21 propositions sur l’enseignement du Savoir dans les universités françaises de lettres et sciences humaines

Je me suis demandé parfois s’il était bon pour ma santé de boire cette huile de foie de morue scientifique qu’ils me tendaient dans un verre sale, pour que je la prenne en bouche et la fasse reposer dans mon cœur. J’ai examiné en toute conscience et essayé d’apercevoir dans le monde de l’enseignement les éléments d’un devoir-être intellectuel : geysers, grands courants, eaux pétillantes, torrents glacés, plages de sable passées au crible ; mais je n’ai rien trouvé de tout ça : rien que du cours de prof et pas de cours d’eau.

 

I – 1er ensemble de propositions : Que la Fac donne autre chose qu’un savoir.

1.     Quand un type, un « élève », arrive à la fac, il est très mal vu qu’il sache déjà ce que le prof est payé pour lui dire. Explication : le prof est au courant du modèle économique qui les intègre lui et l’élève, et il n’a pas envie de se lever pour ne pas enseigner, car il aurait alors l’impression d’usurper son fric. Quand bien même le prof de physique aurait 400 Einstein et 200 Planck devant lui, il leur enseignerait quand même les bases de la physique moderne ; on sait que le taux de suicide et de dépression est élevé dans cette catégorie socioprofessionnelle : maintenant, vous savez pourquoi ; c’est parce que le prof est condamné à délivrer une information qu’on peut se procurer autrement que par lui ; poussé par un sentiment d’illégitimité sociale, le prof place un canon dans sa bouche et tire.

 

2.     De même que le pré-savoir de l’élève, l’ignorance du prof n’a pas doit de cité dans la réflexion officielle sur l’enseignement. Pour le prof, le savoir est quelque chose de très fiable, de très solide ; avec de la limaille de fer (qui est la vraie science ! c’est-à-dire presque liquide, coulante, souple, incertaine), il ne peut pas bien cogner sur la tronche de l’élève ; avec une bonne grosse plaque d’acier bien lissé, le prof se sent très fort, très en confiance ; fameux sidérurgiste. Mais frappez un seul petit coup de burin au milieu de sa tôle (« Mr, j’aurais une question, là, sur le suaire de Turin, dont vous dites qu’il est une PHOTOGRAPHIE DE JESUS » (j’atteste solennellement qu’un prof de fac nous a bien enseigné ça !)), et l’illusion s’écroule ; mais quand même, comme il vous a fait mal à la tête ! Mais en fac, on n’avoue pas qu’on doute ou qu’on ignore ; on apprend qu’il FAUT croire ici, et douter là (mais pas à juger soi-même s’il est bon de douter ou de croire ou de savoir) ; on n’apprend pas à gérer une info FLOUE ou IMPARFAITE. Bien que ce soit la base, et d’un intérêt majeur, car comment savoir, sans savoir juger et jauger la qualité de ce que l’on croit connaître ?

 

3.     Afin d’éviter la mort, le prof, en général, utilise une ruse enseignée en cours de base à tous les CAPES : il ignore si et que l’élève sait déjà. Vous vous êtes souvent demandé pourquoi le prof s’aboulait dans un amphi pour blablater sur des éléments que vous connaissiez depuis une éternité ; et vous savez pourquoi : le prof a peur de la mort, si l’élève sait, lui sait qu’il ne peut pas donner plus que ce qu’il donne déjà. De ce second fait majeur, nous verrons les raisons un peu plus tard.

 

4.     En conséquence de cette mission que le prof, et le prof seul, s’assigne (quelle que soit votre position face à ça : par exemple, vous ne voulez pas étudier Candide pour la treizième fois en quatre ans ; ou, apprendre l’allemand dans Goethe, ça vous fait gerber, mais le prof, ça le fait bander ; etc), la relation d’enseignement… en est vraiment une ; c’est-à-dire, que pendant tout le cursus universitaire, il y aura bien deux rôles très définis à jouer : lui sera intégralement prof, vous élève jusqu’au bout des ongles ; il sait tout, et une ignorance crasse vous caractérise. D’où, la relation de type hiérarchique. Loin de nous l’idée anarchisante, l’auteur de cet article ne craint pas d’être dominé, si c’est fructueux, et temporaire ; si le prof est d’une qualité telle, qu’il ne serait pas digne de lui résister. Mais c’est la règle : bon ou mauvais (pour dire vite), c’est le prof qui commande ; il parle, vous notez. Pas de participation ; nous y reviendrons.

