The Farm – Un drame rural américain

– Dix

– Euh, oui ? Neuf ?

– Huit !

– Je pige un peu le système. Je propose Sept, Six, Cinq, ok ?

– Admettons. Quatre, Trois, Deux ? C’est bon ?

– Oui. Deux lettres : Un.

– Ok. Je passe.

– Dans ce cas, je propose… Zéro ?

– RESURRECTION !!!

– Validé.

– Alors, que se passe-t-il dans votre nouveau texte ?

– Ce qui se passe ? Je ne sais pas moi, que voulez-vous qu’il se passe?

– Aucune idée. Je sèche.

– Délicat d’en rester là. Peut-être un drame dans l’espace ?

– Exact !

Chapitre Un.

– Nous sommes en plein dans la prairie américaine, OK ?

– OK.

– Bon. Dans cette prairie, il y a, il se passe, comme vous disiez. Il advient, il arrive. Ou plus exactement : Elle arrive. Elle, son nom est Susan. On a un nom seulement quand on a des parents, parce qu’il faut qu’ils le donnent, non ?

– Si si.

– Mais elle elle n’en a pas. Elle est considérée en dehors de ces aspects, en quelque sorte, et ce sera un de ses problèmes. Qu’est-ce que vous avez à remuer comme ça ? Vous partez ?

– Non, je reste.

– Bien. De ce fait, dans la première scène, elle est dans la plaine, elle marche aux côtés de sa vache.

– Elle a une vache ?

– Bien sûr ; tout le monde en a une. C’est la matière première de toute pensée un peu humaniste.

– Reprenons. Elle marche aux côtés de sa vache ; je le redis, parce que c’est une phrase éternelle. D’ailleurs une image va avec, qui représente une personne à coté d’un animal ; si vous restez vous ne devez pas la quitter des yeux. Car voici, cette image est aussi éternelle, mais elle ment.

– On sait que les images américaines n’ont rien à dire, et c’est pour cela qu’elles mentent.

– C’est vrai. Mais ici l’image a à dire ; seulement, elle ment parce qu’elle va être aussitôt démentie.

– Quand ?

– Dès la scène deux. Dès la scène deux, vous vous rendez compte ! Ce sera un autre de ses problèmes.

– Ah ! Elle en a beaucoup des problèmes !

– Un vrai sac de noeuds. Mais résumons-nous : 1- Susan est dans la plaine, 2- quelque chose arrive et 3- cela veut dire. Ça vous va comme point de départ ?

– Ça me va.

– Mais attendez. Si je vous entends bien, vous m’avez l’air d’être extraordinairement maître de votre sujet.

– C’est vrai, j’en ai l’air.

– Mais vous l’êtes ?

– Bien sûr que non ; je ne voudrais pas trop m’avancer, mais tout se passe comme si moi aussi j’avais perdu quelque chose, ou comme si je cherchais. En vérité, c’est comme quand quelqu’un est fermier ; il habite la prairie, il a une vache et hop ! Un beau jour, il la perd. C’est arrivé à chacun d’entre nous.

– Bien sûr ; à moi aussi c’est arrivé.

– Oui ; et puis, il y a ceux qui ont un labrador ; ils ne le perdent pas, mais quand même, la cohésion du labrador semble difficile à assurer. Le labrador tourbillonne, connaît d’effroyables quantités de translations spatiales tridimensionnelles, apparaît comme un lieu de régénération cellulaire permanente et génère un sentiment d’atroce et joyeuse fugitivité. Il y a là tout un problème d’identité.

– C’est le troisième problème de votre histoire ?

– Exact. C’est l’histoire d’une série de problèmes : les vaches, les labradors, l’identité, la parenté, l’espace.

– Et alors, ces problèmes, on commence à les poser quand ?

– Maintenant.

– Ah, génial.

– Et alors ?

– Bon, c’est vrai, j’ai un peu de retard ; mais ne pensez-vous pas que le fait que je ne fasse pas ce que j’ai dit est assez compensé par le fait que j’écrive à la fin plus que je n’avais voulu faire ?

– Si, je le pense ; plus, ou à côté.

– A côté ? Dans quel sens ?

– Sans doute celui de la profondeur ; je veux dire, à côté dans le sens vertical, au-dessus, en-dessous.

– A gauche, à droite. A propos, vous savez pourquoi les animaux se déplacent en groupe ? meutes ? essaims ? troupeaux ? Vous savez ?

– Oui.

– Mais je vais vous le dire. C’est parce qu’ils minimisent ainsi le nombre de dimensions à surveiller par individu. Ils mettent les plus forts à l’extérieur, pour effrayer, et les plus faibles à l’intérieur, pour protéger l’Art.

