fertiles en cimetière biologique. L’exploitation industrielle consiste en une recette chimique : sur une terre devenue stérile à force d’intoxications, on mélange des fertilisants importés (le Maroc est un des principaux exportateurs de ce phosphore dont on fait les phosphates qui viennent polluer nos rivières et nos littoraux, un phosphore qui, lui aussi, aura disparu du sol terrestre d’ici quelques décennies), des semences de plus en plus artificielles et des substances anti-biologiques, et on récolte des légumes sans goût. Alors qu’il s’agit en théorie de cultiver la vie, on sème la mort, et les noms des matières premières de l’agriculture productiviste ne cachent pas ses intentions : insecti-cides, herbi-cides, fongi-cides, il est bel et bien question de tuer tout ce qui vit : les insectes, les herbes, les champignons. La monoculture sur des milliers d’hectares produit le même résultat : annihiler toute diversité biologique à des kilomètres à la ronde. En abusant du labour en profondeur avec de puissants tracteurs, année après année on a produit un sol compact, dur comme de la pierre et dans lequel les végétaux ne savent plus s’enraciner – problème qu’on a cru régler une nouvelle fois en ayant recours à des technologies absurdes : on a modifié les blés génétiquement pour les faire pousser deux fois plus courts… Les pluies délavent ce cadavre : sans racines pour le tenir, sans insectes pour le creuser, le travailler et le fertiliser de l’intérieur, le sol à nu ne sait plus retenir l’eau, qui glisse entre ses crevasses, emportant les engrais dans les nappes phréatiques. L’érosion du vent complète le massacre – on a ainsi perdu depuis le début de l’agriculture industrielle la moitié de la couche d’humus qui recouvrait la terre, pas juste sur un ou deux champs, mais à l’échelle de l’Europe, de l’Amérique du Nord et maintenant de l’Asie et d’ailleurs. Si aujourd’hui on cessait de déverser des tonnes d’azote et de phosphates sur nos terres agricoles, plus rien ne voudrait y pousser spontanément. Plus de fleurs dans les champs, de moins en moins d’arbres, de petite faune (rongeurs, oiseaux, batraciens…), de coccinelles, d’abeilles, de bourdons – la moitié des populations d’insectes a déjà disparu. Dans le même temps, l’élevage industriel se livre à un génocide animal parfaitement légal, qui fait grandir dans des conditions souvent atroces, puis tue avec une froideur clinique des milliards de vaches, cochons, moutons, poules, canards, cette orgie mondiale de viande faisant de l’humanité, de loin, le pire prédateur que la planète ait connu, tuant bien au-delà de ses besoins, tuant juste pour le plaisir comme un psychopathe. Pendant ce temps la pêche industrielle, de son côté, vide progressivement les mers et les océans de leurs habitants, aboutissant à l’extinction d’espèces auparavant abondantes, comme les baleines, les requins, les thons ou les saumons. Quand l’industrie transforme le produit de l’agriculture en denrées comestibles, elle y ajoute, toujours légalement, pléthore de substances, certaines toxiques, dont bon nombre consistent à mentir au consommateur, comme ces arômes artificiels qui transforment une eau sucrée en soi-disant « jus d’orange » ou d’infâmes déchets de viande invendables en délicieux « chorizo ». Quel que soit le secteur, l’ordre des valeurs reste clair : l’intérêt économique prime toujours sur tout le reste et nous ne voyons, a priori, aucune raison de respecter le vivant, que nous traitons comme un pur objet utilitaire, juridiquement considéré comme inerte et sans droits, et aucune raison de respecter autrui. Il faut s’arrêter un instant sur cette horreur : un droit qui considère les animaux comme des objets inertes, ça ne peut manifestement pas être un droit civilisé, c’est fondamentalement un droit barbare et illégitime, car même un enfant de trois ans peut s’en apercevoir : une mouche ou une vache, un poulet ou un phoque, c’est vivant, c’est autonome, ce n’est pas inerte et ce n’est pas un objet. Combien de temps faudra-t-il encore pour que nos législateurs, nos avocats et nos magistrats, notre droit, notre économie et nos mœurs, rejoignent le niveau de sagesse d’un enfant de trois ans ?

On peut citer à nouveau ces peuples primo-habitants de l’Amérique du Nord, dont un sage déclara à propos de nos cousins états-uniens déjà engagés dans le processus de dénaturation qu’a représenté la révolution industrielle :

« Les Blancs se moquent de la terre, du daim ou de l’ours. Lorsque nous, Indiens, cherchons les racines, nous faisons de petits trous. Lorsque nous édifions nos tipis, nous faisons de petits trous. Nous n’utilisons que le bois mort. L’homme blanc, lui, retourne le sol, abat les arbres, détruit tout. L’arbre dit « Arrête, je suis blessé, ne me fais pas mal ». Mais il l’abat et le débite. L’esprit de la terre le hait. Il arrache les arbres et les ébranle jusqu’à leurs racines. Il scie les arbres. Cela leur fait mal. Les Indiens ne font jamais de mal, alors que l’homme blanc démolit tout. Il fait exploser les rochers et les laisse épars sur le sol. La roche dit « Arrête, tu me fais mal ». Mais l’homme blanc n’y fait pas attention. Quand les Indiens utilisent les pierres, ils les prennent petites et rondes pour y faire leur feu… Comment l’esprit de la terre pourrait-il aimer l’homme blanc ?… Partout où il la touche, il y laisse une plaie. »

« Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es », dit notre proverbe. Eh bien, comme certains détenus de l’EPM, nous mangeons de la merde industrielle et nous sommes des tueurs cyniques, ennemis de la nature, mais personne ne nous condamne pour cela – malheureusement pour elle, la nature n’a ni lois pénales, ni tribunaux, ni prisons pour se défendre contre nous autres citoyens français.

Quel est notre rôle dans ce contexte : donner l’envie et l’occasion aux jeunes de s’insérer dans le système de surproduction qui sera venu à bout, en moins de deux siècles, des ressources et de l’équilibre biologique que la planète avait mis des millions d’années à façonner ? Leur faire acquérir assez de compétence pour être aussi capitaliste, aussi consumériste, aussi productiviste, bref aussi aliéné et dénaturé que le citoyen lambda ? Les adapter à un mode de vie démentiel, qui n’avait jamais existé avant nous et qui n’existera plus jamais après ? Si le but de nos interventions est de les ramener dans un « droit chemin » identifié à la norme de nos sociétés, alors il est clair d’office que la démarche est vouée à l’échec car nous suivons nous-mêmes, collectivement, mondialement, une bien mauvaise route qui est en train de mener des milliers d’autres espèces à l’extinction pure et simple après des millions d’années d’existence.

Dans un monde occidental où l’énergie et les ressources commencent à manquer (épuisement progressif du pétrole, puis du gaz, puis du charbon dans les 50 à 100 prochaines années) alors que le travail humain est devenu surabondant et inutile (on trouve des bras et des cerveaux 10 ou 100 fois moins cher ailleurs), dans un monde où même le travail intellectuel et artistique se délocalise (les industries culturelles des Etats-Unis fournissent déjà la moitié de ce que l’Europe consomme de cinéma, de séries télévisées, de musique, de livres…), on voit mal comment de jeunes gens déstructurés, démunis, démotivés, qui vont arriver dans l’âge adulte avec bien plus de handicaps que d’atouts, pourraient se fabriquer un avenir digne de ce nom. Le vieillissement de la population, l’arrivée à la retraite des papy-boomers vont diminuer le stock de travailleurs taxables pour payer ces retraites – dès lors il faudra bien agir, soit en coupant dans les retraites, soit en augmentant la taxation des travailleurs. La désindustrialisation des pays occidentaux ne peut aller qu’en s’accentuant du fait qu’ils ne sont plus compétitifs par rapport aux pays émergents et à ceux qui prendront leur suite (après les BRIC, Brésil-Russie-Inde-Chine, on parle déjà des CIVETS, Colombie-Indonésie- Vietnam-Turquie-Afrique du sud), ce qui fera encore augmenter le chômage structurel et forcera nos sociétés à élever le niveau de qualification pour avoir quelque chose à vendre. Dans tous les cas, nos jeunes seront les perdants de l’affaire.

Drogues – une prohibition pousse-au-crime

Comme j’ai voulu le montrer précédemment, la délinquance des jeunes défavorisés, majoritaires à l’EPM, découle en grande partie de diverses formes de délinquance et de criminalité liées aux puissants, aux responsables, aux décideurs, ou encore à la structure même de notre société, à ses failles et à ses vices de conception.