 

5.     Auparavant il faut nous interroger sur la qualité et le statut de ces personnes appelées « profs ». Contrairement à ce qui se dit quelquefois, la plupart du temps le prof n’est pas celui qui, maîtrisant lui-même une grande masse d’info sur un thème ou une discipline et connaissant bien leurs subtilités, pièges et intérêts, est apte, à travers une démarche habile, dialoguante, à nous les faire peu à peu partager, goûter, défricher ; non : cette plupart du temps, il débite son truc pendant une durée définie, puis on vide la salle : il était une fois un prof qui fit un cours, puis il était une fois un élève qui lut un ouvrage de référence sur le sujet, et retrouva point par point le même argumentaire : du coup, il était une fois deux personnes qui ont passé du temps pour rien à la fac. Autant rester chez soi, si c’est pour se mettre en tête le contenu d’un livre. Haro aussi sur les étudiants débiles, pour qui une saine démarche d’accompagnement ne servirait de rien : ils sont passifs, ils ne veulent pas que le prof les guide sur ce qu’ils savent déjà, puisque d’office ils ne savent rien.

 

6.     On a beaucoup dit que les universitaires étaient, en sciences humaines, tous les écrivains et les chercheurs ratés ; on a beaucoup dit « Oh, là, bon, sur cette thèse…non » ; et beaucoup dit « oui, bon… c’est vrai. » Rappelons quelques vérités de base : le prof ne conduit pas de camion, donc, pas de risque d’accident ; il touche des masses financières pour quatre heures de cours / semaine. Les années sans grèves, il a, comme les élèves, onze mois et demi de vacances ; avec grève, il en a 13 ; bon, voilà, il bosse un peu au moment des partiels, encore que la plupart du temps il prend une ou deux décennies sabbatiques pour corriger ses douze copies de licence ; même quand il n’a pas de copies, il prend quand même longtemps pour s’en apercevoir et méditer sur le fait. L’essentiel du boulot du prof, c’est de préparer méticuleusement des contenus à resservir tels quels en cours ; en gros, il lit les mêmes bouquins autorisés que les élèves, mais lui seul a autorité pour les lire en cours à haute et intelligible voix. Donc, il bosse deux ans en début de carrière, puis ajoute 3 correctifs tous les deux ans. Retraite à cinquante, ensuite, les Baléares. Entre temps, le prof a accumulé assez de pèze pour mettre ses enfants en écoles privées, leur acheter le bac, puis les insérer en khâgne ; eux-mêmes deviennent énarques : 12 ans de boulot, 100 000 francs / mois. Retraite à 35 ans, puis Tahiti.

 

7.     Du coup, en général, le prof est une personne de petite taille : 10 cm en moyenne. Dans les couloirs, les élèves, qui sont bavards, de vraies pipelettes, se plaisent à dire qu’ils (les profs) « ne sont pas à la hauteur » : en effet tout s’explique. Non qu’ils manquent de calcium, vitamines ou autres éléments nutritifs ; au contraire, ils en regorgent. Non, simplement, ils ont choisi l’enseignement supérieur, ou autrement dit, l’enseignement supérieur les accueille afin qu’ils puissent, grâce à la tradition du patriarcat universitaire, y exercer leur handicap. Les filles en chair, pour se soigner, ont la diététique ; les personnes intellectuellement petites ont le professorat.

 

