Don DeLillo – Cosmopolis – Body Art – éditions Actes Sud / Babel

Argent, Corps, Art

Cosmopolis

Don DeLillo
Actes Sud
Traduit de l’américain par Marianne Véron
221 pages, 17,9 euros.

Body Art
Don DeLillo
Actes Sud / Babel
Traduit de l’américain par Marianne Véron
123 pages, 6 euros.

 

Faites de la place dans vos bibliothèques car voici deux DeLillo d’un seul coup. Le Maître américain pour ses 12è et 13è romans a toujours aussi soif des grands espaces thématiques et son art romanesque sophistiqué mais efficace ne donne (presque) pas de signes de fatigue.

 

«Michael Chin était sur le strapontin à présent, (…) calmement occupé à établir une anxiété d’une certaine ampleur.»

Toujours le même profond élan vibratile, toujours la même rumeur fondamentale, le son originel de l’univers, la parole indifférenciée des foules, l’espèce de trame d’atomes quintessencielle de la conscience. Après le nuage de mort toxique de Bruit de fond, l’assassinat répété de Kennedy dans Libra, les fouilles archéologiques desJoueurs, la paranoïa atomique d’Outremonde, DeLillo déplace son radar universel pour capter et amplifier un signal économique flou dans ce tout dernier roman, Cosmopolis.

C’est à nouveau mais pas pareil que les autres fois la révélation méticuleuse de niveaux où le macrocosme des grands nombres et des multiplicités capitalistes rejoint le microcosme des corps et des fugitifs soucis personnels.

«Elle proféra une chose, un son, elle-même, l’âme en modulation ascendante rapide.»

Dans un long travelling, de l’espace confiné et surprotégé de sa stretch-Limousine blanche bloquée dans les embouteillages le golden-boy Eric Packer regarde l’extérieur – New York, Manhattan – et vit au cours d’une longue journée une succession d’événements passionnément distincts et inconciliables. Son médecin personnel après un bouleversant toucher rectal lui diagnostique une prostate asymétrique, sa responsable financière lui apprend l’impossible montée du yen, sur la chute duquel il avait misé sa fortune, sa femme poétesse milliardaire se retrouve figurante d’une étrange séquence de cinéma apocalyptique où tous les gens gisent nus sur le bitume, puis la voiture est prise dans une série de chocs collectifs, de l’hallucinante manifestation altermondialiste où des rats sont lancés à la foule, au cortège funèbre d’un rappeur mystique assassiné

«C’étaient des scènes qui l’exaltaient habituellement, cet immense flux rapace où la volonté physique de la ville, les fièvres de l’ego, les affirmations de l’industrie, du commerce et des foules façonnent l’anecdotique dans chacun de ses moments.»

De quoi peut bien parler tout ce chaos ? Eh bien de tout, de l’histoire et de l’instant, du soi et de l’autre, de baiser et de rompre, de s’enrichir et de tout perdre, dans la grandeur d’une décadence instantanée, quand le yen a monté assez, jusqu’à ce que divers meurtres, de et sur Eric Packer, viennent terminer l’affaire.

Alors tout est encore au même délicieux haut niveau ; la qualité de l’invention romanesque persiste (ainsi la métaphore, filée tout au long de l’ouvrage, de ce rat qui «devient l’unité monétaire» et qui donne lieu à de brillantes variations dans les conversations) ; la gestion thématique reste très fine (ainsi le jeu avec les clichés des types qui enfoncent des portes en braquant un revolver, quand Eric Packer qui a perdu son garde du corps doit se défendre contre son assassin, ou encore la sourde liaison établie entre l’ultra-technicité de la haute-finance, et la résurgence archaïque de pulsions primitives : Ils étaient assis là, dans le flot des klaxons. Il y avait quelque chose dans ce bruit qu’il ne choisissait pas de souhaiter voir finir. C’était la tonalité de quelque douleur fondamentale, une lamentation si ancienne qu’elle semblait aborigène. Il imaginait des hommes rassemblés en bandes hirsutes braillant rituellement, des unités sociales établies pour tuer et manger. De la viande rouge) ; enfin demeure le crépitement d’une écriture appétissante comme du bacon qui cuit, et qui émerveille à chaque page par ses profondeurs et ses libertés : la folie du yen délivrait Eric de l’influence de son néo-cortex. Il se sentait encore plus libre que d’habitude, en harmonie avec les registres de son cerveau inférieur, il prenait de la distance avec le besoin d’accomplir des actes inspirés, de produire des jugements originaux, de maintenir des convictions et des principes d’indépendance, toutes raisons pour lesquelles les gens sont dans la merde mais pas les oiseaux ni les rats.

