Sur mon lit (sur la souffrance de penser)

Je suis assis sur mon lit, un livre à la main, et, je ne sais pourquoi, je cesse de lire (le début d’un ouvrage sur « les bébés à risque autistique ») ; et, je me mets à penser. A penser, à un premier niveau. Je ne sais pourquoi, je l’ignore, laissez-moi le redire. Je pense à ce gros problème d’un certain désarroi contemporain, qui trouve sa place dans une des sociétés les plus libres, et les plus riches, qui aient jamais existé. Dans ma tête, je développe des arguments qui répondent à d’autres arguments lus sur plusieurs forums. Lu par exemple, que le Loft ou les programmations de la « télé-poubelle » sur M6 étaient du fascisme. J’ai pensé deux ou trois choses sur le moment : ces choses reviennent, là, le soir, le lendemain. Un argument : certainement non, on n’a pas le droit de parler de fascisme quand justement on s’exprime librement sur un forum, quand on a le droit de vote à tous les niveaux, quand on a un pouvoir d’achat énorme, quand nos pauvres à nous, nos smicards, RMIstes, seraient de forts bourgeois avec leurs 2000 francs mensuels au Nigeria, etc. Je développe ces idées ; mais pas longtemps. Rapidement je me mets à passer, sans l’avoir décidé, à un deuxième niveau de réflexion : à savoir, « réfléchir à tout cela, c’est épuisant ». Je vous livre ceci en phénoménologue amateur. J’étais dans ma tête, seul avec moi-même, ou en compagnie des bribes de discours que d’autres avaient laissé étinceler cinq minutes sur le net ; j’étais au niveau un ; je suis passé au niveau deux ; enfin au niveau trois : « je réfléchis, je ne sais pas pourquoi, je vais en faire une chronique ». Non, certainement, personne n’a le droit de décrier « cette société » lors même qu’il en est et en RESTE membre. Enfin, si, justement, la qualité de cette société de situe justement dans le fait que tout le monde a le droit de décrier, mentir, argumenter, tirer la couverture vers son opinion, son for intérieur, j’allais presque plaisanter : son « fort » intérieur. Je me souviens tout-à-coup que l’autre fois, dans une autre chronique, c’est quand je mangeais mon plat de pâtes que des pensées me sont venues. Cette idée m’en rappelle une autre, j’ignore pourquoi, une citation de Jean-François Lyotard, dans Pérégrinations : « les pensées sont des nuages ». Et moi je ne comprends jamais rien au fait qu’elles se décident ou se refusent à pleuvoir, d’un seul coup, sur mon lit, au-dessus de mon livre « le bébé à risque autistique ». Curieux bébés, eux aussi s’affrontent à la difficulté d’être humain et de gérer une conscience. Pourquoi deviennent-ils autistes ? Après dix pages lues, je ne puis encore le savoir. Pardonnez, vous être rentrés dans ma tête, niveau trois, cette chronique. Niveau deux : c’est effrayant, comme les niveaux se mêlent ; un écheveau terrifiant, je comprends que les Grecs se soient méfiés de temps en temps de la pensée ; s’ils étaient là, peut-être ils se méfieraient surtout de la mienne, qui n’est pas du logos, plus une divagation permanente : sauter du coq à l’âne, en partant de l’écureuil et atterrissant sur le kangourou. Kangourous, vous êtes nombreux en Australie. Quelle époque formidable, ce marsupial était séparé de nous depuis des milliers d’années, les Aborigènes ont appris à le découvrir il y a 40 000 ans, les Européens au siècle dernier seulement, et aujourd’hui, on peut voir sans problème ces animaux faire leurs petits bonds charmants dans notre « folle du logis ». Télé-poubelle, je veux bien, mais à mon avis, soit on éteint son poste, soit on regarde tout comme document. Niveau deux : comme document, c’est épuisant. Quoi, on offre tellement de choses bonnes, il y a tant de sciences, tant d’artistes, et tout ce que qu’une majorité de connards sait faire, c’est mater les idiots dans leur