8.     Côté élèves, on observe des phénomènes assez similaires. La fiction veut que la Fac soit un établissement d’enseignement du savoir. Mais, pour les profs, c’est un espace protégé où, abrités par les règles du modèle unilatéral de transmission du savoir (« Taisez-vous, écoutez l’histoire de Pompée, racontée d’après la version expurgée de la version adaptée de la traduction par Amyot de la Vie des hommes illustres ») ; et pour les élèves, c’est également l’espace protégé où ils peuvent aller rater leurs partiels en toute tranquillité (papa-maman est derrière, ou les bourses), et éviter de rentrer sur l’effrayant marché du travail. L’Etat sait tout cela : un étudiant coûte cher ; un chômeur coûte cinq fois plus cher. Depuis 40 ans, une forte demande a immodérément gonflé le nombre des étudiants des filières générales supérieures ; une demande… de savoir ? Non : de qualification. De même que les profs ne sont pas là pour le savoir, mais pour les « moins de 35 heures » et le fric qui va avec, de même les élèves font acte de présence pour autre chose ; toucher de la thune gratos, éviter de bosser trop vite, vivre un peu (et se murger) en attendant mieux. La Fac est remplie de jeunes femmes baisables et en culotte qui passent leur vie entre polypes et polycops ; et de jeunes mâles mateurs qui attendent les fins de blabla professoral pour se soulager dans d’agréables séances aux chiottes, à l’intercours. Les toilettes : Haut-lieu spirituel de l’enseignement supérieur. « Jeune mec cherche type bien membré aimant sucer des bites ». Ainsi, socialement, la Fac est souvent plus l’espace conjoncturel d’expression de la vigueur des jeunes gens, que celui de la recherche, de la fabrication et de l’échange des savoirs. Purgatoire avant les trois huit (voire le 14 h boulot 4 h métro 6 h dodo des start-ups), zone-tampon, remplie de sang menstruel, marquée par les fœtus avortés des filles-mères.

 

 

II – 2ème ensemble de propositions : Que l’irrespect de la fac par rapport au savoir cause à certains beaucoup d’insatisfaction.

1.     Question de hauteur encore : les contenus n’y sont pas. Si l’on saisit la plaquette de la Fac moyenne, on regarde la série des « enseignements » ou « types de contenus » proposés. Psychologie, Lettres, Philosophie, Histoire, Géographie [(eh oui, toujours Histoire et Géographie côte-à-côte, jamais l’un sans l’autre ; pourquoi ? Parce qu’en 1870, après la pâtée prise contre les Prussiens, Vidal de la blache, formé historien, devenu fondateur de la Géographie française, s’est mis à mettre la géo au service de l’histoire, de la façon suivante : les « connards de boches » nous ont braqué l’Alsace-Lorraine, or voici, moi, Vidal, je mets la géo au service de l’histoire ; je prouve (sic) que l’Alsace-Lorraine fait partie intégrante de la France ; cette démonstration  se transforme en argumentaire qui doit servir à faire l’histoire ; d’où, en France, l’instituteur nationaliste enseigne, copains comme cochons, histoire nationale et géographie nationale. Appendice : en 1940, un élève de Vidal de la Blache, appelé par Vichy, réorganise l’enseignement supérieur d’histoire et de géographie : à nouveau, il les acoquine solidement. De l’importance des guerres franco-allemandes dans la structure actuelle des enseignements universitaires !)], Psychologie, Sociologie, Sciences du Langage, LEA, Sciences de l’info et de la com, etc. On voit que la Fac suit fidèlement une certaine structure épistémologique des sciences humaines ; mais la Fac fait aussi autre chose. Non seulement elle conserve la segmentation du savoir (mais d’où vient-elle, cette segmentation ? Vivons-nous un jour de l’histoire, un jour de la langue, un jour de la psychologie ? Le monde est-il plusieurs ? A ouvrir les yeux, il ne le semble pas ; mais la Fac les ferme (« ferme-les » est sa devise), et accentue les divisions indues ; elle prétend enseigner, dans chaque matière, ce que chaque matière a de propre. Mais combien cette accentuation est préjudiciable ! Je m’explique : pour certains d’entre nous, nous venons chez Mme la Fac pour qu’elle nous en apprenne sur le Monde ; et elle, elle dit : Voici ! Tout sur le Lichtenstein !!! Génial.

 

2.     En effet : à la Fac, règne la spécialicismentation du savoir. « Les sciences », dit la fac, « ne sont pas suffisamment connes comme ça à découper sans cesse le monde en fragment de discours de plus en plus petits » ; « J’ai une idée ! », dit la Fac (et regardez-la, elle en est ravie, de son idée, elle en trépigne sur place) ; « Je vais faire pire : je vais essentialiser la segmentation !! ». Et elle essentialise. Salope ! Ainsi arrive ce mal : nous nous asseyons en cours et au lieu d’en apprendre 10% sur le tout, on en saura 20% sur le rien. Voici un cours de mécanique fait par un spécialiste du boulon de 14 millimètres de diamètre ; merde au 13 ! merde au 15 ! Vive le boulon de 14 ! Il est vrai que c’est crucial. Ainsi on en arrive à un cours sur le christianisme (en général) fait par un spécialiste du scoutisme français au XXè siècle (en très particulier). Pour expliquer François d’Assise, on a droit à la bonne vieille anecdote sur telle stupide association de merdeux cathos dans les années 1920. Pendant l’année universitaire 1999-2000, avec la semestrialisation (le pire, c’est qu’il paraît que ce sont les étudiants eux-mêmes qui l’ont demandée !), ce spécialisme a battu son plein : les cours sur des portions de moitié de savoirs coupés en quatre se sont succédés, trois mois de ci et deux mois de ça. La Fac invente une nouvelle arithmétique : trois mois de cours plus deux mois de cours = zéro acquis. Une fois que j’ai bien appris toute l’évolution phonétique d’un verbe en ancien français, qu’est-ce que je sais ?

