Notes sur la guerre émotionnelle hors d’Irak

Ou: comment jouer au badmington avec la conscience tranquille.

Ou: appel au calme.

Ou tout autre titre.

 

 

Je ne sais pas comment je vais dire ça. Quel est le bon modèle ? la bonne métaphore ? le bon paradigme ?

Mettons un fait, 5h30 du matin heure d’Irak. Boum, boum, un peu de bruit. Un peu comme de la techno, mais sans art. Bombes.

Après (dans la matinée), ici et là, en Occident : encore du bruit. «Non !», par exemple ; ce genre de bruit. Et un autre bruit écrit sur des pancartes, mettons, dans une université parisienne, dans la rue à Lyon, devant un bâtiment à Boulogne, etc.

Je me fous un peu de la guerre, en fait.

Par contre, il se passe des choses intéressantes à étudier, d’un point de vue linguistique, sociologique etc. Et peut-être c’est CELA qu’on apprend : pas qu’il y a une guerre (ou pas) et qu’on est en colère contre elle (ou pas). Mais comment marche le langage, comment se transmettent les informations, quel niveau incroyable de communication on a atteint.

Je définis «dire une information» de la manière suivante : c’est dire quelque chose DE quelque chose, mais il faut que le propos soit intrinsèque à la chose. Par exemple : «le chat est tigré» est une information – entre autres parce qu’elle ne peut être contredite, – que ça se passe dans les poils du chat et pas dans ma tête. Par contre, «j’aime le chat» n’est PAS une information – parce qu’on peut dire «je n’aime pas le chat». C’est quelque chose comme une déclaration ; émettre une opinion.

Communication, qu’est-ce que c’est ? Je pense qu’on confond sous le même terme deux formes différentes. Il y aurait la communication d’information, qui peut se décrire ainsi : un individu a une encyclopédie personnelle et mentale constituée de x objets auxquels sont attachées npropriétés. La communication émotionnelle serait la suivante : un individu a une encyclopédie personnelle et mentale constituée de x objets auxquels sont attachés n émotions.

Par ailleurs, je pense que la communication saine a un but. Si je prends sur moi de modifier le paysage mental d’autrui (c’est une sorte d’agression en soi vous savez) par émission de langage, je dois avoir un but précis – sinon, pourquoi le faire gratuitement ? La passion de polluer ? (L’écrivain prend ce risque, mais il a, normalement, de puissants objectifs ; il apporte une vision du monde hautement étudiée – normalement, je dis ! La plupart n’apportent rien d’autre que ce que l’on trouve dans les poubelles de l’esprit.) La communication semble donc liée à une possibilité d’action. Par exemple, il s’agit d’examiner, avec des blagues, si on va être amis ou pas – donc aller au ciné ensemble ou pas. Ou, il s’agit de discuter du temps qu’il fait dehors pour savoir si on va mettre un maillot sexy ou pas. On peut aussi discuter tout court, mais c’est vain. On le fera pour se détendre, après le travail, ou si on est passionné par les possibilités du langage en tant que ressource possible dans la production d’énergie à partir de vent, comme en Hollande.

On continue : l’échange d’informations sur des choses sert à donner de la matière à un calcul. Par exemple si l’on se renseigne pour comprendre les causes et enjeux de la guerre, pour connaître ses tenants et aboutissants. L’échange d’opinions, d’attitudes face à la guerre, lui, ne sert à rien. Ou,il sert quand on a une capacité d’action, pour bâtir des informations à intégrer à des calculs. Ainsi, une manifestation (c’est à dire un regroupement de locuteurs émettant des messages à base d’opinion et d’émotion («Non à la guerre ! Vive la confiture de mirabelles !» et autres propos engagés)) peut devenir une information – en l’occurrence, sur l’état d’esprit d’un peuple ; information valable, en gros, pour les gouvernements ; ou information à recycler plus tard dans des discours politiques, quand un parti pacifiste quelconque balancera des phrases comme «Nous sommes pacifistes, et les Français aussi, ils l’ont démontré par le passé», histoire de se concilier discursivement un groupe, avec l’aide bénévole d’un tirage de cheveux.