Or il existe un domaine où la délinquance juvénile s’explique directement par la loi elle-même : la drogue.

D’après les statistiques, environ un quart de la population carcérale adulte – donc environ 15 000 personnes – vient du trafic de drogue, en particulier de cannabis. Sans doute la proportion de mineurs incarcérés pour trafic de stupéfiants est-elle proche de cette proportion.

Tout comme la prohibition de l’alcool dans les années 1920 aux Etats-Unis, la prohibition des drogues en France depuis les années 1970 revêt un caractère juridique unique : c’est le seul délit qui soit sans victime. En effet ordinairement, on punit un délit ou un crime précisément parce qu’ils font des victimes – de vol, d’agression, de violence, de tromperie etc. – que la loi vient protéger et qui ont la capacité juridique de porter plainte. Or la production, le commerce et la consommation de stupéfiants se font intégralement entre des personnes consentantes, reconnues libres et responsables d’elles-mêmes, et qui n’ont en aucun cas le désir de porter plainte contre leurs partenaires commerciaux. Ainsi la loi prétend interdire à chacun de se droguer, comme si soudain une société avait un droit de regard sur le corps et l’esprit de chaque citoyen. A l’évidence ces lois prohibitionnistes méconnaissent et trahissent un principe fondamental du droit moderne, pourtant garanti par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, promulguée et ratifiée entre autres par la France : le droit à disposer librement de soi-même. A partir du moment où le suicide est légal, quand bien même la prise de drogue consisterait, au pire, en un lent suicide, aucune loi ne saurait légitimement l’interdire. C’est pourtant ce que fait l’Etat français : il a promulgué et il fait appliquer une loi prohibitionniste pourtant fondamentalement illégitime et qui, loin d’assainir la société, contribue en fait à la dégrader.

En effet, du fait des très fortes peines qu’encourent les producteurs et vendeurs adultes, ceux-ci ont cyniquement préféré se couvrir en faisant faire le travail de vente au détail à des mineurs qui risquent des peines beaucoup moins lourdes, et ces mineurs se recrutent infailliblement dans les couches les plus défavorisées de la société. Sans cette intolérante prohibition, un commerce légal des drogues se serait organisé entre les adultes concernés, et aucun adolescent ne se serait retrouvé impliqué dans des trafics illégaux.

On boucle la boucle d’une manière totalement paradoxale : on est partis d’un fait social légal, la consommation de drogue avant 1970, qui ne causait ni victimes, ni violences, on en a fait un délit sévèrement puni, et depuis lors, on se retrouve avec des dizaines de milliers d’adultes et de mineurs arrêtés, jugés et condamnés, occasionnant un colossal gâchis humain en sus de celui des sommes investies dans la répression policière, judiciaire et pénitentiaire d’un trafic qui se reconstitue immédiatement après une quelconque saisie ou arrestation : minuscule ou gigantesque, chaque trou dans le réseau est aussitôt rebouché, chaque coin de deal supprimé se rétablit le lendemain. Comme aux Etats-Unis, la loi prohibitionniste, loin d’avoir réglé le problème, en crée un nouveau et plus important. Elle génère du crime en masse, qui ne cesse que quand on abroge la loi scélérate. « Entre 2000 et 2010, on est passé de 60.000 interpellations pour usage et détention de cannabis à plus de 120.000 » (source : Le Nouvel Observateur), net accroissement de la répression, sans qu’on n’observe aucun effet concret de cette chasse aux drogués car dans le même temps, la consommation n’a fait qu’augmenter, les prix des drogues diminuent tandis que leur qualité, leur variété et leur disponibilité augmentent : cannabis, acide, champignons, ecstasy, héroïne, cocaïne, speed, kétamine, médicaments détournés, etc. etc. Rien n’arrête la drogue, ni la répression des consommateurs et des vendeurs, ni la propagande des médias de masse (avec leurs innombrables reportages à charge). Qu’on soit pour ou contre, on ne peut que constater l’ampleur du phénomène : des millions de personnes en France sont des usagers de drogues, en particulier de cannabis, l’échec de la répression est total.

On connait la solution depuis longtemps : pour sortir la jeunesse du monde du deal criminalisé (celui où ont grandi N. et M., à la Savine, aux Caillols…), pour anéantir ou au moins réduire drastiquement les trafics, pour rendre à nouveau vivables de nombreux quartiers de Marseille et d’ailleurs, au lieu de maintenir bêtement une répression aussi coûteuse qu’inefficace et dangereuse pour certaines catégories sociales vulnérables, il suffirait de re-légaliser les drogues, avant tout le cannabis, d’en faire contrôler et taxer la production et le commerce par l’Etat (en utilisant le produit des taxes pour proposer de la prévention et de l’aide anti-addiction), et d’en réglementer l’usage comme on fait avec l’alcool. Pour prendre de telles décisions, il faudrait certes une classe politique et un corps électoral à la hauteur des enjeux… On peut toujours rêver.

Des valeurs criminogènes

Dans le même souci d’expliquer et de comprendre la délinquance juvénile dans notre société, il faut s’intéresser à ce que nous proposons aux jeunes en termes de systèmes de valeurs.

En effet certains systèmes de valeurs s’avèrent criminogènes pour ceux qui y adhèrent et dès lors on peut se demander : qui est criminel dans ce cas ? Le système de valeurs, ou les individus qui s’en inspirent pour agir ? Pour prendre quelques exemples radicaux : le concept nazi de hiérarchisation des races impliquait forcément la mise à mort des « races inférieures » par la « race supérieure aryenne », menant tout droit au génocide ; le concept communiste de lutte des classes impliquait forcément un renversement violent de l’ordre social par le prolétariat, conduisant par exemple à des expropriations et autres violences civiles et économiques ; le sexisme implique forcément la domination violente des hommes sur les femmes, et aboutit à des mœurs empreintes d’agression sexuelle, etc. De fait, quand on a voulu punir le nazisme et dénazifier la société allemande, c’est l’idéologie plutôt que les gens qu’on a condamné, car la pénalisation personnelle du nazisme aurait abouti à la mise en prison de millions de personnes.

Nos jeunes délinquants sont incarcérés en raison d’actes commis, que réprouvent des lois, qui s’appuient sur des valeurs fondamentales – qui peuvent être le droit à la sécurité corporelle, le droit à la propriété, le droit au respect, etc. Donc en quelque sorte, ces jeunes ont « fait le mal », ils ont agi négativement. Mais positivement, en quoi consiste « faire le bien » ? Quelles valeurs notre société prescrit-elle ? Quels modèles fournit-elle ? Qu’est-ce qui est considéré chez nous comme hautement désirable, valorisé ? Quelles sont les règles du jeu social, qui établissent les normes du bien et du mal ? Et surtout : tout cela est-il finalement criminogène ?

Malheureusement la réponse que j’apporte à cette question est positive. En effet ce qu’il y a d’inquiétant quand on regarde la délinquance juvénile, c’est qu’au fond, loin de s’opposer à nos normes, elle se calque largement sur le système de valeurs de la société libérale, marchande et individualiste. Pêle-mêle : le goût du clinquant et des apparences, la passion de l’argent comme signe de pouvoir donnant droit à la domination sur autrui, la compétition dans tous les domaines, la mise à prix de toute chose (même l’immatériel), la privatisation de tout, le culte narcissique de soi, l’hédonisme égoïste…

Ces valeurs sont charriées dans la culture et les mœurs par d’innombrables œuvres culturelles (voir par exemple comment un publicitaire stupide, Frédéric Beigbéder, réussit à se faire passer pour un authentique écrivain auprès d’élites littéraires devenues de simples VRP des grands groupes d’édition capitalistes), par des activités sociales hautement valorisées – le sport, le show-business, la finance, la télévision et le cinéma, la musique… – , ou encore par des institutions – l’école, l’université et le travail structurés comme des milieux compétitifs dont la règle est toujours « que le meilleur gagne » – dont le cruel corollaire, « que tous les autres perdent », se voit rarement explicité. Voyons cela d’un peu plus près.