 

3.     Le prof, dans l’infini du monde, nous emmène dans un point très précis ; mais il ne prend presque jamais la peine de nous dire : voici où nous sommes, voici pourquoi il est bon de le savoir. Il fait comme si l’ « enseignème » (le petit morceau d’info qu’il y a à enseigner) valait de soi : tiens, un topo sur les théories de la mémorisation. Et alors ? ? ? Vendeur immobilier, le prof nous dit : « voilà, il y a un appart », il donne toutes les dimensions, le prix des meubles etc, et il nous propose de l’acheter cash ; et il ne dit pas si le truc est là, où à 10 000 bornes, s’il est en Californie ou au Mali, dans le désert ou sous l’eau, il ne donne pas l’adresse, est-ce que c’est habitable pour nous, par nous. Il ne met pas en situation de comprendre avec profondeur ; il cache des clés qu’il ne possède peut-être pas lui-même. La mémorisation, c’est le thème du cours ? Il aurait fallu dire, voilà, la mémorisation, ça se place dans la série des processus qui conservent de l’être : un CD gravé mémorise ; ici, nous parlons de la mémorisation humaine, c’est-à-dire de la rétention émotionnelle ou fonctionnelle d’info par un individu (puisque nous étudions d’après la psycho) ; mais elle peut être familiale, groupale, collective, il y a des mémoires mortes et vives, des mémoires formelles et informelles etc. En fac, on est dans le flou particulier ; on apprendra par bribes, mais on ne verra pas (question cruciale !) s’il y a une unité ontologique du monde et si oui de quel type (par exemple, les atomes de monde sont ils faits de matière, d’énergie, d’information ? Quel est le rapport entre ces trois notions ? Sont-elles fondamentales ? Comment s’articulent-elles ?) Voir une guerre comme un mélange de matière (le fer des chars, l’air qui porte les balles), d’information (les vêtements qui identifient amis et ennemis, les savoirs stratégiques et tactiques, le langage utilisé pour donner les ordres), et d’énergie (muscles des hommes, poudre des canons) En fac le style de pensée n’est ni inductif ni extensif ; on ne cherche pas à savoir le fond des choses. Pourquoi ? Rendez-vous au numéro 10 !

 

4.     Un autre plat national de la Fac, c’est le nationalisme. A la Fac en France, on est français ; la télé nous lourde partout dans le monde, en Saintonge, au Viêt-Nam, mais la Fac n’est pas la télé ; la parabole peut donner accès à un dessin animé en polonais, mais la Fac n’est pas le satellite ; trente ans d’accords politiques pour constituer et agrandir la CEE, ça fera peut-être de nous des Européens ; mais ça ne rentrera pas à la Fac. En effet, à la Fac, on enseigne français ; regardez sur le schéma, le point que je vous montre grâce à ma baguette de pain français ! ; écoutez-moi parler des écoles de sociologie françaises ! comme il est beau, Durkheim ! Comte, c’est si bon ! Mauss, si puissant ! Lévi-Strauss, si intéressant ! A la Fac, en Histoire, on étudie Louis Quatorze et Jean-Jacques Seize ; en psycho, Binet et Zazzo ; en Lettres, Molière, Aragon. Qu’a-t-on à faire de l’histoire de l’antiquité mésopotamienne, du moyen-age arabe, du seizième siècle chinois ? De Parsons et de Vico ? De Grimmelshausen, Izumi Shikibu, des anonymes de la poésie dite « fleurie » des Nahuatl ? Mais moi je vois l’intérêt : non la recherche de l’exotisme ; mais celle de l’équité ; nous n’avons certainement pas le monopole de l’intéressant, de plus, étudier une science née dans une autre société et à une autre époque, nous permettra de distinguer nos a-priori instinctifs des authentiques universaux, et pour reprendre les termes d’un débat classique : distinguer l’opinion de la vérité. L’école, lieu de mémoire, pas de savoir. La Loire, plutôt que l’Amazone. Epistémologie, sources et écoles scientifiques : Nationales.