Retour aux faits. Je regarde la télé. France 2. Daniel Bilalian commente des images de manifestants français qui disent, «franchement, bon, non à la guerre». Ils ont donc dit quelque chose, la caméra les a filmés, et elle nous dit quelque chose. Au départ, c’était de la pure opinion, puis par le biais de la télévision, ça devient une information sur l’état d’esprit d’un groupe. Transformation intéressante. Mais on n’ira pas plus loin. Le processus n’a abouti à rien du tout. Il y a juste eu expression (c’est à dire bruit) et amplification du bruit pour constituer une info quasi-inutilisable. (A la place, on aurait pu écouter de la bonne musique.)

Maintenant, pourquoi j’en parle ? Si j’exprime mon opinion sur ce sujet, c’est dans le but suivant : qu’on comprenne. Je propose donc, non pas de transmettre une émotion (de toutes façons je suis un serpent), mais de diffuser une attitude fondamentale par rapport aux choses, discours, événements. Cette attitude consiste en gros à :

SE TAIRE.

CHUT !

SILENCE !

NE FAITES PAS DE BRUIT !

Je m’explique, et reprenons à nouveau notre matière.

Si quelqu’un dit dans la rue «Non à la guerre en Irak!» on suppose qu’il s’agit d’un sujet mûr, intelligent, responsable. S’il l’est vraiment, alors il fait une analyse sur la nature de ses propos, et constate que les vibrations qu’il crée dans l’air à partir de ses organes phonateurs ne se dirigent pas jusqu’en Irak dans le but exprès de stopper un missile en plein vol. Il constate que le son s’arrête assez vite. Il constate, en fait, que le son ne va guère que jusqu’à l’oreille de ses amis, et que c’est peut-être le but de la prise de parole : donner une image de soi, faire joli dans la ville. Mais cet effet étant sans rapport avec le but primitif, qui contient l’idée «arrêter la guerre», le locuteur se rend finalement compte qu’il vaut mieux :

SE TAIRE.

Car le message présente une inadéquation notable de son enjeu proclamé et de ses effets réels.

Ou bien, notre locuteur a été jusqu’à cette conclusion, et il constate son impuissance très-réelle par rapport au cours du monde ; et comme ça l’énerve, et qu’il est narcissique et décidé àimplanter sa tête dans l’espace public, il veut quand même manifester au moins cette colère de l’impuissance en criant «Non à la guerre». Mais c’est vain à nouveau et il ferait mieux de :

SE TAIRE.

A partir de cette brillante analyse sur lui, le locuteur qui crie un peu partout dans le monde se trouve placé devant deux choix, les deux également bons.

1/ Il s’engage dans l’action. Il se coud en vitesse un vêtement américain ou irakien, et il part là où on peut faire quelque chose. Variante : il prend un couteau et va zigouiller à la main un décideur politique quelconque. Pas d’opinion : de l’action.

2/ Il regarde et il réfléchit (c’est ce que recommande mon Conseil de sécurité, qui s’est réuni ce matin devant une tasse de café et une clope. Discussions toujours houleuses.)

En fait, non seulement l’expression ne sert à rien, mais en plus elle se fait sur un matériau vraiment fragile, qui est en gros l’information sortie des mass-médias.

La connaissance, elle, n’est pas stérile. On la sent valoir. Elle nous intègre au monde. Elle nous rend plus parents des choses, des événements, des visages et des pays. Mais on ne possède pas sur le dossier qui nous occupe une connaissance claire et exhaustive. Du coup, on sent que balancer des opinions prématurées pour bouleverser le monde mental d’autrui, ou pour montrer purement et simplement qu’on craint la mort, ce n’est pas un bon comportement pour la conscience. En lieu et place de l’expression aléatoire et souvent fautive d’opinions, on pourrait consacrer le temps gagné sur l’absurdité à la mise en œuvre d’une sorte de dissertation collective, un ensemble cohérent et raisonné d’informations, contrôlées, hiérarchisées. Au lieu d’entasser des reportages sur divers éléments fragmentés de la situation, on pourrait établir une liste unique de ce qui est certain, pertinent, utile pour la réflexion. A partir de là on créerait de l’émotion – et à partir de l’émotion, de l’action. A contrario, on sent bien que le but de toutes les émissions dites «d’analyse» n’est jamais d’informer réellement, de participer à cette encyclopédie locale : l’information n’est jamais synthétisée. On constate donc que ces informations ne sont bonnes qu’à former un écosystème propice à la génération d’opinions injustifiées.