boîte de miel consensuel et émotionnel. Oui mais, après tout, ce n’est que le peuple violent d’hier, le peuple exploité, celui qui se battait et pour lequel on se battait, c’est ce même peuple qui aujourd’hui mange des chips à satiété devant le Loft, Cannes, C’est mon choix, les matchs de foot ; moi aussi je regarde ça ; c’est un progrès non ? Oui mais, pff, quel effroyable progrès, qui remplace la violence pauvre par la douceur conne. Ah, ah, je suis fatigué de réfléchir à cela. Les forums. Forums sur le bébé autistique ? Non. Sur des enjeux de sociétés ? Illusion pure. Libres, libres, libres, d’aller nous exprimer sur des vanités, d’aller passer des premiers aux seconds niveaux, de la critique de la bêtise ordinaire, à la liberté de critiquer ; et cela, en faisant semblant de considérer qu’on a quelque pouvoir. Mais on ne fait que constater notre impuissance à changer quoi que ce soit. Loft Story calme les pauvres. La critique de Loft Story au nom de la culture calme les plus exigeants. Comme disait une algérienne charmante, vue à la télé, l’autre jour : « kifa-kifa ! » Oui, c’est pareil, le sujet idiot et la critique de l’idiotie se confondent dans la même banale morosité. De quoi parlons-nous alors. Le bébé autistique ? Mais qui s’intéresse à cela. Le problème de la représentation temporelle dans le roman contemporain ? Les spécialistes adoreront. Liberté de parole, fatigue de la pensée à l’utiliser. Voilà, assis sur mon lit, avec l’idée d’aller en faire une chronique. Je ressasse sans cesse. Notez l’allitération. Changement de niveau. D’une certaine manière, le tissage peut s’interpréter comme un changement de niveau permanent et standardisé : certaines fibres passent au-dessus, puis en-dessous, du fil de trame. Mais quel motif une minute de pensée floue trace-t-elle ? Un brouillard ? Une fleur ? Kifa-kifa. Comme il est ennuyeux ce monde. Comme c’est joli d’entendre une enseignante algérienne parler sa langue avec ses amies, parler de la menace qui plane sur elles au quotidien. Association d’idées : Deleuze dans son abécédaire sur Arte, il m’avait fort étonné, et séduit (je le découvrais alors), à passer tout-à-coup de l’analyse d’un problème philosophique banal, à l’analyse philosophique du style de jeu « fond de court » qu’incarnait Bjorn Borg ! Un intellectuel, quelqu’un qui pense un peu, même difficilement, ne peut faire l’économie d’un rapport très proche, très pragmatique avec la réalité. Pas de ciel des idées sans la matérialité du calame et la sueur de la main qui écrit. La bonne manière d’être serait de se rendre digne de tout face à tout. Comprendre Hegel en allemand et regarder les images de cul trash du net, le tout sans jamais ciller ; non indifférent : tolérant, intelligent. « C’est mon projet ; comme de bien entendu, c’est impossible ; et comme de bien entendu, c’est mon projet. » Fatigue de vouloir être à la fois distancié et sans distance, d’être digne et de douter de la possibilité, ou de l’opportunité, de l’être. Problème stratégique : pourquoi réfléchir ? Regarde le Loft, ils sont heureux, ils ne perdent rien à ne rien comprendre. Oui mais. C’est impossible, je ne suis pas comme ça, ils perdent énormément, leur vie émotionnelle est rendue misérable par leur misère intellectuelle.  