Une caractéristique flagrante du discours de certains jeunes de l’EPM – notamment N. et M., impliqués dans des trafics de drogue – est leur obsession de l’argent. Qu’il s’agisse de se projeter dans le futur – « moi quand je travaillerai je ferai plein de thunes » – ou de porter des jugements sur autrui – « untel c’est un vrai crève-la-dalle » – l’argent revient comme une rengaine dans leur bouche comme dans leurs préoccupations. On estime à 50 000€ par jour le chiffre d’affaire d’une cité comme La Castellane, soit plus de 18 millions par an. Victimes du racisme et de l’exclusion sociale et économique, les déshérités auraient pu faire avec l’argent de la délinquance ce que la société – la ville, l’Etat, la société civile, le tissu économique – avaient refusé de faire pour eux : investir sur eux-mêmes. Hélas ce n’est pas ainsi qu’ils se comportent. Leur argent finit aussi mal dépensé qu’il a été mal acquis. Rien n’est plus proche de leurs valeurs, perceptibles dans le rap, ses paroles et ses clips, que les valeurs de l’ultra-libéralisme. Dealer marseillais ou bankster de la City londonienne, même combat. Non seulement ils viennent d’une culture détruite et désespérée, mais en plus ils en redemandent. Même libres, mêmes enrichis, ils ne font que s’enfermer dans une prison de clichés. Du monde qui les rejette, loin de rechercher une alternative, ils conservent les pires vices. Violence, machisme, égoïsme, superficialité. On ne les verra pas fonder de centres culturels, cultiver des jardins collectifs, aménager des espaces de jeux pour les enfants, s’occuper des personnes âgées, s’investir dans la connaissance et la science. C’est leur pire tragédie : faire corps avec leur ghetto.

Dans des phases précédentes du développement du capitalisme, les conflits sociaux et une partie de la criminalité témoignaient d’une profonde divergence de valeurs entre les élites dominantes et les masses dominées. La culture ouvrière s’opposait à la culture bourgeoise, ce qu’on retrouve jusqu’au mouvement punk. Le marxisme plaidait pour la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme qui mène aux inégalités qu’on connait. Dans la délinquance des cités, on n’observe plus aucune divergence idéologique. Elle reproduit, à l’intérieur des milieux défavorisés, les inégalités qui les séparaient du reste de la société. Les dealers, les braqueurs, les voleurs à l’arraché, jouent pleinement le jeu de l’argent et n’aspirent qu’à ressembler en tous points aux élites : voitures ou scooters, vêtements de marque, biens de consommation de luxe. Les riches veulent des signes extérieurs de richesse, les pauvres veulent exactement les mêmes, au fond tout le monde est d’accord, tout au moins on joue bien au même jeu. Le capitalisme n’a plus que des amis zélés, sauf que certains sont légaux et d’autres pas ; certains utilisent la violence légale à leur profit et d’autres utilisent la violence illégale pour parvenir au même but : la richesse matérielle. La structure hiérarchique du capitalisme et de la démocratie délégative se retrouve telle quelle dans la structure hiérarchique des réseaux criminels. De même qu’une partie de la classe bourgeoise s’est adaptée en envoyant ses fils étudier le droit pour s’enrichir – tarif horaire actuel d’un avocat : 250€, soit 25 fois le SMIC – une partie des classes populaires envoie ses fils dealer ou voler pour s’enrichir – gain journalier d’un « charbonnier » (vendeur de drogue) : autour de 2000€. Les uns utilisent la compétence juridique, les autres, exclus et auto-exclus des études, utilisent les mineurs pour minimiser les risques juridiques. Tout comme certains jeunes délinquants de l’EMP dont certains étaient spécialisés dans le vol à l’arraché ou le braquage, le monde de la finance et de la banque s’est spécialisé dans la fauche légale, s’occupant de pomper la trésorerie des entreprises, de distribuer aux actionnaires la plu-value du travail des salariés, de soustraire les bénéfices au fisc, ou de spéculer contre la monnaie de son propre pays comme l’ont fait nos banques nationales. Ne varie que l’échelle des faits et leur acceptation sociale. Petits ou grands, on reste dans la même logique de prédation matérialiste.

Bref, nos jeunes ne réussissent peut-être pas très bien à l’école, mais ils ont quand même compris et assimilé le message que leur envoie notre société, et en ont au moins intégré les valeurs fondamentales : non pas du tout la liberté, l’égalité et la fraternité – triple mensonge –, pas non plus l’amour, ni l’amitié, ni la nature, ni la beauté, ni le sacré, mais l’argent et la compétition. D’une part, aucune valeur humaine ne prime sur l’argent ; ni l’amour, ni l’amitié, ni l’honneur, ni la citoyenneté. La seule morale c’est d’en avoir. D’autre part, la compétition gouverne et doit gouverner la vie sociale. Autrui n’est qu’un concurrent, à éliminer quand on y a intérêt.

Qui répand ces valeurs ? Qui les a fait régner ? Eux ou nous ?

A l’école de la compétition pour tous

Aujourd’hui l’éthique compétitive, celle-là même qui a causé les guerres mondiales du 20è siècle et occasionné ses plus de 100 millions de morts, est devenue quasiment la seule morale, après avoir éliminé tous ses adversaires. Exit les solidarités paysannes, reconverties en productivisme agricole ou évanouies dans l’anonymat des villes. Exit le rêve de solidarité communiste, suicidé sous ses formes totalitaires. Exit l’amour du prochain et le pacifisme du christianisme, trahi depuis des siècles par l’hypocrisie de ses élites égoïstes et dominatrices. Le libéralisme a gagné toutes ses batailles et façonné une société mondialisée dont les maîtres-mots sont la concurrence, la performance et la « compétitivité ». Et l’école de la République s’est mise tout entière à son service.

Dès le plus jeune âge, on scolarise les enfants. Pour leur apprendre à bien vivre ? Pas forcément. Pour les évaluer, les noter, les classer les uns par rapport aux autres, leur faire passer une kyrielle d’examens en tous genres, dont la réussite ou l’échec conditionneront leur future vie sociale. 5/20 ou 15/20, CAP ou HEC. De la maternelle au lycée, aucun des savoirs enseignés n’est exempt d’évaluation obligatoire. Il n’est donc rien qu’on apprenne pour le plaisir, de manière désintéressée et sans tomber sous le coup d’une rébarbative obligation. On se contente, de plus, en appelant ça « éducation », d’une liste très étriquée de disciplines : français, histoire, géo, maths, musique, arts plastiques, philosophie… en laissant de côté des centaines d’autres savoirs, des savoir-faire (cuisiner, fabriquer, cultiver, concevoir…), et surtout des savoir-être, notamment l’éthique (dès lors qu’on ne l’enseigne pas et que rien ne garantit que les familles s’en chargeront, on ne peut pas s’étonner de voir des gamins adopter des comportements immoraux) et le civisme, dont il devrait être question dès le début de l’adolescence. Lors d’une séance de l’atelier d’écriture, j’ai voulu aborder des questions politiques avec un jeune détenu de 15 ans, R. Il s’est trouvé que R. n’avait strictement aucune idée de ce que signifient politiquement les termes « droite » et « gauche » et qu’il n’était même pas capable de dire si le FN, l’UMP et le PS étaient des partis de droite ou de gauche. Voilà un élève passé par l’école de la République française, un pré-citoyen qui aura le droit de vote dans moins de trois ans, un détenu dont les conditions de détention ont été définies par des lois UMP, et qui n’a en fait aucunement été formé à une conscience civique et politique qu’on ne lui a jamais demandé – ni même proposé – de développer. Pourtant, en bonne logique, si l’école républicaine faisait correctement son travail, elle ne laisserait pas les enfants et les adolescents tomber et rester dans la violence ou le crime.

On peut se questionner sur le sens profond de cette scolarité qui nous transforme en premiers ou en derniers, au lieu de nous accompagner dans la découverte de nos talents et de nos aptitudes : quel que soit le contenu des enseignements dispensés, ce que chaque élève en retiendra c’est que le système mesure et compare en permanence sa performance à celle de tous les autres, ce processus de hiérarchisation s’imposant finalement comme aussi ou plus important que l’intérêt que chacun peut prendre aux savoirs eux-mêmes. Plus souvent qu’à son tour, ce système produit du dégoût, du rejet, de l’auto-dévaluation, du stress, en lieu et place du goût du savoir et du développement spontané de la curiosité. C’est le cas des quelques jeunes qui ont participé à l’atelier d’écriture, et dont le niveau était si faible que tout ce que je proposais tombait à plat, les bases (grammaire, conjugaison, syntaxe, style, culture générale…) n’étant jamais acquises ou très imparfaitement. Mauvais, réprimandés, laissés derrière, ils ont rejeté l’école qui les rejetait et ont, à un moment, délibérément cessé d’apprendre. N. – dont les écrits très dysorthographiques présentent peut-être des symptômes de dyslexie, soignable si on voulait s’y intéresser – a battu des records d’absentéisme dans son collège. F. a refusé de passer le BEPC, qu’il a pourtant eu avec mention l’année suivante, une fois son blocage affectif dissipé.