– Je le savais déjà.

– Les poissons exotiques notamment sont fanatiques d’Art.

– Je sais.

– Ils mettent leur corps autour pour le dissimuler au regard des prédateurs.

– Je sais.

– Un B, un E, un A ; quoi d’autre ?

– Un U, un T, un E accent aigu ; c’est tout ?

– Non : aussi le lien unissant six lettres et un accent à une idée et un ébahissement : et tel était le lien qui unissait, à la somptueuse vache solaire, la Susan de The Farm.

– Bien, je pense qu’on y est maintenant ; on commence ?

– On commence.

« Sous le ciel gris des vastes plaines américaines et la vache et Susan marchaient, dans l’herbe grasse les pas longeaient les pas. »

– C’est sûr ; c’est un début.

– Il faut bien commencer quelque part.

« La terre à cette époque eût pu passer pour le lieu de naissance de la vache, et peut-être, peut-être, peut-être en fait la vache était-elle l’origine de Susan, et en ce cas, sous les deux peaux marchant lentement, coulait-il par hasard le même sang. »

– Ah, je vois que le narrateur s’offre déjà quelque hardiesse ! Pas dix pas de faits et il s’avance déjà pour supposer !

– Oui j’ai remarqué aussi. Je le connais un peu, c’est un narrateur assez osé, et je crois savoir par ailleurs qu’il s’agit même d’un narrateur qui n’a jamais grand-chose à perdre.

– Un narrateur qui fait des inférences ?

– Oui ; un narrateur qui n’hésite pas à repérer dans la forme des corps du vivant le double problème de la filiation et de l’espace en passant par la donnée du programme finaliste qu’est le programme génétique.

– Et encore, un narrateur qui soutiendrait que la valorisation de l’espace en tant que zone habitable devrait être laissée aux seules vaches mûres et matures, et pour ce retirée aux fermières humaines. L’absence de sens spatial serait consacrée, le triomphe des origines entériné, les limites annulées en tant que problème, les auteurs délivrés de toute inquiétude par rapport à une intrigue qui ne serait plus un élément de leur écriture ni de leur préoccupation ; la rupture anthropologique, enfin, basée sur une raison nourrie par un cerveau alimenté par la viande, disparaîtrait, privée de tout fondement dans la terre.

– C’est ce qu’il soutiendrait ?

– Occasionnellement.

– Et cela aurait des conséquences, en fait ?

– Eh bien, en fait, oui.

– Et en fait, pour ainsi dire, lesquelles ?

– Ne tergiversez pas, Monsieur. Vous savez lesquelles.

– La suppression imminente de la vache de roman.

– Exact. Les romans réalisent des thèses.

– Des Mémoires aussi ? et des Dissertations ?

– Aussi.

– Mais si c’est ça, peut-être alors nous devrions prévenir ses parents, à cet « Auteur » ? Là ça part un peu mal dans le récit, peut-être qu’ils pourraient le raisonner ?

– Eh bien… C’est une option, mais ce serait difficile : nous avons là un narrateur qui ne trouve de parents que très en arrière de lui, dans des animaux très très anciens, et très très disparus… Impossible de les contacter en usant du réseau d’infrastructures communicationnelles établi, pour ainsi dire. Le téléphone, ça répond pas. Le mail, non plus. Courrier, n’accuse pas réception. Et quant à le raisonner, il proclame parfois lui-même que seul le Seigneur en personne peut penser son idée, donc raisonner sur lui.

– Joli sophisme. C’est comme ça qu’il entend raisonner ?

– Comme ça oui.

– Il doit plaisanter.

« Les pas de Susan glissaient doucement sur la sève grasse de l’herbe de printemps ; à son côté… »

– à gauche ou à droite ?

« … quatre sabots emboîtaient strictement ses pas, confondus strictement dans le plan vert et ocre, soulevé d’herbe, de la prairie. »

– Ah, en vérité cet auteur me surprend beaucoup ; il me paraît assez habile ; il dit « à son côté », sans dire où, puis il dit « confondus ».

– Il dit « emboîtaient ses pas ».

– C’est juste. Vous le connaissez ?

– De vue seulement.

– Alors vous savez peut-être un peu ses intentions ?

– Un peu oui.

– Et ce qu’il sait de cette Susan ?

– J’en ai vaguement entendu parler… Il m’est arrivé de le suivre deux ou trois fois dans la rue lorsqu’il allait vers son Travail.

– Son « Travail » ?

– Oui.

