Sur le nom des artistes

Un soir, la femme occidentale rentre, au volant de la voiture du couple, d’une soirée au resto avec son amant ou mari ; elle pose une main sur le genou de l’homme : on la sent excitée. Ils rentrent et très rapidement, il la coince dans un couloir ou sur le pieu avec l’intention expresse d’en venir à un état de nudité puis d’agitation des organes sexuels les uns contre les autres, un état assez prononcé. Huit mois passent, et le bébé sortira bientôt.

La scène a souvent eu lieu, dans les derniers trois mille ans ; la femme ne conduisait pas toujours une voiture, mais toujours, se posait le problème de nommer l’enfant à naître. Problème à vrai dire assez facilement résolu : il y a des normes pour la nomination d’un individu né latin, celte, français, coréen, japonais ; il y a une façon d’articuler le plus propre, le plus familial ou clanique avec le plus symbolique ; il y a un stock de noms. Tu t’appelleras Bernard, car tu es comme un Ours Vaillant (Bern Hardt) ; ou, parce que ton grand-père s’appelle Bernard ; ou, parce que Bernard, y’a rien de plus beau. Tu t’appelleras Bernard Le Petit, parce que tu es petit ; ou, parce que ton grand-père s’appelait ainsi ; ou, parce que c’est ton indécrottable nom de famille.

Maintenant imaginons que notre petit Bernard Le Petit aie grandit, et qu’à un certain âge, cinq ans comme Mozart, 15 comme Rimbaud ou 37 comme Michon, il soit devenu « artiste ». Comment s’appellera-t-il ? Je vous le donne en mille, car rien n’est évident. Mettons que Bernard, s’il réfléchit à lui-même, et s’il doit se représenter sous la forme d’un animal, pense qu’il n’a rien, mais vraiment rien, en commun avec un quelconque ours vaillant, qu’il fût brun des forêts ou blanc des neiges ne l’intéresse nullement : il se croit chat. Miaou, miaulement, voilà ce qui lui convient le mieux, à son goût. Physiquement, Bernard Le Petit est dans la bonne moyenne des nationaux de son époque, et même un peu plus grand ; la signification nominale qu’il porte sur sa carte d’identité le gêne en conséquence un peu, il y voit… beaucoup (beaucoup trop) d’injustifié.

Bernard Le Petit fait des photos ; des films ; des romans ; des symphonies ; des remixes, ou n’importe quoi d’autre, qui l’amène un beau jour à présenter à « des gens », lointains, distants, qu’il ne connaît pas, une œuvre. On lui demande (c’est ce qui se fait) de signer cette œuvre, afin que sa provenance soit reconnaissable. Provenance ; il se dit qu’en effet, c’est bien cette provenance qu’il s’agit d’identifier ; puis, que peut-être, comme provenance, comme « le lieu d’où ça vient », « Bernard Le Petit » n’est pas un assemblage de lettres très significatif. Sommé d’entrer dans le monde de l’onomastique artistique, Bernard Le Petit réfléchit alors, et regarde ce qui s’est fait dans l’histoire à propos de ces choix de nom. Merci bien, Bernard Le Petit, de me permettre un petit historique à prétention typologique de ce secteur des informations cruciales que cataloguent les organismes culturels.

 

1. Il y a tous ceux qui ont choisi de tout simplement assumer la dénomination que leur ont conféré et l’histoire et leurs parents. Marcel Carné, Gustave Flaubert, Laurent Garnier. Mais rien n’est simple, hélas ou heureusement. Sous-catégories : dans ceux qui gardent leur nom tel quel, Gustave Flaubert qui garde son nom quand c’est banal n’a rien à voir avec Laurent Garnier, qui conserve le sien à contre-courant de tout le mouvement techno/house, qui a une grosse prédilection pour le nom fantaisiste et l’identité travestie. Rimbaud n’est connu que sous son patronyme d’origine ; mais il s’appelait Jean-Nicolas-Arthur à l’état-civil, et ainsi le nomme Paterne Berrichon ; cependant, comme il n’a jamais rien fait imprimer (ou presque), on ne sait pas sous quel nom d’auteur il aurait publié. Rainer Werner Fassbinder avait un nom de rêve, qui sonnait bien : il l’a gardé, et même arboré fièrement.

2. Il y a ceux qui choisissent un nom d’allure normale (un prénom et un nom en général), et délaissent celui d’origine. Romain Gary, Marguerite Yourcenar (qui a interverti les lettres de son patronyme, Crayencour, elle ne voulait pas porter le lignage), Georges Sand (typique des femmes déguisées en hommes soit pour profiter de leur banalité passe-partout, soit pour éviter leur réprimande), Louis-Ferdinand Céline (Destouches à l’origine, il a pris comme patronyme le prénom de sa mère ; dans son œuvre, la « version narratoriale » de sa personne est d’abord Bardamu, puis Ferdinand, souvent abrégé Ferdine, plus familier ; il se rapproche de son nom : a-t-il été victime du succès de son pseudonyme ?)