Ironie de l’histoire, la comparaison entre ce système éducatif compétitif et des systèmes non-compétitifs du type de l’enseignement en Finlande, a montré que le non-classement produit des apprenants plus intéressés et plus compétents que le classement… Au contraire de certains pays qui refusent de noter les élèves avant un certain âge (10 ans environ), la France les note de plus en plus jeunes, dès la maternelle. Prise à son propre piège, la France 5è puissance économique mondiale se classe 25è au test de l’OCDE sur les acquis des élèves de 15 ans. La même étude révèle également qu’au pays de l’égalité, les écarts de performance entre bons et mauvais élèves apparaissent plus creusés qu’ailleurs… une énième preuve du caractère profondément injuste de nos institutions qui, comme des cancres, font trop souvent le contraire de ce qu’on leur demande.

La conséquence de cette éducation compétitive en collusion parfaite avec le système de normes en vigueur dans les médias (fabrique de stars, compétitions sportives en tous genres, chronique des élites « people ») est la fabrication d’une jeunesse aussi exclue du jeu qu’idéologiquement acquise à la guerre hobbesienne de tous contre tous. Se sachant défavorisés – par exemple mis en échec scolaire dès avant le collège – mais en concurrence avec tous les autres, certains intègrent très tôt le fait que le respect des systèmes de classement en vigueur ne leur apportera rien de bon et que pour satisfaire leurs besoins il leur faudra trouver d’autres manières d’atteindre l’idéal collectif dont on les a imprégnés : faire mieux que les autres sous peine de se retrouver déclassés.

Le sport – une machine à perdre comme idéal

Le sport constitue une autre grande manière d’acculturer des millions de jeunes à l’éthique libérale de la guerre de tous contre tous. Sous prétexte de convoyer de grandes et belles valeurs morales, comme l’esprit d’équipe ou la santé corporelle, on habitue en réalité chacun à pratiquer la vie comme un combat fratricide, comme si celle-ci ne consistait finalement qu’à gagner ou perdre contre autrui, autrui se définissant d’abord et avant tout comme un adversaire à battre. Quelle que soit la discipline concernée, on organise des tournois et des championnats, entre les joueurs, entre les villes, entre les pays, à grand renfort de spectacle et d’argent, reproduction façon loisirs de l’impitoyable mise en concurrence libérale du monde. Le Tour de France cycliste succède à Roland-Garros et à la Coupe du Monde de football. L’Allemagne élimine le Brésil, le Bayern humilie Naples, Lyon écrase Lens, Djokovic remporte le tournoi que tous les autres perdent, la hiérarchie triomphe.

Le problème de toute compétition sportive, c’est qu’elle produit mécaniquement des perdants plus que des gagnants. 32 joueurs, 16 équipes, 10 sprinters participent au départ, et un seul sortira vainqueur de tous les autres. Même si avec une habileté consommée, la chronique médiatique a pour fonction de dissimuler les faits en surreprésentant les vainqueurs et sous-représentant les vaincus, la réalité arithmétique subsiste : le sport tant vanté est une machine à fabriquer de la défaite, sur un mode fondamentalement anti-égalitaire qui contredit les aspirations à l’égalité politique.

Quoi d’étonnant d’ailleurs puisqu’historiquement, les sports aujourd’hui dominants à l’échelle mondiale ont tous grandi dans le berceau du capitalisme européen le plus avancé : l’Angleterre fin XIXè, début XXè siècle, alors première puissance industrielle et coloniale mondiale, et à sa suite la France et l’Allemagne, futures belligérantes des guerres totales. C’est là qu’on a formalisé les règles du football, du rugby, du tennis, de la boxe, etc., c’est là encore qu’on a ressuscité cette plaie immonde de l’olympisme grec antique, avec toutes ses arrière-pensées : militarisme, colonialisme, racisme, nationalisme, machisme…

Qu’on compare ces sports avec des loisirs physiques venus d’autres cultures ; le yoga ou le taï-chi, issus du bouddhisme, cultivent également le corps, sa force, sa souplesse, sans pour autant faire de la compétition une condition ni un enjeu, sans dresser les pratiquants les uns contre les autres, sans hystériser la victoire ni forcer la défaite ; bien des peuples marchent, courent, nagent, sautent, montent à cheval, jouent, sans pour autant en faire des spectacles compétitifs.

Aussi évidente et banalisée que cette pratique sportive soit devenue, typique de notre époque quoiqu’inconnue de nombreuses autres, on peut se questionner sur sa nécessité et sa pertinence : est-on plus heureux à triompher seul contre tous, ou à jouir de son corps et de son esprit en harmonie avec les autres ? Devient-on meilleur du fait d’être le plus apte à battre tous les autres ? Plus destructive que constructive, l’éthique sportive nous cache ce que serait un monde basé sur la coopération, l’entraide, l’altruisme, l’empathie, le plaisir de l’action désintéressée, au lieu d’un monde basé sur la compétition, la rivalité, l’égoïsme, l’hostilité, la recherche de la performance à tout prix.

La violence comme culture

On a donc vu que certains secteurs de la vie sociale générateurs de valeurs jugées positives – comme la compétition dans le sport et l’école – comportent en fait des effets pervers potentiellement criminogènes, en créant ou renforçant les tensions sociales et les inégalités.

Malgré les apparences, nous vivons une époque de paix où la violence réelle a régressé. Cela rend d’autant plus paradoxale la recrudescence de violence fictionnelle dans la culture, en particulier la culture de masse : télévision, cinéma, jeux vidéo.

Les enfants entre 4 et 14 ans regardent quotidiennement la télévision 2h18, les jeunes entre 15 et 34 ans la regardent 2h45 et les plus de 50 ans battent les records en la regardant 4h59 par jour. Or cette télévision regorge de fictions inutilement violentes. On a calculé qu’un téléspectateur qui regarderait la télé en continu serait exposé à plus de 1000 meurtres fictionnels par semaine rien que sur les chaînes hertziennes, sans même compter toute la violence réelle dont raffolent les JT – guerres, accidents mortels, attentats et autres faits divers sanglants, qui adviennent en un exemplaire et qu’on démultiplie ainsi à des millions de copies.

En 1986, la droite de Jacques Chirac et François Léotard (deux célèbres mis en examen) a vendu la première chaîne publique au groupe Bouygues, celui-ci s’engageant à y programmer les émissions du « mieux-disant culturel ». La promesse d’excellence a fait long feu puisqu’une vingtaine d’années plus tard, le directeur des programmes Patrick Le Lay a cyniquement révélé en quoi consiste vraiment son métier : « vendre du temps de cerveau disponible à Coca-Cola ». Résultat : une invasion de télé-poubelle abaissant les standards culturels, et de programmes importés des Etats-Unis et charriant les valeurs de ce pays qui compte 200 millions d’armes à feu pour 300 millions d’habitants.

Les chaînes publiques ont emboîté le pas. De fait les formes de culture intelligentes ont à peu près disparu de la télévision, sauf sur de petites chaînes très minoritaires comme Arte et LCP. La littérature, le théâtre, la danse, l’architecture, la peinture, les sciences, la politique citoyenne, n’y sont quasiment plus jamais représentées. En lieu et place, chaque chaîne offre un vaste choix de ses séries policières françaises ou américaines, téléfilms criminels, émissions de télé-réalité débilitantes, reportages voyeuristes et spectacularistes, jeux basés sur la compétition et l’argent, au milieu desquels surnagent parfois quelques émissions de qualité.

Même les dessins animés pour enfants, depuis les années 80, regorgent d’actions violentes, de Héros guerriers, hyper-musclés ou robotisés, explosant des monstres sanguinaires à coup de boules de feu. Malgré l’apparente diversité de l’offre, on retrouve toujours les mêmes schémas infiniment monotones de mise en danger, d’attaque-défense hystérique, de combat à mort entre forces du bien et forces du mal, de destruction totale, comme si l’innocence, la douceur, l’émerveillement, la drôlerie de l’enfance ne faisaient plus le poids face à la drogue télévisuelle dure.