– Alors en quoi consiste-t-il ?

– A connaître Susan.

– C’est à dire ?

– Aller vers son Travail.

– Aller vers son Travail c’est aller vers Susan ?

– Très vraisemblablement c’est ce que je viens de dire.

– Et qui est cette Susan ?

– C’est une fermière.

– Bon. Comment écrit-on le mot «fermière» ?

– Avec les lettres idoines.

– Et le mot «vache» ?

– Même jeu.

– Bien. Je sens que nous progressons. Nous en savons beaucoup plus maintenant sur le Middle-West. Connaissez-vous un roman assez récent intitulé The Farm, Un Drame rural américain» ?

– Oui, je l’ai lu il y a peu.

– C’était bien ?

– Pas mal.

– Ça parlait de quoi ?

– Bof. D’une vache. D’une fermière. D’un auteur. Si je me souviens bien, tout le long du chapitre 1, il ne s’occupe que d’une chose.

– Quoi ?

– Aller vers son Travail.

– Et c’est loin ?

– L’infini entre deux atomes.

– Ah, maintenant je me rappelle, je l’ai lu aussi. Oui, il y va, mais en même temps il fait autre chose.

– Quoi donc ?

– Parler. Nous ; fait ; parler.

– C’est juste.

– Et j’ai souvent l’impression qu’il fait ça pour gagner de l’espace, mais quel peut bien être son but ? Noircir du papier, pourquoi ? Pour gagner de l’espèce cash ?

– Vous savez bien qu’il n’y a aucun gros business à faire là-dessus.

– Alors pour le prestige ?

– On n’en a pas non plus.

– Eventuellement la tendresse du lecteur ?

– Mais pas de lecteur.

– Alors pour rien ?

– C’est ça : pour rien. Le vrai objet est son Travail : il s’est fixé dix chapitres de cinq pages. C’est l’Espace qu’il se réserve. Mais par ailleurs il veut que toute personne à qui il arriverait de passer devant la maison de l’auteur un beau matin en se demandant qui peut bien habiter là et pourquoi, n’en vienne qu’à faire des inférences non démontrables pour, en dernière instance, n’en conclure que : si cet homme occupe de l’espace ici-bas, c’est strictement pour rien.

– Ces cinq pages, on y est ?

– Presque.

– Reste quoi ?

– A annoncer le chapitre suivant : Susan seule, la vache subit le retour des ancêtres : submergée par une vague de vaches mortes et sans yeux, elle s’évanouit et bascule sur le flanc ; The Farm, livre de 1998, chapitre Deux.

 

Chapitre Deux

Mais soudain cette vache forte, musculeuse, sa langue mouillée, chaude, ses oreilles chaudes et indolentes, ses grands yeux globuleux regardant tour à tour le soleil et la plaine, sa vaste tête penchée, – cette vache saine bascula tout-à-coup dans le plan des ancêtres, où l’attendaient paisiblement, en ruminant la vérité, des milliers d’autres vaches primitives, ses mères.

– OK. Ça fait bizarre d’écrire français en alphabet latin vers la droite quand on vient d’écrire arabe en alphabet arabe vers la gauche ?

.iuO –

– Et quand on le fait et qu’on voit qu’on a quand même, indécrottable, une identité de français et d’européen et pas du tout d’arabe, on voit que c’est une identité en danger.

.iuO –

– Et que tel l’oeil fermier sur la vache de l’ouest, telle l’identité française posée en soubassement des phrases d’auteur, il y a un risque de tout à coup basculer.

.iuO –

C’était un monde de cornes originelles, mêlées, heurtées, un monde de cornes noir et mugissant.

– Voilà.

– Voilà quoi ?

– C’est fini.

– Le film ? Le chapitre ? Quoi ?

– Oui.

– Puis-je signaler qu’on n’a pas du tout atteint les cinq pages annoncées ?

– Allez-y.

– Eh bien,nous… n’avons pas, en somme.

– Cela ne fait rien. L’auteur s’en tape. Chapitre Trois, The Farm, Susan seule, l’Amérique, le plan du blé.

 

Chapitre Trois

– Que vouliez-vous dire dans le chapitre précédent ?

– Que la vache était vraiment très mal en point.

– Pour faire un avant-goût de la situation de Susan ?

– C’est ça, un parallèle ; la vache s’effondre et son corps se disperse, mais c’est aux quatre coins de quelque chose ; certes c’est un monde défini comme monde de cornes, noir, mugissant, mais c’est quelque chose ; quand Susan s’effondre, elle, c’est dans rien.