Injustifiées ? Peut-être que le «Non à la guerre» est la bonne solution. Mais je ne crois pas que les manifestants qui disent «Non» aient trouvé cette solution. Ils l’ont tirée au hasard hors d’un magma chaud d’informations partielles. On est juste face à deux verres renversés, l’un d’eux contient une balle; le manifestant, qui n’a rien vu et ne sait rien, arrive et dit «la balle est là». C’est peut-être vrai, c’est surtout rien, puisque ce n’est pas su.

Si par hasard les irakiens, suite à une guerre rapidement gagnée par les Etats-Unis, se déclarent (rétroactivement) favorables à cette guerre, nos manifestants n’iront pas crier (rétrospectivement) «Oui à la guerre en Irak !»: avoir donné son opinion n’engage à rien. Si la France, après avoir fait le choix pacifiste, connaît des difficultés énergétiques et que les prix augmentent, il n’ira pas voir les manifestants et leur demander «Aviez-vous réfléchi à tout quand vous avez crié Non à la guerre en Irak ?»: de même, on aura parlé dans le vide. Encore un peu plus loin dans la fiction: on ne sait apparemment pas grand-chose des effets bénéfiques que peut avoir l’action d’un loup agressif lancé dans une bergerie mondiale. Il n’est pas impossible qu’une agressivité américaine ait un impact sur la Corée ou le Pakistan, pour modérer leurs ardeurs; de même une Europe un peu méchante aurait pu calmer plus vite un taré genre Milosevic, en foutant en l’air le droit d’ingérence: on peut donc émettre des opinions contre-productives. Le problème de l’émotion, de la déclaration d’opinion, c’est qu’elle ne se base jamais sur une analyse approfondie de la situation – et une juste mesure de leur taux d’incertitude; on a pas mal deNon à cette guerre qui viennent d’un absurde Non à la guerre en général – un pacifisme qui se ferait tuer gentiment par les plus actifs – américains ou irakiens, peu importe.

A noter encore ceci : je n’ai pas de rancune particulière contre les manifestants anti-guerre (seraient-ils pro-guerre, je leur attribuerait la même vanité de l’expression pure). Ma proposition de silence vaut aussi bien contre le babillage d’un José-Maria Aznar, quand il justifie absurdement l’attaque de la nuit du 19 au 20 mars par la déclaration «Nous attaquons parce que l’Irak ne respecte pas la volonté internationale». (Bien entendu c’est lui qui par définition ne respecte pas la volonté internationale telle qu’exprimée par la communauté des Etats membres de l’ONU.) Ou contre le babillage des américains qui critiquent la position française en tant qu’ingratitude par rapport à la Libération en 1945 (où l’on voit que certains mondes mentaux, sans aucun bombardement, sont quand même en pleine ruine intellectuelle).

Je résume : en l’état actuel du dossier, on ne peut donc pas proposer d’information puissante et construite, ni par conséquent exprimer une opinion sur une situation floue et beaucoup trop complexe. Donc, aucune information ne peut être émise sur la guerre, sinon des faits comme «Saddam est mort» (ce qui sera de toute façon difficile à établir) ou «untel, qui n’en sait rien, en pense ceci, et le crie dans la rue».

On peut crier, mais ce n’est pas très utile. Ce matin, j’ai bougé mon bras, ça voulait dire que je déclarais la guerre à la Suisse: mais ça n’a pas eu d’effets; j’aurais donc pu m’en abstenir. J’ai été réglo, puisque j’ai gesticulé chez moi sans polluer personne.

Il importe, je pense, de connaître nos capacités d’action, et d’agir en conséquence, et d’y adapter notre langage, et pour le reste, de se tenir dans une réserve paisible et sceptique. Pour moi, je sais exactement ce dont je suis capable, c’est pourquoi je déclare :

«Personnellement, j’aime jouer au badmington ! Hourrah ! Vive ma conscience ! En conséquence de quoi, j’invite tous les montpelliérains de bonne volonté à se rendre toutes affaires cessantes dans un des parcs de la ville, raquette et volant en main ! We shall win !»

Se consacrer à ce qu’on PEUT faire. Ne pas outrepasser ses droits d’expression. Le tennis de table est permis aussi.

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