Le cinéma et les jeux vidéo suivent la même tendance. On voit les films d’action accumuler leur rengaine de catastrophes mondiales, de terroristes omniprésents, de Super-Héros aussi débiles que virils, occupés à sauver le monde en éliminant des centaines d’antagonistes. Parmi les jeux vidéo les plus pratiqués, on trouve d’innombrables « FPS », c’est-à-dire des First Person Shooter, donc des jeux de tir en vue subjective : tout le jeu consiste à progresser dans tel ou tel univers, arme à la main, et à dégommer un maximum d’ennemis ; on est récompensés par l’obtention d’armes de plus en plus destructrices.

En parallèle, la dernière décennie a vu un développement sans précédent de la pornographie gratuite, universellement accessible par n’importe qui via Internet, et qui représente plus de 30% du trafic mondial. A quinze ans, plus de la moitié des jeunes ont déjà regardé un film porno. Bien loin de montrer la réalité de l’amour, du sexe, du plaisir, le porno actuel, « gonzo », montre une sexualité déréalisée, brutale, humiliante envers les femmes, souvent plus proche du viol que de l’érotisme. Violences morbides et violences sexuelles s’accompagnent d’ailleurs souvent puisque bon nombre de fictions se complaisent à représenter des femmes sexy assassinées ou violées plus souvent qu’à leur tour au milieu d’un monde ultra-machiste. Qu’on soit dans une série criminelle américaine – dans The Mentalist ou dans Esprit criminels –, avec des justiciers-gros bras traquant un tueur de prostituées, ou dans Game Of Thrones entre une scène de prostituée ou de princesse nue et une scène de massacre sanglant, au fond ce sont toujours les mêmes éléments basiquement pulsionnels qui reviennent. Malgré ces faits, il n’est toujours pas question d’enseigner quelques bases d’éducation sexuelle à l’école – on a vu avec quelle hystérie la droite conservatrice et bienpensante s’opposait aux ABCD de l’égalité et à ce qu’elle appelle faussement la « théorie du genre » – et dès lors, la voie est libre pour que des gamins qu’on n’a pas jugé bon d’éduquer se transforment en petits violeurs dégoûtants. Un statu quo criminel tout à fait en phase avec le reste de la condition des femmes dans notre société, toujours sous-payées et politiquement sous-représentées, même 60 ans après leur accession au droit de vote.

On ne peut pas s’empêcher de s’étonner du fait que la civilisation qui assure le plus haut niveau d’éducation à des millions de gens soit aussi celle des fictions les plus rudimentaires, tandis que des époques reculées et d’autres cultures nous ont légué un patrimoine d’un raffinement qu’on ne trouve plus guère, poésie du Japon de l’An mil, profondeur du roman russe, ou encore spiritualités musulmanes ou bouddhistes…

III. Répression et pédagogie noire

J’ai voulu montrer précédemment que la délinquance juvénile s’ancre dans les ratés, les erreurs, les mensonges, les illusions, les carences de notre société : avant de la subir, cette délinquance on la fabrique en en réunissant les conditions.

J’en viens maintenant à la question de la réponse que nous apportons à cette délinquance. C’est peu de dire que notre société fait peu preuve d’imagination et de créativité en la matière. Pour sanctionner les délits et les crimes, nos lois, notre justice pénale, n’utilisent guère que deux outils : la mise à l’amende – et revoilà dans sa gloire l’éternelle valeur absolue grâce à laquelle nous mesurons toute chose, même le mal : sa majesté l’argent ! – et la peine de prison, venue du fond des âges obscurs et seule rescapée de la liste des sanctions pénales les plus inhumaines, après l’abolition de la torture et de la peine de mort.

Ce seul constat de la pauvreté de nos réponses en dit long sur la barbarie de nos mœurs, en réalité, et montre une nouvelle fois l’analogie profonde entre la légalité et ce qu’elle punit : qu’on soit voleur ou député, l’argent et la violence trônent toujours au centre du monde ; criminel ou législateur répressif, on pense et agit avec les mêmes valeurs…

J’ai voulu savoir ce que les détenus eux-mêmes pensaient du sort que nous leur réservons. Lors de la séance 8 de l’atelier d’écriture, j’ai demandé à M., N. et F. leurs opinions au sujet des délits, des crimes, de la notion de justice, de la faute, de la sanction et de la réparation. Leurs idées apparaissent plutôt en forte régression par rapport à nos standards déjà douteux, au point qu’aucun jeune délinquant n’aimerait sans doute rencontrer de juge qui pense comme eux. En cas de crime de sang, les 3 jeunes détenus défendaient en effet la nécessité d’une forme primitive de peine de mort, la vendetta : les proches de la victime seraient légitimes à aller tuer le meurtrier… Suite à l’atelier qui s’est déroulé à l’oral, je leur ai envoyé un questionnaire qui résume nos interrogations, et qu’ils ont rapporté, à moitié rempli, deux séances plus tard. Voici ce questionnaire et leurs réponses (à nouveau je transcris mot pour mot, lettre pour lettre) :

 

 

Questions sur la prison

Salut, c’est Ludovic de l’atelier d’écriture. Suite aux discussions de notre dernière séance, je viens te demander de répondre aux questions suivantes PAR ECRIT. Tu peux répondre en reprenant le numéro de chaque question avant ta réponse. Bon courage !

La faute et la sanction

  1. Tu es en prison pour mineurs parce qu’on te reproche tel ou tel fait. Qu’en penses-tu : est-ce juste ? Est-ce adapté à ta situation après ce qu’on te reproche d’avoir fait ? D’après toi, devais-tu être sanctionné et si oui comment ?
    • Je pense que c’est juste. Car j’ai fait une grosse bêtise. Oui je devai être sanctionner mais je pense qui aurai due me laisse sortir.
    • Non c’est pas juste. Je devrais avoir un rappel à la loi.
    • Salut Ludovic, tu sais déjà pourquoi je suis en détention aujourd’hui. Je pense qu’il est plutôt juste que je sois en prison aujourd’hui car ce que j’ai fait est quand même assez grave. D’un autre côté, il n’y avait aucune intention de tuer mais bon, mon affaire est assez compliquée et certains pourraient dire qu’il est normal que je sois en prison, d’autres trouvent ça absurde…

Le meurtre

  1. Quand quelqu’un cause volontairement la mort de quelqu’un d’autre, doit-on sanctionner cette personne ? Si oui de quelle manière ? Si non, pourquoi pas ?
    1. Oui sa doit être sanctionne. Il doit allai en prison pendant 20 ans minimeme.
    2. sa dépend pour quel Raison
    3. Selon moi, quand quelqu’un cause volontairement la mort d’une autre personne, il faut dans un premier temps recueillir un maximum d’informations sur l’auteur, la victime, leurs antécédents, ainsi que ce qui a fait que le tueur en est arrivé là… Il y a des millions de possibilités, par exemple, une personne qui a tué pour un règlement de compte en raison d’une dénonciation d’un réseau devrait être plus gravement punie qu’une personne qui a tué l’homme qui a violé ou tué un de ses proches ou une personne de sa famille… Absolument tout doit être pris en compte, le chemin de vie du tueur ETC…
  2. Vous avez parlé d’une justice de type « vendetta » (= vengeance, en italien). C’est-à-dire que, si quelqu’un tue un de vos proches, vous trouvez normal de le tuer. Le problème de cette forme de justice très primitive, c’est que vous devenez meurtriers à votre tour, ce qui d’après votre logique autorise les proches de votre victime à se venger à leur tour (ou bien, est-ce que d’après vous l’affaire est terminée quand les proches de la victime ont tué le meurtrier ?) Il y a alors un risque que la violence meurtrière s’éternise en un cycle infernal… c’est d’ailleurs la raison pour laquelle, depuis longtemps, les sociétés humaines ont inventé la loi qui interdit la vengeance personnelle et qui fait punir les meurtriers par les autorités (les Rois, ou les Etats) et non par les familles des victimes. Pensez-vous vraiment que la justice de type vendetta soit la meilleure possible ? La mort d’un meurtrier apporte-t-elle vraiment une satisfaction positive à la victime et à ses proches ?
    • C’est vraix que la Vandetta toucherai plein de gens de ma famille. Ce n’est pas la meilleur solution 20 ans de prisons ces déjà bien.
    • Non elle apporte Rien et la pRison n’apporte Rien aussi a la victime c’est la meilleur justice possible
    • La justice de type vendetta est malheureusement trop fréquente, selon moi la vengeance n’est pas quelque chose de « normal » mais c’est la première chose à laquelle on pense quand un proche est tué. Toute personne, aussi sage soit-elle est capable d’avoir une haine sans limite si elle connaît la victime. Le meurtrier devrait rémunérer la famille du mort pendant une longue période car rien ne peut remplacer un être humain mais l’argent (par exemple) est une petite compensation. En ce qui concerne la deuxième partie de cette question, la mort d’un meurtrier apporte une satisfaction momentanée à la famille de la victime mais cela ne dure que quelques jours et au final, la seule chose qui a changée, c’est que la machine infernale de la haine a été relancée. Au final, le meurtre du meurtrier n’apporte rien de positif, bien au contraire.