 

Ainsi en est-il globalement des contenus. Voyons maintenant les méthodes d’enseignement.

 

5.     En premier lieu, force est de constater qu’étant donné le type de lien instauré d’office et sans discussion préalable par l’institution, le cadre global, c’est la directivité du prof. Maître de son bout de domaine, il a de plus toute autorité pour dire, avec son air guindé, quel grain de sable en particulier nous allons étudier ; et surtout, pour dire sous quel angle (eh oui, nous n’allons quand même pas étudier tout un grain de sable ! Cela nous prendrait trois années entières). De cela, de cette impossibilité de tout feed-back, découlent deux conséquences principales. D’abord, que nous ne pouvons pas faire que le prof passe sur un aspect particulièrement chiant et vain de son cours : s’il a décidé de nous l’asséner, il nous l’assénera ; il est tenace comme un dogue. Surtout, que les rares fois où il a, par une remarque de biais, suscité un peu d’attention de la part d’un élève, il s’interdit (et il empêche l’élève) de dévier du sujet : pas moyen (« tiens, nous parlions de l’autorité de type charismatique du chef d’Etat, j’aimerais aller plus loin dans cette voie »), le prof doit boucler son cours dans l’heure, il ne peut pas s’appesantir (dit-il) ; un silence de plomb retombe dans la salle.

 

6.     Question de langue aussi : quand un élève parle bien dans un cours, les autres pouffent, car ils ont pour QI la température des pièces où ils se trouvent, et les Facs sont souvent mal chauffées : donc 12, 13, 14, pas plus ; et dans l’autre sens, impossible de communiquer, car, n’est-ce pas, le prof est bien de sa classe, sociale s’entend, le plus souvent un bourgeois bien solide à la parole bien surveillée, au discours bien rôdé, et habitué aux longs monologues moi-moïstes (untel nous raconte des anecdotes de sa vie avec tel grand professeur de Sorbonne : il se fait mousser pendant une bonne demi-heure ; une spécialiste de l’histoire rurale, nous parle des paysans, sans apparemment se soucier du décalage flagrant entre son ton très snob, son petit tailleur en lamé qui la boudine, et le monde agricole). « Hép ! on ne discute pas là ! Mais monsieur on parlait du cours ! Oui, mais ici c’est moi qui parle ». On me dira : Ah, non ! Il y a dialogue ! Que dites-vous, jeune homme, de la pratique des exposés ? Ainsi l’élève a la parole ! Et moi je dis : Hé, gros, tes exposés on s’en ouf grave, passke personne a choisi de les faire, et que c’est toi qu’as tout déterminé d’avance.

 

7.     Mené d’une main de fer, même molle (et il y en a beaucoup, de ces mercures autoritaires !), le cours ne suscite bientôt plus aucune attention. On suit le cours, comme on suit un cercueil ; on attend le moment où il sera enterré dans notre cerveau sous la terre lourde de l’inintelligence. De telles séances ne peuvent bien entendu, n’attendons pas de miracle, susciter aucune créativité de la part des apprenants ; d’où leur attitude foncièrement passive, désintéressée, morne et sans passion. Le sujet était formidable, d’une grande portée, d’une grande profondeur, et le prof a mis de la terre dessus ; il brillait, il est maintenant brun. La conséquence de cette mise en condition négative, c’est qu’on ne peut plus demander aux apprenants de faire vraiment quelque chose  avec ce qu’ils ont appris. Incapables, car émoussés, d’aller pour chaque cours lire la quarantaine de livres qu’il faudrait posséder pour chaque question, avant d’en réaliser une synthèse personnelle et brillante, ils ne sont plus bons qu’à faire des QCM, à la limite une dissert ou un commentaire en cinq pages, une traduction d’une page, un exposé d’un quart d’heure. On les tient bien à distance ; on les convainc du caractère ennuyeux de la connaissance. Ceux qui ont lu Nietzsche (Le Gai savoir) l’oublient après deux semaines de ce traitement intensif par la mollesse. Ainsi l’intelligence, ce n’est pas ce qui est produit à la Fac. D’ailleurs, bien conscients que les élèves n’en auront pas besoin, les profs ne la testent pas à l’entrée. Cette question de l’examen d’entrée a toujours révulsé les étudiants ; mais qui aurait l’idée d’élever la voix, si un club de tennis décidait de ne pas accorder de licence aux manchots et aux paralytiques ?

