L’amour est voyou

Le champ de l’amour est miné de paradoxes.

L’amour, bien sûr, c’est ce qu’on vit quand tout va bien : quand on s’attire, se plait, se comprend, se désire, se sourit, rit ensemble, jouit ensemble.

Mais l’amour c’est aussi quand tout est bancal ou quand rien ne va : quand l’un aime plus que l’autre, quand le désir penche jusqu’à tomber, quand l’autre manque, déçoit ou rate, quand rien n’est pleinement réciproque ni égal ni clair.

Est-ce qu’un amour malheureux et frustré est moins un amour qu’un amour heureux et accompli ?

Sandrine aime Alain qui aime Roger qui aime Marina qui n’aime personne, ça fait trois personnes qui aiment et trois personnes aimées mais aucun couple heureux.

En cet automne 2017 où s’est libérée la parole des femmes harcelées et violées, des hommes violés aussi, de quelques harceleurs et violeurs aussi, je continue de réfléchir à « qu’est-ce que le viol ? » en essayant de le faire d’une manière fondamentale, universelle, donc par exemple, de le voir comme une pathologie interactionnelle.

On trouve encore et encore dans d’excellents articles féministes la thèse monolithique du viol comme domination patriarcale. Je ne suis toujours pas convaincu que cela soit l’explication principale et universelle de tous les faits d’abus sexuel.

Le viol, c’est quelqu’un qui entre dans la sexualité de quelqu’un d’autre sans y avoir été invité. C’est une façon de le voir, disons.

Le problème, c’est que l’amour, c’est aussi quelqu’un qui entre dans la sexualité de quelqu’un d’autre sans y avoir été invité.

Le viol est défini comme une transgression du consentement : le crime consiste non pas à faire quelque chose de sexuel, mais à le faire contre la volonté de l’autre.

Mais est-ce si clair ?

En amour non, les choses ne sont claires pour personne.

La volonté de l’autre, déjà, est-elle claire pour l’autre ?

La volonté de l’autre, est-elle pleinement exprimée ?

La volonté de l’autre, est-elle facile à interpréter, à comprendre, à respecter ?

Eh bien regardez : c’est déjà ce qui se passe quand tout amour, quand tout désir nait, et qu’on ne sait pas encore s’il pourra se dire officiellement. On croise quelqu’un qui nous plait, on ressent des émotions, on imagine, et dans tout ce processus l’autre est fantasmé sans avoir son mot à dire, sans même être au courant. Amour et désir existent d’abord dans la clandestinité.

Mettons que deux collègues interagissent au quotidien. Le cadre est neutre, les gens font connaissance. L’amour n’est pas censé apparaître sur le lieu de travail, ce n’est ni le bon endroit ni le bon moment, pourtant il apparait quand même.

A l’époque où on se séparait, ma plus longue relation et moi, elle m’a raconté être très attirée par un homme, un collègue, dont elle zyeutait les avant-bras, elle fantasmait sur lui en regardant ses bras, extrapolant peut-être le reste. Elle était au boulot et pensait à l’amour et au sexe. Il se trouve que l’attirance a été réciproque et qu’ils ont ensuite vécu des années ensemble, comme quoi, l’amour n’avait pas fait d’erreur, il ne les a pas violés. Mais, si cet homme n’avait pas été d’accord, et si pourtant l’attirance très forte était restée ? D’accord, elle se serait calmée. Mais ça arrive d’être dépassé par ses émotions, d’avoir une attirance trop forte, trop durable, trop ingérable. Elle serait devenue bizarre. Elle l’aurait évité. Elle aurait dû changer ses pensées en le voyant pour se surveiller et éviter de se trahir, ce qui mène souvent à… se trahir, montrer lamentablement qu’on a voulu cacher quelque chose, ce qui révèle inévitablement le pot aux roses.

Les gens qu’on aime, il est vraiment difficile de NE PAS les aimer.
Passez-moi un morceau de Pink Floyd, et demandez-moi de rester neutre. Mettez du Kalkbrenner et demandez-moi de ne jamais bouger une oreille en rythme même dans les montées splendides, orgasmiques….
Lisez-moi du Rimbaud en me demandant de rester cool…
Et alors, montrez-moi une femme avec de la beauté en elle, et dites-moi d’y rester indifférent…
Les gens qu’on ADMIRE, les gens qu’on DESIRE, les gens qui nous font FONDRE et CRAQUER, les gens auprès de qui on se DECOMPOSE, tout ce vocabulaire est clair, et pas entaché de sexisme, il s’applique à chaque personne humaine, l’amour nous détruit intérieurement, nous met en péril. L’amour c’est ça, c’est intrusif en nous déjà, ça nous hante, nous force, nous opprime – j’adore être amoureux mais c’est une maladie grave que je ne souhaite à personne !!! – et ça nous oriente, nous aimante vers l’autre, on ne peut pas s’empêcher d’être aimantés par l’être aimé, on peut juste se contrôler, se priver, se taire, surveiller et changer ses réactions, cacher ses sentiments, se mentir et mentir à l’autre, etc, bien sûr on peut le gérer ce foutu amour, mais il nous tend vers l’autre comme la flèche d’Eros, les gens que j’ai aimés ont souvent vécu dans ma tête par effraction et j’ai passé des semaines à les chasser toute la journée, c’est horrible d’avoir à faire un tel ménage, nettoyer son amour tous les jours, en jeter un peu tous les jours aux poubelles de l’oubli.