La violence, les coups et blessures

  1. Quand quelqu’un agresse physiquement quelqu’un d’autre, comment la société doit-elle traiter l’agression ? Si vous estimez que la personne agressée a le droit de frapper à son tour, vous risquez là encore d’entrer dans une logique infernale d’escalade de la violence : on finira par se battre à mort, par s’entre-tuer. Peut-on sortir de cette violence ? Comment ?
    • [Pas de réponse.]
    • S’il se fait agresser il a droit de se défendre
    • Comme pour le meurtre, tout doit être pris en compte. En revanche, je n’ai aucune idée de comment sortir de cette violence car celle-ci sera toujours présente, nous ne vivons pas dans le monde des bisounours…
  2. D’après toi, peut-on penser que la personne violente a un problème psychologique ? En effet on pourrait estimer que la violence physique constitue une réponse inadaptée à une situation de conflit qui pourrait se régler autrement (par exemple en discutant, ou en s’éloignant, ou en appelant la police, etc). Qu’en penses-tu ?
    1. [Pas de réponse.]
    2. Non sa seRRe a Rien
    3. Une personne violente devrait toujours subir des tests psychologiques et dans le cas où elle serait « malade », elle devrait être suivie et recevoir toute l’aide dont peut bénéficier une personne ayant des problèmes psychologiques…

Le vol

  1. Quand quelqu’un vole quelqu’un d’autre, comment règles-tu le problème ? Notre société met les voleurs en prison, surtout si le vol s’accompagne d’agression. On pourrait imaginer d’autres formes de sanction. Par exemple : condamner le voleur à rembourser le double des sommes volées, et si le voleur n’a pas d’argent, le condamner à travailler jusqu’à être capable de rembourser. Que penses-tu de cette solution ? Peux-tu en imaginer d’autres ?
    1. [Pas de réponse.]
    2. C’est une aRnaque de Remboursé le double, c’est mieux de le RendRe neuf.
    3. Pour ce qui est du vol, je pense que qu’importe qu’elle ait ou non les moyens de rembourser la victime, il devrait lui être imposée de travailler jusqu’à obtenir le double de la somme totale volée. Une fois cet argent gagné, ce qui a été volé doit être donné à la victime et l’autre moitié de l’argent gagné devrait être reversé à une association. Le travail imposé devrait être utile et rendre service à la société. Comme ça, tout le monde est gagnant, la victime a récupéré ce qui lui appartient, celui qui a volé a travaillé le double du nécessaire et a contribué à maintenir la société en bon état par son travail. De plus, une association a obtenu un peu d’argent. Ce n’est que mon humble avis.

Le viol

  1. Quand quelqu’un viole quelqu’un d’autre, que faire ? Comment traiter le violeur ? Comment traiter la victime ? D’abord, qu’est-ce qu’un violeur ? Pourquoi est-ce mal de violer ?
    • [Pas de réponse.]
    • Beh pck tu force quelqu’un. Faut les insulté
    • [Pas de réponse.]
  2. Statistiquement, un certain nombre de violeurs sont d’anciennes victimes de viol. Est-ce que cela change quelque chose d’après toi ? On pourrait en effet penser que la tendance à violer (= à imposer du sexe à quelqu’un qui n’en veut pas) est une sorte de maladie, car une personne saine préfère aimer plutôt que faire souffrir, et si cette personne aime faire souffrir, alors il s’agit d’un malade, non ?
    • [Pas de réponse.]
    • Oué c’est un psycopathe.
    • [Pas de réponse.]
  3. Les statistiques montrent que la grande majorité (80%) des auteurs de viol étaient des proches de la victime : leur père, mère, frère, grand-père, oncle, cousin, voisin, petit copain ou mari, prof, médecin, etc etc. Seulement 20% des viols sont commis par des inconnus. On sait aussi que 90% des coupables de viol (ou agression sexuelle, abus sexuel etc) sont des hommes, et 10% sont des femmes. Les victimes sont très majoritairement (plus de 90%) des femmes adultes ou des enfants et adolescent(e)s. Le problème du viol semble donc lié d’abord et avant tout à la domination violente des hommes sur les femmes et les enfants. Qu’en penses-tu ?
    • [Pas de réponse.]
    • Aucune idée
    • [Pas de réponse.]

Prison et privations

  1. La prison prive le détenu de liberté, mais également : de loisirs, d’amitié, d’amour (et de sexe), de moyens de communication (téléphone, Internet…), etc. Penses-tu que ces privations soient liées à ce qui a causé ta mise en détention ? Le fait qu’on t’interdise de téléphoner, d’aller à la piscine ou d’embrasser une fille te rend-il meilleur et te convainc-t-il de ne plus jamais commettre aucun délit ni crime ?
    • [Pas de réponse.]
    • Non
    • [Pas de réponse.]
  2. Qu’est-ce qui te manque le plus en prison ? Qu’est-ce qui te déplaît le plus ?
    • [Pas de réponse.]
    • Tout
    • [Pas de réponse. Mais F. se plaignait notamment d’avoir perdu le contact avec ses amis, l’administration pénitentiaire met des semaines à lui transmettre son courrier ; F. m’a aussi confié se sentir seul et s’ennuyer à en souffrir… Les trois critiquaient également la qualité de la cantine.]
  3. On pourrait imaginer diverses évolutions au système actuel des prisons, notamment une adaptation des droits et des privations au cas par cas en fonction des délits et des crimes commis. Quelqu’un qui a tué, il semble juste qu’on l’empêche de tuer à nouveau : mais est-il juste qu’on l’empêche de faire l’amour ou de téléphoner à ses amis ? Quelqu’un qui a violemment agressé quelqu’un d’autre doit-il également être privé du droit de jouer à la console de jeux vidéo (ou toute autre activité) ? Qu’en penses-tu ?
    • [Pas de réponse.]
    • Sois ces pouR tout le monde sois peRsonne, pourquoi y’aurai des pRefeRence
    • [Pas de réponse.]

Répression et récidive

  1. Un certain nombre de jeunes et d’adultes sont incarcérés de nombreuses fois pour les mêmes délits ou crimes. Vous avez été plusieurs à me dire qu’après votre libération, vous allez probablement recommencer à faire les mêmes choses qui vous ont conduit en prison, par exemple ce que l’Etat réprime sous le nom de trafic de stupéfiants. D’après toi, la prison est-elle inefficace ? N’est-elle pas assez dure, pas assez punitive ? N’en sort-on pas meilleurs que quand on y est entrés ? Comment régler le problème de la récidive ?
    • [Pas de réponse.]
    • Au contraire elle est trop dure. J c pas
    • [Pas de réponse.]
  2. Au sujet du rôle de la prison, les avis sont partagés. Certains pensent qu’elle a un rôle purement préventif : elle empêche que des auteurs de délits et de crimes recommencent encore et encore à commettre les mêmes délits et crimes. D’autres pensent qu’elle a un rôle punitif : elle sanctionne les auteurs de délits et de crimes, elle les fait souffrir pour compenser la souffrance que les délinquants et les criminels ont causé autour d’eux. (On retrouve là la même logique de vendetta primitive que plusieurs d’entre vous justifiaient à propos des meurtriers.) D’autres enfin (et c’est mon avis) pensent que la prison doit ou devrait avoir un rôle éducatif, pédagogique : au lieu de punir et de réprimer les mauvais comportements, elle devrait plutôt encourager et développer les bons comportements. Il faudrait encourager la gentillesse et le respect d’autrui plutôt que de réprimer la méchanceté et la violence. Les auteurs de délits et de crimes perdraient certains de leurs droits et de leurs libertés en fonction du mal qu’ils ont fait, mais pourraient les regagner en faisant du bien. Par exemple, quelqu’un qui a frappé, volé, tué, violé, serait d’abord privé d’un certain nombre de droits (de se déplacer, de téléphoner, de voir ses amis, de faire l’amour avec sa copine) et devrait accomplir un certain nombre de bonnes actions (passer un diplôme, aider autrui, travailler pour payer une compensation à sa victime, etc) pour regagner ses droits un par un. Toi, qu’en penses-tu ? Doit-on punir les délinquants et les criminels ? Doit-on simplement les empêcher de nuire ? Doit-on les encourager positivement à changer de comportement ? Doit-on en quelque sorte les rééduquer, et comment ? Bref, que peut-on faire pour que le passage en prison serve à quelque chose, pour les détenus autant que pour la société ?
    • [Pas de réponse.]
    • [Pas de réponse.]
    • [Pas de réponse.]