 

8.     Dispensatrice d’un enseignement général, la Fac n’offre quasiment jamais l’accès aux « basses sources » qui ont permis d’établir son divin savoir. Ainsi on peut atteindre toutes les maîtrises de toutes les disciplines, sans jamais avoir touché de près leurs fondamentaux. Prenons l’exemple de l’histoire : à aucun moment, lors de son cursus, l’élève n’a affaire à de vraies sources. Oh, certes, on travaille bien sur des documents, en histoire ; mais il ne s’agit là que, finalement, de documents devenus secondaires, car si j’ai en face de moi un texte de Campanella sur la « Cité idéale », c’est que le prof l’a extrait pour moi d’un corpus qu’un chercheur avait extrait pour lui. Comment serais-je historien après ça ? Où puis-je me faire les dents, si mes geôliers ne me nourrissent  jamais que de cette purée ? Or, je ne parle ici que pour ces cours qui utilisent vraiment des sources primaires, ces cours nommés « TD » ; en cours magistral, la source, c’est l’historien. Et mon boulot, c’est rabâcher ! remâcher. Non seulement, au-dit cours magistral, on n’a pas le temps de rien montrer, mais de plus, il ne renvoie à rien ; le prof pourrait constituer des dossiers, référer à des sites sur le net, à des numéros de revues, à des actes de colloques, à des recueils d’images, en BU, en bibliothèque de section, pour les élèves de tel cours. Nichts ; pas d’images (Louis XI, il avait quelle tête siouplaît ?) ; pas de dossiers ; pas de compléments. Abstrait, dit et redit, intellectuel, amorphe, le cours n’implique ni engagement personnel, ni savoir-faire technique (FAIRE une carte, une enquête sociologique, une traduction live, un examen clinique, une fouille, lire à haute voix.) Les études « générales » sont vides d’actes. Que l’on FASSE ! On n’a jamais que des documents fragmentaires, mâchés et remâchés, resservis chaque année. Ne nous fatiguons pas ; touchons nos bourses et nos salaires, et pour le reste, inch’Allah.

 

9.     Par des cons, pour des cons, le cours se déploie lentement. Les enfants arabes, à quatre ans, mettent une semaine pour apprendre leur alphabet ; en France, en DU (« Diplôme d’Université ») de langue et civilisation arabe (c’est un ex-inscrit qui témoigne), la même opération prend trois mois, avec des sujets au système nerveux pourtant bien développé par 20 années de présence sur la Terre. Le prof dit bien « Travaillez à la maison ! » Mais la matière est tellement peu dense que l’on peut s’en tirer même si l’on n’a fait qu’acte de présence. Beaucoup de blabla, peu de substance. Trois déclinaisons, douze dates, quatre bios, six théories, et le partiel est dans la poche. Récemment, je n’avais pas fait une seule heure de cours dans telle matière : j’ai eu 13/20 au partiel : intelligence surhumaine ? Culture générale surdéveloppée ? Non : scandale d’un enseignement indigent.

 

10.  Les examens sont la grosse cible de la petite flèche lente de l’enseignement dit supérieur. (Supérieur, parce qu’il est au-dessus du primaire ; supérieur à de l’inférieur, ça donne quoi ? du niveau zéro, non ? du premier étage tout le temps, non ?) Donc les « méthodes » enseignées, ne sont pas les méthodes pour constituer un savoir, mais : pour rabâcher un savoir. En dissert, il s’agit juste d’être assez habile pour faire semblant de ne pas montrer qu’il s’agit juste, ni plus ni moins, du cours ; et pas de quelque chose fait à partir du cours, car implicitement, l’élève est incapable de cela. Autour des cours, rien ; la trajectoire est toute tracée, vous n’avez qu’à la repasser au crayon : cours, partiel, oubli. Ces soi-disants « acquis » ne sont pas faits pour enrichir votre vie, mais pour vous permettre de passer le partiel. Tout se définit par rapport à la « date fatidique » : les acteurs, les exercices sont faits pour, sur mesure. Des têtes bien faites ? Non ; des copies bien remplies, des notes surtout. Bien ou mal mises, elles seules comptent, car voilà : l’enseignement supérieur, entre le monde du boulot et celui du savoir, a fait son choix, quoiqu’il le cache bien. En ayant l’air de dispenser du pur savoir, il est en fait tout tendu vers la certification finale, « celui-là est un bon », « pas celui-ci ». Mais si ce n’est pas la tête bien faite qui compte, pourquoi enseigner toutes ces matières qu’on dit inutiles, et qui le sont véritablement, au sens ou elles ne produisent rien directement ?