Pour autant, on sort de Cosmopolis avec l’impression qu’on n’a pas lu le meilleur des DeLillo, parce que l’intrigue avance quand même d’une manière un peu mécanique en alternant les scènes ébouriffantes, aussi parce que les dissertations sur l’argent et le futur divaguent parfois jusqu’à des coins philosophiquement lourdingues où l’auteur se laisse peut-être un peu prendre par ses facilités rhétoriques, ou peut-être simplement parce que de DeLillo on est trop lecteurs, – du coup les scènes de sexe entre Eric et Elise touchent moins que les étranges amours de Marian ou de Klara dans Outremonde, et le « film d’action » final semble rééditer un peu trop une ironique version déjà donnée dans Chiens galeux. Ou bien Cosmopolis trouve son sens et son utilité comme récapitulation générale, collage de la quête primitive et du monde des bureaucrates d’Americana avec les nombres de L’étoile de Ratner (roman sur les mathématiques) et les foules de Mao II ?

 

Body Art quant à lui, qu’Actes Sud / Babel réédite aujourd’hui en poche, tient émotionnellement bien mieux la rampe, prenant et bouleversant. Une «artiste du corps», Lauren Hartke, déjeune un matin avec son mari, le cinéaste vieillissant Rey Robles, fait griller du pain, enlève un cheveu de sa langue et écoute la météo ; quand il prend sa voiture et part, elle ne le reverra pas – suicide par balle. Dans leur maison dévastée par l’absence, de curieuses manifestations linguistiques surgissent – de la cuisine, du grenier, de partout : un petit être à peine consistant, à peine humain, handicapé mental ou souvenir de Rey, ou les deux en même temps, parle à la femme. S’instaure dès lors, au milieu des objets, une vie à un et demi, un dialogue bredouillé à base de propos répétés, incompréhensibles, douloureusement concrets, – bribes de conversations banales des derniers jours avec Rey ou déblocage intégral :
« – Et puis quand ça me vient.
– Quoi ?
– Une chose de plus. Des jours oui des ans.
– Sais-tu ce que ça veut dire ? Un jour. Un an. Ou bien tu m’as entendue dire ces mots ?
– Dis quelques mots.
– Dis quelques mots.
– Dans quand ça vient.
– Dans quand ça vient. Quoi ? dit-elle.
– Partir dans part.
– Qui part ?
– C’est quand toi, oui, tu as dit.
– Qu’est-ce que j’ai dit ? 
»

Alors dans cette aphasie terrible, au bord glissant de la réalité, Lauren déboussolée tente de s’occuper, regardant fixement la webcam d’une route déserte en Finlande, faisant ses exercices du corps et répondant aux coups de condoléances par téléphone, presque sans rien comprendre. «Tout part du pelvis vers l’arrière. (…) Le temps est la seule narration qui compte. Il étire les événements et nous permet de souffrir et d’en sortir et de voir survenir la mort et d’en sortir.»

Avec ce finale de tout beauté – spectacle de Body Art et sortie du deuil –, aussi touchant dans l’émotion intime que l’antique japonais Journal d’Izumi Shikibu ou que les classiques Lettres d’une religieuse portugaise, il arrive que vraiment physiquement, on frémisse. Apparemment, c’est quand il aborde de tels thèmes, l’angoisse, la douleur, et le quotidien, que DeLillo est cet auteur vraiment… puissant de justesse et poignant.

« Il y avait trop de choses à comprendre et en fin de compte juste une. » Du grand art, vraiment.

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