C’est dur de contrôler ses sentiments, ses relations, son désir, et de gérer à 100% tous les effets qu’on produit sur l’extérieur en réaction plus ou moins contrôlée aux effets qu’on subit de l’intérieur.

Récemment j’ai été très amoureux, et j’ai trouvé mon amour intrusif, pour moi déjà, et de moi à elle aussi, c’est à dire que le simple fait que je lui fasse comprendre d’une manière plus ou moins claire qu’elle me plaisait, que j’admirais ce qu’elle disait, que je like et discute cela, que je l’invite ici et là, qu’on partage du coup de plus en plus d’espace, tout ça était… quelque part intrusif, tout cela ce sont des suggestions qu’elle reçoit peut-être en 100 exemplaires tous les jours, cette femme est pleine de qualités et très entourée, donc imaginons que 100 crétins amoureux comme moi lui envoient 10 roses tous les jours, 10 poèmes enflammés, 10 chansons pour accompagner bien sûr, à la fin de sa journée elle va juste tous nous haïr de ce harcèlement amoureux et fermer tous ses comptes.

Quand les relations sont bien établies, l’amour est chez lui.
Mais quand quelqu’un aime quelqu’un par la force de l’attraction, sans savoir si ce sentiment est opportun et acceptable, l’amour est un voyou.

Quand je fais mon examen de conscience et que je considère 23 ans de vie amoureuse et sexuelle, j’y trouve des choses à me reprocher. Mais à chaque fois ça ne colle pas du tout avec la thèse de l’abus par domination patriarcale, non, même si j’admets sans doute et avec horreur que cette domination existe bel et bien, et détermine les relations amoureuses homme/femme. Ce que j’ai fait de mal c’était par amour, par désir, par admiration, par fascination.

Oui, la vie sociale, c’est un jeu où on doit à la fois se faire aimer, aimer, respecter les limites de l’autre, tout autre, sans jamais savoir parfaitement quelle est la nature de nos relations avec chaque personne, tout simplement parce que… ce n’est jamais si clair que ça.

Le JE ne sait pas si quelqu’un qu’il aime en accepte d’être aimé, ou si quelqu’un dont il désire l’amour veut le lui donner. On croit parfois que l’autre est disponible, que l’autre aime qqch, que l’autre écoute, et on peut être bien déçu d’avoir cru plein de choses, c’est souvent la base des disputes en fin de relation amoureuse, on fait le compte de nos illusions perdues sur l’autre, tous les « tu n’es pas comme je croyais », où la personne déçue reconnait en fait combien elle avait idéalisé, raté l’autre…

Je pense que beaucoup de problèmes s’expliquent autrement que par la théorie victimaire et paranoïaque des hommes sadiques par nature ou par culture – c’est toute une partie des cas, mais ça n’explique pas tout, ça se rajoute aux problèmes fondamentaux.
Je viens de lire cet article très intéressant :
http://tasdlachance.blogspot.fr/2017/10/moiaussi.html
Sur la difficulté à prendre conscience de faits abusifs dans des relations proches.
Mais, ça s’explique cette difficulté, elle est inhérente au fait de ne pas SAVOIR ce que pense et ressent autrui.

Imagine si notre cerveau était capable de tout savoir des sentiments de quelqu’un, au moins par moments. En croisant une personne qui nous attire, on pourrait tout valider seul : est-elle libre, est-elle en recherche, est-elle disponible, suis-je son type, ai-je des qualités qu’elle aime. J’adorerais pouvoir savoir tout ça sans avoir à le demander, à le deviner, à le suggérer, à le chercher, parce que quand les réponses sont NON NON NON et NON, le simple fait de demander, de poser une question, peut être vécu comme intrusif. Genre cette femme mariée puritaine, qui a jugé qu’un de mes « Bonjour » en privé était du harcèlement – j’avais juste dit « Bonjour » et déjà elle trouvait cela too much, intrusif. J’ai juste dit « Bonjour »… et je n’avais pas d’intentions amoureuses avec elle, vu que je la trouvais plutôt bête dans ses propos en général, mais je me demandais qui elle était, je voulais la profiler un peu à travers une petite conversation, elle ne savait pas mes intentions, elle a apparemment été convaincue qu’elles étaient amoureuses, à tort. On ne sait jamais totalement qui est l’autre. Parler est parfois déjà trop en faire.

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