 

11.  Oui : pourquoi enseigner ça : pourquoi la littérature française plutôt que l’électronique, en discipline générale : car il y a plus de diodes et de circuits imprimés que d’exemplaires de Stendhal… Pourquoi les DEUG ? Pour les diplômes. Pourquoi les diplômes : pour faire semblant. Mais nous proposons une autre optique : un enseignement pour l’intelligence globale de la population : moins de cons, moins de nazes qui regardent le Bigdil, moins de racistes, plus de types qui connaissent la 1ère sociologie de l’histoire, celle d’Ibn Khaldoun, plus de gars et de filles qui aient du respect, de la curiosité, de la vivacité – et moins qui attendent le week-end ou le soir pour fumer leurs joints, tirer leurs bangs et boire leurs girafes de Ricard. Mais non : on enseigne les disciplines traditionnelles, tout en sachant bien que les contenus qui auront été plus ou moins acquis n’auront pas de valeur dans le monde du travail. Quand j’ai fait ma maîtrise de sociologie de l’habitat au Sénégal, elle me sert à avoir une bonne mention, mais l’année d’après, c’est invalide si je veux bosser autrement que, moi-même, comme prof ; quand je suis caissière, je ne me rappelle plus la conclusion de ma deuxième partie de mémoire !! Les productions de l’enseignement, côté élève comme côté prof, ne sont pas faites pour enrichir la tête de l’être humain ; mais bien sûr s’il a de bonnes notes, il s’enrichira quand même, plus tard, en termes de bâtons et de briques : cela « construit un homme ! » (et le loup vient souffler dessus comme sur fétu de paille). Chair à partiels, viande à diplômes. Rien pour le savoir.

 

12.  Par ailleurs, on ne s’arrêtera pas trop sur les entourloupes de cours. C’est féerique tellement il y en a.

– Il était une fois une interro d’histoire dont le sujet était le titre même d’un des cours du prof ; l’élève, qui s’en branle, sort le cours du prof et le recopie tel quel. Quand les copies sont rendues, l’élève s’aperçoit que le prof non seulement n’a pas remarqué le plagiat qu’on lui a fait subir, mais qu’en plus, il se tient lui-même en mauvaise estime : il s’est mis 12 !

– Il était une fois un prof de littérature du XVIIIè siècle, en fac, qui avait besoin de numériser toute une collection de documents épistolaires ; il a créé un « cours », où il s’est agi pour les élèves de TAPER, sur ordinateur, les lettres que le prof a la flemme de taper lui-même ; condition de réussite au semestre : avoir été toujours présent comme secrétaire fidèle ; bien entendu on n’entendit pas parler de partiel. Tous les singes typographes furent reçus sans autre forme de procès. Véridique, demandez-moi le nom et l’université, je vous la donnerai : c’est Mr ***, à Montpellier III.

– Il était une fois une prof de géo partie en live sur un sujet d’histoire, et qui se mit (partant sur une idée de géographie des religions) a parler des « évêques luthériens »…. Rappelons que la Réforme luthérienne s’est faite massivement sur le rejet de Rome et de sa hiérarchie ecclésiastique, et sur la capacité de chaque fidèle à accéder sans médiation au message évangélique. Interrogée plus tard (par votre serviteur) sur les sources utilisées pour son infâme cours, la prof, interloquée, répondit : L’Encyclopaedia Universalis. Un petit BEPC, à elle, ça lui aurait pas fait de mal. (Renseignement pris par la suite, cette prof n’était pas habilitée à donner un cours a la fac : en effet, elle n’avait pas les concours. Je le sais de source sûre – quelqu’un de l’UFR concerné.)