– Dans ce cas je suppose que pour traduire cet état de choses, il ne serait pas malvenu de mêler ici quelque peu le champ lexical de l’agriculture avec celui de la religion.

– Eh bien, cela me semblerait assez bien venu ; pouvez-vous préciser un petit peu quelles seraient alors vos intentions ?

– Eh bien, ce serait d’exprimer habilement l’état dans lequel est projetée Susan sans sa vache.

– C’est à dire ?…

– L’état de déréliction de l’homme sur la terre.

– Validé ; et concrètement ça donnerait quoi ?

– Quelque chose comme :

Debout dans la prairie, Susan ne marchait plus dorénavant sur la Voie ; laissée seule au-dessus de l’herbe grasse soudainement desséchée, sa bouche entrouverte ne put qu’émettre une prière muette quand elle aperçut l’éradication si soudaine de son unique cheptel, étrangement constitué d’une seule vache.

– Oui, bon… c’est un peu juste ; ou même un peu injustifié, quoiqu’on voie que vous avez bien de la culture en matière religieuse !

– En effet, j’ai vu pas mal de films américains. Remakes des Evangiles. La laïcité tombe sur eux comme la manne sur les juifs du désert et la misère sur le pauvre monde.

– Ça sonne quand même un peu faiblard.

– Mais ça va pour décrire une atmosphère. Ce n’est pas à prendre au pied de la lettre.

– Qu’est-ce qu’il y a d’habitude au pied des lettres ?

– Comme au pied des arcs-en-ciel : des lutins, des trésors. Mais continuons. Susan habite quand même la terre, et normalement il y a de la place pour tout le monde ; il ne serait pas équitable que nous lui dévorions son espace.

– Ce serait marrant, quand même.

– C’est vrai. Mais pas équitable.

– Certes.

– Alors on lui dévore ?

– Hum… oui, mais lentement ; après ça :

La sainte et transcendante moisson ne poussait pas son soc dans le coeur de Susan ; sous les pieds durs, solitaires de Susan, ce n’était plus le blé…

– C’était quoi alors ?

…mais le plan de la vache et de ses ancêtres déformées, emportées par le soulèvement du plan de la terre, lui qui s’élève chaque année glorieusement en insurrection végétale généralisée.

– Vous ne trouvez pas qu’il y a un peu beaucoup de verbe être dans votre roman ?

– Personnellement ? Non. J’aime bien ce verbe. Je suis cet amour qui aime être, je suis ce tueur, je suis être cette pureté, cette essence.

– Vous êtes con à bouffer du foin ?

– Moi ? Non. Et vous ?

– Non.

– Ah bon. Reprenons.

– Si l’on peut dire, il se passe que Susan qui avait déjà assez peu de projet pour sa terre, attendant la moisson sans avoir pu semer et, entre temps, menant sa vache à l’abreuvoir…

– Ça c’est votre supposition ; il a juste été dit que Susan cheminait aux côtés de sa vache.

– Vous avez une autre idée ?

– Oui. Elle allait vendre sa vache à la boucherie.

– Hum… Maybe. Qu’est-ce qu’une boucherie ?

– Une discipline littéraire.

– Qui consiste en quoi ?

– Qui consiste à prendre une viande, et à la découper en quartiers, pour en nommer les parties. Il y a le texte haché, le texte tartare, le texte saisi à point.

– Instructif. Je reprends : il se passe que Susan, tout à coup sans vache stable…

– Comment dire autrement ?

– « Avachie » ?

– Va pour « avachie ».

– Il se passe que Susan, avachie, n’a plus aucune référence que son propre corps.

– Comment cela se passe-t-il, concrètement ?

– Mystères de la désincarnation. Un seul être vous manque et tout est dépeuplé.

– Alors, ok, j’accepte de ne pas savoir. Et cela nous mène à quoi ?

– A un corps humain dorénavant modifiable à volonté ; à la culture du corps d’aujourd’hui en rupture avec celle d’hier, d’avant-hier, d’avant-avant-hier.

– Un corps produit par une tradition programmée, et qu’une recherche rend déprogrammable.

– Un corps habitué à certaines conditions du milieu, bouleversé par les désordres du rapport avec le milieu ; les corps des natifs américains gonflant démesurément sous l’influence de l’union adultère entre un programme génétique adapté au manque et une culture développée pour l’abondance.

– Un corps à IRM, radiographie X, endoscopie, scintigraphie, gammagraphie, échographie, tomographie par émission de positrons, tomodensitométrie.