Drôles d’idées, n’est-ce pas ?

La pédagogie noire (Schwarpedagogik)

La psychologue Alice Miller a forgé le concept de « pédagogie noire » pour désigner ce mode de pensée qui considère la violence comme une réponse adéquate aux comportements « fautifs ». C’est l’éthique à l’œuvre dans la vieille tradition d’éducation des enfants par les coups – de la gifle à la fessée en passant par toutes les sortes de châtiments corporels que la cruauté humaine a su inventer. « ça t’apprendra » dit un parent en punissant un enfant qui a mal fait. C’est également l’éthique à l’œuvre dans l’appareil répressif d’Etat,  ses lois pénales, ses prisons et ses EPM, qui fait comme si la sanction infligée aux fautifs avait la capacité de leur apprendre quelque chose de positif, de changer leur comportement, de les dissuader de recommencer à faire ce qu’on leur reproche.

La pédagogie noire, malheureusement, n’a jamais fonctionné. « ça t’apprendra » suivi d’une gifle n’enseigne rien d’autre que la violence et l’agression comme comportements valables, avec la colère et la peur pour tout résultat ; une telle sanction n’exprime en rien en quoi consiste le bon comportement qu’on cherche à prescrire. (Par exemple quand un parent hurle « TAIS-TOI !!! FERME-LA !!! » à son enfant qui crie, il ne fait qu’empirer la situation en stimulant la panique de l’enfant, et en faisant exactement le contraire de ce qu’il exige.) Si on éduquait les enfants uniquement sur un tel principe, en réprimant vertueusement toute erreur on dissuaderait durablement toute velléité d’apprentissage, produisant ainsi des êtres aussi ignares qu’agressifs.

Enfermer un lion dans une cage l’empêchera de vous dévorer, pas d’en avoir envie. Examinons un instant cette métaphore excessive : quand un homme veut dresser un fauve, c’est-à-dire faire en sorte qu’un animal sauvage naturellement agressif adopte un comportement artificiellement inoffensif, quelle stratégie fonctionne le mieux ? Si on réprimait toute attitude agressive par des coups, des hurlements ou des privations, on obtiendrait une bête d’autant plus prédatrice et capable de tuer par auto-défense, car remplie de peur et de colère. Pour transformer un lion en gros chat, on doit au contraire créer un long et difficile processus de renforcement positif pour toutes les attitudes de douceur, d’obéissance, de non-agression, en s’abstenant de donner tout prétexte à agression. On doit le nourrir selon sa faim et non l’affamer, le caresser et non le frapper, et ainsi de suite. On sait qu’au fond, l’homme est lui aussi un prédateur issu de la nature impitoyable, un singe violent toujours capable de blesser et de tuer ses semblables, avec ou sans raison. Comme les fauves, les humains peuvent répondre à la peur, au stress, à la colère et au besoin par l’agression. C’est pourquoi les méthodes « anti-crime » qui consistent à inspirer la peur et la colère chez les prisonniers, à en menacer le bien-être, à leur refuser la satisfaction des besoins physiques, sexuels, affectifs, sociaux, ne font qu’entretenir les vices qu’ils prétendent combattre.

De la même manière, l’histoire a montré que cette forme de pédagogie noire, répressive, que constitue l’expérience carcérale subie, produit des effets inverses à ceux escomptés : on s’y désocialise, s’y désespère, s’y déshumanise, s’y endurcit, on y perd ses repères normaux, on s’y adapte à une sociabilité pervertie, on s’y fait des amitiés délinquantes ou criminelles, on en reste psychologiquement marqué, redéfini à vie comme ex-prisonnier et incurable. Bref, la prison échoue souvent lamentablement à changer les coupables en profondeur ; on ne fait que les empêcher temporairement de nuire, sans les modifier, quand bien même ils le voudraient.

Les fautes commises pourtant, qui se payent au niveau individuel et personnel des fauteurs de troubles, témoignent du fait qu’une série de choses, dans la société – dans la famille, l’école, la ville, le travail… – n’ont pas marché, n’ont pas produit le résultat attendu : un bon comportement. La seule réponse correcte au constat de fautes commises devrait être : reprendre là où la société a échoué à façonner des humains acceptables, réparer les erreurs, améliorer les personnes. Un tel résultat ne s’obtient pas à coups de gifles, ni par la fessée, ni par l’insulte, ni par les brimades, ni en multipliant les privations.

Pourtant, de fait, l’EPM est une sanction violente qui engendre un mal-être supplémentaire chez les jeunes détenus, en les privant de leur milieu familier, de leur famille, de leurs amis, de loisirs, de téléphones, d’ordinateurs, de jeux, etc, toutes privations sans aucun rapport sémantique avec les faits reprochés, et sans aucun bénéfice à la sortie. A avoir rencontré quelques détenus, je n’ai pas eu l’impression que l’incarcération leur fasse du bien ; et d’après ce qu’ils disent, eux non plus. Les interdictions multiples n’empêchent pas les drogues d’entrer à l’EPM – ce que chacun sait – ni une évasion de s’organiser – la veille de notre deuxième séance d’atelier, 3 jeunes s’évadaient… (qui furent aussitôt repris). J’ai moi-même ressenti comme un obstacle l’ambiance oppressante qui règne à l’EPM : le fait d’être enfermé dans de multiples enceintes, d’être sans cesse surveillé et observé, le fait d’avoir à passer plusieurs portes verrouillées pour obtenir un stylo ou une bouteille d’eau. Même pour les personnels et les intervenants extérieurs, la lourdeur implacable du dispositif sécuritaire donne envie de fuir bien plus que de créer, de se refermer sur soi plutôt que de s’ouvrir aux autres et au monde.

Au lieu de la pédagogie purement répressive, la seule pédagogie prometteuse consiste à identifier les problèmes et à les réparer à la source, et cela ne peut pas se faire négativement par une contre-violence – qui reste dans la même logique que la barbarie qui consistait à tuer les meurtriers. Seule une pédagogie positive peut changer les choses : non pas punir le voleur, l’agresseur, le violeur etc. en espérant désespérément qu’ils y apprennent quelque chose, mais leur apprendre à devenir et à rester un citoyen respectueux du bien et du bien-être d’autrui, un homme maître de ses pulsions, courtois, capable d’empathie, enclin à la bonté, adepte de valeurs morales le guidant de l’intérieur, etc. ; récompenser le bien par le bien, encourager les comportements qu’on souhaite renforcer, et surtout montrer l’exemple : la meilleure manière d’obtenir des gens qu’ils se comportent « bien » consiste à bien se comporter avec eux, et ce quels que soient les délits et crimes qu’ils aient pu commettre. De fait, on sait que nombre de violeurs ont d’abord été des victimes d’abus sexuel (ou des proches de victimes), que nombre d’enfants battus deviendront des parents maltraitants, que des victimes de violences sociales – misère, racisme et exclusion, entre autres – deviendront plus facilement des auteurs de violences sociales que des gens ayant grandi et vécu dans le confort, l’affection et la confiance, bref, que la violence a déjà fait son œuvre et qu’il n’est pas pertinent d’en rajouter.