3. Il y a ceux qui avaient un nom normal, et qui héritent, suite à des traditions diverses, d’une version trafiquée de ce nom : en Occident on a tous entendu parler d’Avicenne, mais allez le voir en personne au paradis musulman, il vous dira qu’il s’appelait Ibn Sina, son prénom est oublié (de moi, pas des savants) ; de même Averroes était Ibn Rouchd. Ibn Khaldoun a conservé son nom ; Muhammad est devenu Mahomet. Inventaire/Invention vient de mettre en ligne un texte de Murakami Ryû : mais partez pour le Japon, et cherchez dans l’annuaire Mr Ryû, vous ne le trouverez pas : en Extrême-Orient, on dit d’abord le nom, puis le prénom. Je ne sais trop ce que veut dire « Dame Murasaki », qui est censée avoir écrit le Gengi Monogatari : Murasaki, est-ce un nom, un prénom ? En tout cas, le terme « Dame » est devenu indissociable de son identité d’auteur à nos yeux, de même que Donatien Alphonse-François de Sade est pour nous le Marquis, et si possible divin. Isidore Ducasse est un cas : il signe d’abord *** le Chant Un, puis « Comte de Lautréamont » les Chants de Maldoror en entier, enfin Isidore Ducasse les Poésies : anonyme, pseudonyme à faux nom et faux rang, enfin nom d’état civil ; jusqu’où aurait-il encore été ?

4. Il y a ceux qui portent un nom composé, sans patronyme, mais avec indication d’origine ou de résidence géographique : les médiévaux principalement. Jean de Mung, Chrétien de Troyes, François d’Assise (et encore François de Sales au XVIIè). Dans le domaine de la musique électronique, « Dimitri de Paris » constitue un curieux rappel de ces traditions du prénom + lieu.

5. Il y a les anonymes. On les connaît mal, ils sont peu. Le nom (Turoldus je crois) que portent les derniers vers  de la Chanson de Roland n’est peut-être que celui du copiste. Beowulf, Gilgamesh ne sont pas signés. Ducasse signant ***. Dans la presse (souvent pour se camoufler, on ne signe pas un article polémique, voire insultant). Anonymat volontaire ou non : il y a une grosse rupture en Europe à la fin du moyen-âge, l’architecte, le peintre (ceux de talent seulement, ceux qu’on considère tâcherons restent anonymes) signent leurs œuvres : ça permettra qu’on les étudie, embaume personnellement et… embauche.

6. Il y a le cas d’Homère. C’est à peine un nom (plutôt une qualification : « aveugle »), mais surtout, on le sait depuis pas très longtemps, ce n’est pas un nom d’auteur, mais un nom collectif d’aèdes reprenant eux-mêmes une tradition ancienne. Il est certain que si l’on devait mettre tous ceux qui ont collaboré à composer, les uns l’Iliade, les autres l’Odyssée, les couvertures des éditions modernes devraient être autrement plus vastes : 20 000 Grecs, ça prend de la place sur les pages !

7. Il y a enfin tous les noms symboliques, surtout dans certains secteurs de l’art et de la culture. Il y a une forte distinction dans la musique actuelle, un nom constitue une bonne indication du style musical de l’artiste : Steve Reich, Philip Glass, état-civil : Nouvelle Musique, issue des musiques classiques, qui gardent le nom ; mais Eminem, Daft Punk, Le Peuple de l’herbe, NTM : musiques alternatives… comme je l’ai dit, Laurent Garnier fait exception. Le jazz garde les noms d’origine, en ajoutant parfois, pour les « grands », des épithètes : Birdie. La techno les refuse. Le rock adopte une position moyenne : pour les groupes, on donne forcément des noms symboliques, mais pour les individus, le nom d’origine prévaut : Beth Gibbons (Portishead), Jim Morrison (The Doors)… mais Tricky, de Massive Attack. Nico était Christa Päffgen : trop teuton au goût du mannequin fashion. Le rap et le hip-hop ont des noms symboliques pour les groupes comme pour les individus : dans NTM, Joey Starr et Kool Chen ; dans IAM, Akhenaton etc. La variété garde des noms d’allure normale – pseudos ou non (J. Halliday, que je rougis de nommer ; le fils de même, qui voulait faire carrière seul, mais alors, pourquoi David « Halliday » et non « Smet » ? Et Estelle ? Ca leur sert bien, le nom à Jean-Philippe Smet). En cinéma, en photographie, le nom d’allure normale, ou plus rarement le pseudonyme d’allure normale prévalent très largement ; il n’y aurait guère que Wee-Gee qui fasse exception, je crois. En tout cas, pas de nom symbolique. Veronese, le peintre de Vérone, simple indication créant un nom propre à partir d’un autre ; se rattache aux noms médiévaux d’origine géographique. Serge Gainsbourg, pseudonyme, s’invente un double symbolique, Gainsbarre. Une rareté, et une exception seulement partielle. Lars Von Trier a menti : il n’est pas Von (mais on accepte tout à fait qu’il le soit). Jean-Luc Godard apparaît quelquefois comme « JLG » ; là encore, pseudo partiel et seulement complémentaire. L’Archipoète est peut-être le seul écrivain que je connaisse à avoir pris volontairement un nom symbolique. Dans certains cas, le nom d’origine est rendu moins illégitime, je veux dire que l’écceité dérisoire du nom y est moins flagrante, par ce fait qu’il est complété par un nom d’école : être Thomas Vinterberg, auteur Dogma, être un auteur du Bauhaus, de la Nouvelle Objectivité, du Blau Reiter, ou de De Stijl, c’est plus tolérable (dans le cas où on aurait pensé à changer de nom), ça a plus de gueule, qu’être « Bernard le Petit, point ».

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