– Et cependant, un corps qui demeure toujours si inquiétant, si caché, si incomplètement explorable, ou dont les éléments les plus banaux font leur truc en secret derrière nous, de sorte qu’on ne peut pas voir sa nuque, son dos, ses fesses, l’intérieur de son crâne, on se voit rarement rire ou lire ou écrire, on ne se voit pas prendre des coups dans le bus ; ce caractère incontrôlable d’un espace corporel impossible à appréhender de façon globale, et suscitant par contre-coup le désir de plus de savoir sur son propre corps, fonde à la fois…

– la société…

– le porno…

– l’art du portrait…

– les biographies…

– les sciences du sujet…

– et les drames ruraux.

– Les drames ruraux ?

– Il y a drame rural lorsqu’un corps bovin osiriaque est dévasté par petits bouts…

– Et la suite c’est : et lorsqu’une fermière susanesque est contrainte à abandonner le risque du lien pour la souffrance du rien.

– Vous voyez que vous saviez !

– C’est vrai, je savais. Continuons.

– Du fait du retrait ontologique de sa vache, sa seule grande possession, Susan est donc privée de toute référence autre que son propre corps…

– lui-même coupé de ses racines animales, sans possibilité d’en ravoir.

– Ni avec la terre séparée du ciel, prise par les vaches…

– Ni avec la vache, secouée sous la terre.

– Eh bien dites donc, elle est drôlement seule votre Susan !

– Ce n’est pas la mienne.

– Pas la mienne non plus. Alors elle est à qui ?

– A personne ; qui la veut la prend.

Et la déréliction la prit.

– Vous êtes suicidaire, en général ?

– Moi ? Pas du tout.

– Pourquoi vous racontez ça ?

– Histoire de brayer le texte.

– Vous lui en voulez ?

– Personne n’en veut.

– « Ne lui en veut » ?

– N’en veut.

– Mais il y aura quand même une rédemption, à la fin ?

– Au chapitre Dix, c’est exact. La vache aura sa rédemption.

– Et Susan ?

– Mourra.

– STOOOP ! Stop !

– Allons bon, qu’est-ce donc encore ?

– Un espace interpolé de The Farm.

– Cela vous sert à quelque chose d’interpoler des passages ?

– Cela me divertit fort en effet ; et puis si l’on pouvait conquérir ainsi des espaces sur le temps tout serait beaucoup plus amusant.

– Passons. Il parle de quoi votre passage ?

– De l’importance des origines. Voici ce qu’il dit. Au départ l’homme est un prédateur. La mobilité et la fixité de son regard sont choses de prédateurs.

The Farm est un livre sur les chasseurs-cueilleurs ?

– Seulement sur les agriculteurs. La viande est la terre de Susan ; la viande morte est son fruit. C’est un livre qui spécifie l’importance des origines, et relie la notion à celle de limite. Dans le continuum du monde sont découpées des espèces. Elles se définissent par la capacité qu’ont leurs membres à se reproduire entre eux, à l’exclusion des membres d’autres espèces. Les limites créent de l’identité et de la solitude. Limites dans l’espace, les corps, les cultures.

– C’est tout ?

– Fin de retransmission.

– Bien ; je vois que ce chapitre Trois se termine, et vous n’êtes toujours pas dans les règles !

– Susan non plus.

– Pas de menstrues ?

– Pas de souffrance, pas de sang.

– Mauvaise blague.

– Bonne blague.

– Elle est enceinte ?

– Oui, d’une personne avec quelques cheveux gris fins et une faux.

– La faux est la vérité ?

– Connerie.

– Vous comptez écrire encore après ?

– Bien sûr.

– Et les gens mourront tous comme ça ?

– Non, ils vivront avant.

– Puis mourront ?

– Un petit peu.

– Pourquoi vous écrivez bizarre ?

– Parce que pour l’instant, pour les chapitres Un, Deux, Trois de The Farm, un drame rural américain, tout se refuse.

– Susan est trop seule ? L’espace est irracontable ? Le corps fuit, le ciel tombe, l’esprit manque, la mort est présente ?

– Entre autres ; elle est trop seule, elle n’est pas héroïne et elle n’est pas propriétaire.

– Le signe a un contrat de bail avec son sens, et Susan a oublié de signer le sien avec sa terre ?

– Exact ; et la vache trouve un autre moyen, elle se lie par la souffrance à la terre ; elle trouve des ancêtres pour la broyer, et elle en sortira renaissante.

– Quand ?

– Au chapitre Dix. Vous êtes amnésique ?

– Non. Vite, pressons-nous d’y arriver !