Et est-ce une joie de penser ? Oui, parfois. Mais plus souvent une souffrance. Comme une vache je ressasse, je rumine, je lève la tête des livres dont je devrais poursuivre la lecture. L’attention au déroulement des idées est chose pénible, très pénible. On ne la tient pas longtemps. Peut-être qu’avec de l’entraînement ? Georg Steiner peut peut-être tenir une réflexion dans sa tête pendant une heure ? Je l’ignore. Quelqu’un connaît G Steiner, pour que je lui écrive et lui demande ? Non. A quoi sert-il de réfléchir ? Je connais un peu de théorie de l’évolution. On ne peut pas dire que réfléchir procure un avantage sélectif. Avoir du fric, être beau, être célèbre, oui, clairement. Pour une réflexion sans stratégie commerciale, pas d’utilité ; une pensée informelle, cultivée au fur et à mesure des fois où on lève le nez de son bouquin, est fatigante, et sans intérêt, que pour soi, parfois. On comprend que les gens du Loft n’utilisent pas beaucoup la réflexion. Se mettre les seins à l’air ou faire le barbeau paye beaucoup plus, beaucoup plus directement, en termes de rapports sociaux, de bénéfices financiers, de récompenses. Toi, tu es journaliste, écrivain, enseignant ? A quoi sers-tu ? Peut-être tu n’attends pas du tout de bénéfice ; tu en tires cependant un peu, et cela te suffit. Société libre, majoritairement conne, et c’est bien comme ça : société libre, va-t-on les forcer à penser ? Compelle intrare : force-les à rentrer au Paradis. Qu’ils se convertissent, et leur vie en sera illuminée. Mais à quel point en sommes-nous sûrs ? Réfléchir, prendre deux minutes à part soi. Mais 100 francs est cher pour un livre beau, un livre intelligent ; 10 000 francs est honnête pour un nez moins busqué, des hanches plus fines. Cette majorité de fric qui passe direct à la merde sans passer par la case intelligence. Que leur offre-t-on ? Une réflexion qui est mentalement difficile à tenir ; une maîtrise du langage dont on peut fort bien se passer, les à-peu-près au quotidien conviendront, on n’a besoin que de 50% du message, vu qu’il n’y a rien dedans (mais il faut dire quelque chose quand même) ; une beauté littéraire, artistique, architecturale, philosophique, qui demande tout un pénible travail pour être reçue dans sa profondeur. Tout cela, pour obtenir à la fois une joie et une peine. Quand la joie conne et brute est si facile, si accessible. Je les comprends, à ne pas faire un seul pas, jamais, en notre direction. Non, non, décidément, avec la pensée et la beauté, nous imposons trop pour donner trop peu et trop cher ; il est normal qu’ils stagnent dans la baise simple, l’erreur, l’opinion, la vulgarité ; nous sommes les seuls à savoir qu’ils puent et que nous ne sentons que moitié la rose. Et cette chronique alors, quelle odeur insipide. Qu’avez-vous voulu dire ? Juste que c’était difficile. Et qu’en attendez-vous ? Rien, comme d’habitude. Je me fais à l’idée de penser plus en recevant moins. Un bon site littéraire fait 200 visiteurs/jour. Il y en a 100. Un site de cul fait 1 000 visiteurs/jour. Il y en a 10 000. Tout est normal, rien à revendiquer : après tout, on peut s’exprimer, qui dans son ghetto à prétention universelle, qui dans son Palais des Congrès sans prétention aucune que faire laisser un peu de sueur et une impression fugitive de divertissement. Chaque personne aura son amphithéâtre. Certains pourront y lire de beaux romans, devant un public de 4 spectateurs. D’autres seront bondés avec du fist anal au programme. Mais que veux-tu ? Des visiteurs ? De l’intérêt ? Du fric ? Qu’on te regarde, qu’on regarde remue.net en masse, et La page Blanche, et Chaoid, et LMDA, et J Lacoste, et Viel, et Deleuze, et Horvat, et tous les autres ? Alors voici une idée simple, renomme ton site en « Ludovic Bablon vous encule tous.com », ou « La littérature vous nique votre race de bâtards.net », et par le biais de ceux qui cherchent « enculer et niquer » sur les moteurs, tu draineras en masse le public simplet qui te fait défaut. Il y a quelque jours, quelqu’un est arrivé sur mon roman New York après avoir tapé la requête « italienne nue et gros seins ». Mais allons, une politique plus sûre consiste pour toi à retourner au bébé autistique ; va sur ton lit maintenant. Bien, bien, tout est normal, n’y pense plus maintenant.

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