– Il était une fois un prof d’histoire religieuse qui, nous présentant le Christ, nous affirma qu’on avait beaucoup de documents sur lui, dont une photographie : le Suaire de Turin. (En l’occurrence, comme sources non-chrétiennes sur Jésus (bien sûr ce n’est sans doute pas hors de l’objet qu’il faut chercher l’objet), on a en fait trois ou quatre mention (Pline, Flavius Josèphe etc), dont deux ou trois ont été démontrées apocryphes, ajouts médiévaux…) Ce cours avait lieu tous les vendredis matin : mais c’était chaque fois un petit avant-goût du dimanche matin sur France 2 : la messe dominicale.

– Il était une fois un prof qui, en cours d’amphi, poussait toujours à fond le volume sonore de son micro ; ça résonnait grave ; après deux heures, les étudiants décédaient, d’overdose d’acide lysergique, autrement dit aspirine (drogue dévastatrice dans les facs) : un cours assommant ; comment on enseigne avec un marteau ;  lui, bien sûr, ne s’apercevait de rien.

– Il était une fois un prof qui donnait ses propres ouvrages comme seule orientation bibliographique.

– Il était une fois un élève à qui, pour un partiel oral, on donne à choisir entre mironton et barjabulle. Il quitte la pièce en pleurant.

 

 

CONCLUSIONS

En creux, en appliquant une fonction « négatif » à ce que l’on sait de la fac, on peut bien voir ce qui serait souhaitable :

Une Fac non bradée, et pas faite pour accueillir les branleurs et tout ce dont les écoles supérieures et les IUT n’ont pas voulu.

Une culture générale requise pour les élèves et possédée par les profs, afin qu’on ne pédale pas dans la semoule des chasses-gardées du spécialisme, mais qu’au contraire on puisse bien établir le cadre des choses.

Des cours au déroulement non conçu comme un monologue à dérouler, mais comme un échange à établir ; le cours tourne autour d’un centre de gravité, le prof se tient au milieu, donne des pistes, corrige le tir, précise, raconte, fait observer que. Jamais, il ne devra délaisser aucun axe de réflexion, ni vertical ni horizontal ; il faut voir la constitution historique de la langue anglaise sur l’axe comparatif du rapport avec celles d’autres peuples du monde, et également sur l’axe de profondeur, en rapport avec l’évolution de la société anglaise ou anglophone.

Des thèmes de cours qui soient réellement thématiques et non simplement disciplinaires. Par exemple, le thème de la Frontière, en géo, en histoire, en socio, en ethno, en linguistique ; la Fac sélectionne un certain nombre de thèmes, et chaque discipline prépare des cours dessus ; les élèves panachent, qui plutôt ethno-linguistique, qui plutôt psycho-histoire. A l’examen, l’exercice porte sur le thème ; c’est un exercice non de telle science, mais de science humaine.

Une manière de tester les acquis non basée sur des exercices fallacieux, mais sur des essais ou des types d’exercice propres à la spécialité enseignée (une interview sociologique, une étude de cas psychopathologique, une étude statistique etc, rien qu’une fiche de lecture même !) Accent mis sur les savoirs-faire, qui en permettant l’application des savoirs théoriques, permettent leur expérimentation et leur acquisition. Qu’on cesse de nous faire miroiter une recherche à laquelle nous ne participerons pas.

Autre chose que des cours à la Fac, mais une série d’associations, clubs etc. Emulation. Ouverture au monde. Entrée sérieuse du multimédia à la fac ; bibliothèque de documentaires vidéo et audio (un seul exemple : en ethnologie, les documentaires de Mauss sur les Dogons) ; accès à des CD-Roms ; élèves motivés pour un engagement dans la créativité scientifique et artistique. Une documentation disponible qui soit de qualité, partout, au lieu de la situation présente : sur 10 livres cherchés on en trouve 3, dont 2 empruntés et un en magasin (20 minutes d’attente), et encore, on ne cherche que des livres !

Information sur les orientations possibles à partir de telle ou telle discipline ; les types d’emploi, la demande, les conditions de travail.  Pré-insertions sur le marché du travail par le biais de stages, visites etc.

Ainsi : une Fac plus souple, plus adaptée à la réalité économique, et en même temps plus respectueuse des savoirs théoriques et pratiques.

 

De 00h00 à 4h00, la nuit du 20 au 21 sept 2 000

veillant au lieu d’aller en cours,

Ludovic Bablon

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