– En effet. Maintenant je suis dans les règles. The Farm, Susan sur le plan de la solitude, n’y voyant pas de frontière, c’est un inconvénient de la culture, les Frontières ne sont pas toujours les bonnes, n’est-ce pas l’ONU, chapitre Quatre.

 

Chapitre Quatre

Susan est seule.

– Susan est seule ?

– Susan est seule.

– C’est le thème de votre roman ?

– C’est cela ; comment avez-vous deviné ?

– Prescience de sage.

– Ou connerie de con. Toujours est-il, que seule.

– Elle a des problèmes pour dormir ?

– Effrayée par le plan de l’horizon qui s’est effondré sur sa vache, elle tente une inconscience à la verticale, dans le grand style humain.

– Et elle échoue sur les pentes faibles de la planète ?

– Evidemment.

– C’est un inconvénient de la culture ?

– Oui. Elle coupe des liens pauvres mais forts pour des liens riches mais à grosse demande énergétique. L’air qui sépare l’oeil et l’objet devient dangereux, source d’écart, de distance, de conscience.

– En fait elle ne les coupe que par métaphore, non ?

– C’est vrai mais ça suffit pour le cortex, qui est un organe simpliste et générateur d’abstraction ; le cas le plus général est que l’enfant est élevé par des humains, qui disent venir de la culture ; Susan redit ça, veut traire sa vache, boire de son lait et jouir de son bien et paf, il n’y a plus de vache. La vache ne peut être ni sa fille ni sa mère.

– Pareil avec les singes jaunes de Chine ?

– Pourquoi vous demandez ça ? Pareil avec tous les singes.

– Alors direct chapitre Cinq ?

– Exact ; c’était un livre sur l’espace et des kilomètres de prairie ; maintenant c’est un dialogue sur 60 pages, l’herbe y pousse moins, les vaches s’y ennuient.

– Peut-être alors on devrait introduire d’autres sortes d’animaux, histoire de voir si c’est eux qui ont le lien ?

– Ce sera fait ; The Farm, livre écrit dans le sud de la France, chapitre Cinq, Susan arrive on ne sait comment au flux des loups roulés, glissés.

– Roulés ? Glissés ?

– Roulés, glissés.

 

Chapitre Cinq

– Ecrivez : Susan arriva à une certaine distance du flux des loups.

– Bien.

Susan arriva à une certaine distance du flux des loups.

– Et encore, écrivez : Susan était perdue ; elle regarda au-dessus : une autre terre ; elle voulut changer de plan : les loups y passaient aussi. Elle monta, descendit, mais ça ne servait à rien ; le plan de la peine, le plan des paupières, le plan de l’oubli : rien ; il faut chercher dans ce plan.

– Je dois écrire tout ça ?

– Oui.

Susan était perdue ; elle regarda au-dessus : une autre terre ; elle voulut changer de plan : les loups y passaient aussi. Elle monta, descendit, mais ça ne servait à rien ; le plan de la peine, le plan des paupières, le plan de l’oubli : rien ; il faut chercher dans ce plan.

– Et maintenant ? Le chapitre Cinq est fini ?

– Pas tout à fait. Nous parlons de distance, nous parlons de loups. Restent à décrire la distance, les loups. Interrogez-moi.

– Bonjour Monsieur l’écrivain. Comment sont les loups ?

– Ce sont des loups roulés, glissés ; il y a cette très grande plaine où est Susan et dont est sortie la vache ; cette plaine est traversée comme par une demi-droite.

– Qu’est-ce qu’une demi-droite ?

– Un élément de géographie qui a l’infini d’un côté et la Frontière de l’autre.

– Par quoi se matérialise-t-elle ici ?

– Par un flux de loups.

– A quelle distance de Susan sont les loups ?

– A une distance infranchissable ; une distance inassimilable ; une distance telle qu’elle est traversée par les yeux comme non-traversable par le corps. Ils sont une vitesse pure visible à partir de tous les plans, mais seulement de loin

– Que voulez-vous dire ?

– Que Susan marche vers le flux parce qu’elle le voit et qu’elle se dit que peut-être sa vache s’y cache, que peut-être sa vache y est roulée, glissée ; mais que plus elle marche, moins elle s’en rapproche, et que si elle s’arrête, elle ne s’en rapproche pas.

– Reprenons sur les loups ; d’où viennent-ils ?

– De l’infini.

– Où vont-ils ?

– Vers la Frontière.

– Traversant quoi ?

– Un espace de projet. Ils sont en entier traversants, ils sont roulés, glissés ; c’est la manière horizontale de traverser l’espace. C’est la conséquence de la vie sur une planète : les oiseaux peuvent voler vers le haut, mais c’est juste pour changer d’horizon ; ils ne font que passer d’un point du plan à un autre, et le reste est littérature.