Prenons chaque motif possible d’incarcération :

  • Certains ont commis des actes violents. Le bénéfice concret de l’emprisonnement pour la société consiste à empêcher l’être violent de faire de nouvelles victimes – du moins à l’extérieur de la prison, car ni les autres détenus ni les surveillants et autres personnels ne sont à l’abri. Mais, est-ce que la prison fait disparaître les pulsions violentes ? Supprime-t-elle l’imaginaire violent, les idées qui peuvent, chez la personne violente, justifier ses actes ? Il est permis d’en douter. Les agresseurs ont besoin de régler leurs comptes avec des sentiments de peur et de colère parfois développés depuis leur plus tendre enfance – un cadre accueillant, amical, des activités plaisantes, les calmeraient durablement de leurs émotions négatives en les conduisant à se rendre compte qu’ils n’ont pas besoin de frapper pour se faire comprendre et s’épanouir. Et ainsi de suite.
  • D’autres ont été enfermés suite à leur participation à des trafics de drogue. L’incarcération les dissuadera-t-elle de repartir « charbonner » ? J’ai posé la question à deux de ces jeunes et leur réponse est sans équivoque : dès qu’ils sortiront, ils recommenceront, tant qu’ils sont mineurs du moins. La prison n’a aucun effet sur ce type de délinquance.
  • D’autres doivent leur emprisonnement à des viols. La prison constitue-t-elle une rééducation au respect d’autrui, notamment des femmes et des enfants ? Rien n’est fait en ce sens à ma connaissance. Aboutit-elle à un comportement sexuel adéquat ? On ne voit pas en quoi des mois ou des années en cellule changeraient quoi que ce soit, au fond, aux idées et aux pulsions toxiques de quiconque ; au contraire la privation de toute interaction amoureuse fait dangereusement monter la pression. Les violeurs ne réagissent pas positivement à l’emprisonnement qui ne fait que renforcer leur mauvaise estime d’eux-mêmes et les disqualifier en tant que partenaires sexuels acceptables. Ils ont besoin avant tout de rééducation affective et sexuelle, de redécouvrir en quoi consistent l’amour et le plaisir, par exemple à travers des lectures, des cours, des conversations, des jeux de rôles et des mises en situation sous surveillance.
  • D’autres ont volé, pour des motifs divers qui vont de l’état de besoin à la perversion (plaisir de nuire, mépris d’autrui : un certain sadisme). La prison travaille-t-elle à les remettre sur le droit chemin ? Pas sûr du tout. Elle ne change rien au besoin, au contraire elle l’aggrave, ni à la perversion sur laquelle elle n’a pas prise, se contentant à nouveau de protéger la société durant le temps de l’incarcération mais pas au-delà. Les voleurs et autres prédateurs économiques auraient besoin de développer des compétences qui les rendent aptes à trouver le confort de manière honnête, de développer certaines attitudes comme la confiance et la loyauté.

Certaines formes de délinquance et de criminalité peuvent se comparer à des addictions, nécessitant des soins plutôt que de la répression. Longtemps, on a diabolisé et puni les personnes dépendantes – alcooliques, drogués… – en leur attribuant toute la responsabilité de leur état et en les sommant de mobiliser leur liberté pour s’en sortir. Ce n’est que récemment qu’on a changé d’attitude et qu’on a traité les « accros » avec un peu plus de compréhension et d’humanité, comprenant que les attitudes de condamnation et de rejet pur et simple ne pouvaient qu’aggraver l’isolement, le désespoir et les pathologies associées (maladies, violences, délinquances). Il est devenu clair que la punition n’abolit pas la dépendance, alors que la main tendue a quelques chances d’être saisie.

Au lieu d’un système organisant une série de privations inconditionnelles, un système à renforcement positif consisterait par exemple à conditionner les libertés et les plaisirs à un certain nombre de comportements bien valorisés, proposant de remonter la pente, organisant des récompenses le long du chemin, un peu comme on regagne des points sur son permis de conduire en participant avec succès à des stages de formation. A N. par exemple, qui s’est rendu coupable d’agression avec violence, on proposerait de s’investir dans du travail valorisant, chargé de sens symbolique. Il serait récompensé pour toute journée passée sans agression ni violence, et privé de certaines libertés en cas de méfait. A F., gamin sympathique, ouvert d’esprit, calme et posé qui a un jour « pété les plombs » et a failli tuer un autre jeune qui venait d’agresser sa petite amie, qui a un problème de manque de contrôle de lui-même mais qui a aussi de belles capacités, et qui par ailleurs a le projet de devenir animateur sportif, on proposerait de continuer ses études – en récompensant les bonnes notes par de petits plaisirs et des libertés – et de s’investir dans des activités sportives qui lui permettraient de canaliser son énergie et d’apprendre à mieux se connaître et se maîtriser (arts martiaux, jeux collectifs).

Le fait de concentrer le mal-être et l’inadaptation de dizaines de personnes dans un même environnement fondamentalement hostile, pénible, frustrant, traumatisant, ne peut que maintenir ou aggraver les problèmes existentiels des détenus. Même les 60 places d’un EPM sont de trop. Il vaudrait mieux créer des régimes de semi-liberté, ou des zones mixtes et plus ouvertes, mêlant des jeunes ayant commis des délits et des crimes, et d’autres jeunes « normaux » au contact desquels les premiers pourraient se sociabiliser, sous la surveillance attentive d’éducateurs, de psychologues, et d’un minimum de personnels répressifs. On pourrait par exemple imaginer de mini-villages où les détenus (sauf les individus dangereux ou en crise, évidemment) porteraient des bracelets électroniques discrets destinés à garantir qu’ils ne quittent pas les lieux sans autorisation, tout en les laissant libres de leurs mouvements. Ces villages seraient ouverts à diverses formes d’interactions sociales et d’activités – du travail volontaire à partir de 16 ans, des travaux d’intérêt général, du travail en dédommagement des préjudices causés, du travail au bénéfice d’associations caritatives, ou des loisirs, et même des fêtes, car tous les adolescents en ont besoin. Les détenus pourraient ainsi se responsabiliser et même gagner honnêtement de l’argent de poche.

Si on expérimentait ces solutions qui tiennent compte des besoins de chacun, on se donnerait peut-être une chance de diminuer la récidive. Au lieu d’emprisonner six fois de suite pendant 6 mois ou deux ans les mêmes jeunes de plus en plus endurcis, gaspillant l’argent public et les ressources humaines, on ferait bien mieux de leur payer une bonne fois pour toutes des vacances où ils pourraient goûter le bonheur et en connaître le prix.

En tout cas ce que j’ai vu à l’œuvre à l’EPM ne me semble pas faire le travail nécessaire. On en sort moins heureux mais pas meilleur. On y perd encore plus de temps sans en rattraper alors qu’on y est arrivé déjà en retard.

Conclusion

J’en arrive à la fin de cet essai. Je regrette évidemment de n’avoir pu mener à bien la mission qui m’était confiée, et de ne pas fournir un recueil de textes littéraires écrit par les jeunes de l’EPM, mais trop de facteurs se sont accumulés pour empêcher la pleine réalisation du projet, notamment la rareté et le manque d’envie des jeunes eux-mêmes, et notre propre manque d’efficacité à l’EPM et à moi (séances écourtées ou annulées, programme discontinu…) De toute façon il y avait un problème dans l’énoncé même du projet : avant de leur proposer d’écrire, il aurait été bon de s’assurer qu’ils sachent lire et écrire, qu’ils aient effectivement pris plaisir à lire quelques livres de littérature, et qu’ils aient plus ou moins la volonté d’écrire, ce qui n’était malheureusement pas le cas (sur la poignée de garçons qui ont participé à au moins une séance, seul F. a vraiment écrit avec plaisir et de son plein gré à des moments). J’aurais été partant pour faire du cycle d’ateliers une initiation à la littérature, mais ce n’est pas la consigne qui m’a été donnée, et cela aurait demandé une meilleure organisation de nos prestations ainsi qu’un bien plus important volume horaire…

J’ai donc pris la liberté de donner à lire mes réflexions de citoyen à propos de cette rencontre avec la prison, et j’ai cherché à montrer que la délinquance de ces jeunes est à l’image de notre société en crise, qui deçà-delà fonctionne et dysfonctionne comme une vaste école du crime. Les condamner c’est nous condamner, corriger leurs erreurs c’est reconnaître les nôtres, leur demander de changer de comportement c’est nous obliger à améliorer le nôtre. Nous devrions tester mille autres formules que la prison, traiter les problèmes sociaux de manière sociale bien en amont plutôt que pénale en aval, et mettre le paquet sur le développement humain plutôt que sur des dispositifs sécuritaires qui ont déjà amplement montré leurs limites.

Ludovic Bablon,

Mai-septembre 2014

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