– La vache a quelle manière ?

– La manière verticale.

– Et Susan ?

– La manière faible, la manière conne.

Le blé en herbe ne pousserait plus sur ce plan-là maintenant ; cependant que la vache restait tournée dans un monde noir, âcre, mugissant, le monde des vaches mortes, – et que les loups continuaient de filer et changer de nature à une vitesse vraiment ahurissante

– Ahurissante ?

– Ahurissante.

– Incroyable ?

– Vraiment inconcevable.

et d’être roulés, glissés en direction de la Frontière et du Peuple qui les y attendait sans impatience, Susan seule, Susan immobile, oui cette Susan qui est dans le monde, moi, Susan, eut une idée ; les narrateurs étaient les origines ; l’espace mental en était occupé.

– Pollué ?

– Pollué.

– Les narrateurs interviennent tout le temps ?

– Tout le temps.

– Parce qu’ils possèdent bien leur histoire.

– Exact. Tandis que Susan ne peut rien avoir à elle ; avoir une terre ? elle vient de la terre ; avoir une vache ? elle vient de la vache. Il va de soi que l’on ne peut être mère de sa mère, et c’est la mère qui commande. Qui crée, qui produit des histoires, du lait, de la viande, du blé ? Susan produit le blé ? La terre produit le blé ? Le blé produit le blé ?

– Les narrateurs produisent l’histoire.

– Ils résument le chapitre Cinq. Ce chapitre est construit sur l’idée de vitesse du flux des loups : ce flux est posé comme problème, et cette vitesse est, comme question, inassimilable ; c’est ici que Susan apparaît au loin avec sa vache.

– Sans vache.

– Oui ; là encore le texte hésite sur les relations de propriété et d’origine ; la vache est questionnante sur les limites de sa vachéité : en retrouvant les origines et en quittant le monde des délimitations humaines, monde qui la nommait «vache», arrivera-t-elle à semer sa maîtresse sur le plan spirituel, pour s’échapper enfin du monde et de l’espace de l’Homme ?

– Oui.

– Si vous savez la réponse ne la donnez pas. En lien avec l’histoire vous êtes comme le Peuple en lien avec les loups : une relation mystérieuse et en aucune façon modélisable en tant que système de production.

– Il y a un Peuple?

– Oui.

– Où ça ?

– Je sais pas.

– De toute façon tu ne sais jamais où tu mets tes affaires.

Ce qu’il fallait était trouver de l’aide contre les narrateurs.

Susan entendit soudain des bruits de pas dans la terre ; derrière elle,…

The Farm, oeuvre littéraire européenne en 10 chapitres, Susan rencontre un homme avec son labrador, et un labrador avec sa peur, chapitre Six.

 

Chapitre Six

– Ha ha.

– Comme c’est drôle.

– Je ne peux pas m’empêcher de rire.

– On ne me retient plus.

– Mon ventre se tord.

– J’en pleure.

– C’est désopilant.

– A mourir.

– La blague du siècle.

C’est vous qui faites le texte ; vous qui lisez, vous qui sauvez les gens en danger dans les textes. Ce sont vos vaches, vos fermiers, vos loups, vos labradors ; c’est votre espace américain.

C’est vous qui tuez Susan ; « Susan meurt », lisez-vous. « Susan est morte », pensez-vous. Quand vous détournez les yeux du livre vous ne pouvez plus entendre aucune respiration ; elle est morte, bien morte.

– Ha ha. Laissez-moi vous la redire.

– Ha ha. Allez-y.

– Elle voit le type, le fermier, qui s’avance vers elle avec son chien labrador noir. Elle leur demande, elle leur demande…

– Ha ha. Je n’en respire plus.

– C’est tellement drôle.

– Elle leur demande, « avez-vous vu ma vache ? »

– Ha ha. Ha ha haaaa. Elle n’a pas vu que le fermier n’en sait rien…

– …qu’il cultive l’ignorance…

– …que le chien est transi de peur.

– Lui ne veut pas aller dans le sous-monde des chiens labradors noirs.

– C’est un monde trop horrible, un monde de crocs, aboyant, noir.

C’est vous qui envoyez les vaches ; vous qui gérez les chiens. Vous avez les questions, les réponses. C’est vous le texte.

– Ah ah. Le labrador est fin fou ; il n’en peut plus de peur ; il monte la garde autour de ses poils, il guette ses yeux, tient ses membres groupés, flippe au sujet de sa cohésion corporelle, enfin essaie de garder un oeil sur sa nuque.

– Il a peur de subir le même sort que la vache…

– Il sait qu’il n’a pas le contrôle du récit…

– Et il se dit que tout à coup…

– …un narrateur au coin d’une rue pourrait se mettre à disserter…

– …à propos du fait qu’il n’est pas en état d’apercevoir sa nuque comme un espace ami…

– …et si cette nuque disparaissait tout à coup sans rien dire…

– …rayée du vocabulaire…

– …changeant brusquement de plan.

– Si tout son corps se désintégrait…

– …et si en tous les points où sa peau a occupé de la place, d’un coup il n’y avait plus rien… alors…

– C’est sa frayeur.

– Alors il guette.

– Ah ah.

– Comme c’est amusant.

– Susan a cru qu’elle pourrait trouver de l’aide auprès de ça…

– …qu’elle pourrait en trouver contre les narrateurs.

– « Quelqu’un a vu ma vache ? », she cried from the deep of her wilderness.

– Pas moi.

– Ni moi.

Vous êtes la base du texte ; c’est vous qui écrivez qu’une large prairie américaine est traversée d’un flux de loups ; que d’un côté de ce flux Susan seule rencontre une aide potentielle qui se révèle vite un échec effectif ; qu’on arrive au chapitre Sept où Susan part chercher les limites et contourne la Frontière en rencontrant un peuple. C’est vous le peuple. C’est vous le texte.

C’est vous la mort.

 

Chapitre Sept

– Alors, de quoi allez-vous nous parler aujourd’hui ?

– De cul ?

– De seins, de bites, de chattes ?

– De droit romain ?

– Voyons, voyons… quel jour sommes-nous aujour-d’hui ?

– Le 8 décembre. Mardi.

– Bientôt Noël.

– Dans 17 jours des kilos de vaches vont naître.

– Ah, la Nativité ! C’est les cultos qui vont être contents.

– Bonnes bêtes, les cultos.

– Des hommes où l’Esprit crèche.

– Comment fait-on de la bonne littérature ?

– Il suffit de le vouloir.

– Quel est le problème ?

– Les jours où on le veut sont rares.

– C’est le chapitre Sept ; de quoi parle-t-il ?

– D’argent ?

– Non.

– D’écologie ?

– Non.

– Ce livre est-il un bon livre ?

– Oui.

– Dans tous les bons livres on a la phrase : « ils s’embrassèrent pendant un bon quart d’heure ». Ecrivons-la.

– D’accord. Mais si vous le voulez bien, mettons-la à la sauce post-moderne, le roman libéré, les trucs crados, OK ?

– OK.

– « Il la pina jusqu’à l’aube puis ils burent du whisky Old Bourbon en mangeant du jambon devant la télé. »

– Hum…! Ah !… Ah, c’est bon ça !

– C’est très bon. Et le discours du chapitre Sept ?

– Il parle de deux types qui discutent.

– De quoi ?

– De tout et de Susan.

– Et ?

– Et d’espace.

– Qu’est-ce que l’espace ?

– Bonne question. Je le sais.

– Pouvez-vous en donner un exemple issu de la topologie ?

– Oui. Soit X un espace topologique séparé. Une structure d’espace annelé sur X est définie par la donnée, pour chaque ouvert U de X, d’un anneau A(U) et, pour toute paire U,V d’ouverts tels que V U, d’un homomorphisme d’anneau jv,u : A(U) A(V).

– Bon.

– Donc pour f A(U), on dira que jv,u (f ) est la restriction de f à V.

– Ok. Vous y comprenez quelque chose vous ?

– Je sais pas. Je viens de tirer ça de l’Encyclopaedia Universalis. FONCTIONS ANALYTIQUES – Fonctions de plusieurs variables complexes.

– Donc c’est bon pour faire de la littérature ?

– C’est même d’office de la littérature, et de la meilleure, puisque c’est intelligent !

– Ah. Oui. Bien, on continue. L’espace. Que se passe-t-il dans l’espace ?

– Tout ; tout le crée.

– Comment cela ?

– Dissertation de philo-géographie, une nouvelle science. J’expose : mettons qu’il y a un lampadaire ici en ville.

Il y a deux principes :

  1. L’espace est le monde ; les lampadaires ne sont pas dans l’espace, ils sont l’espace ; ils créent une condition qui les conditionne, c’est très étonnant.
  2. Contiguïté des espaces finis. Les choses sont comme concurrentes : si l’arbre tombe il ne peut traverser le lampadaire ; il l’entraînera dans sa chute, et tous deux heurteront la stabilité du sol ; mais si le lampadaire était gros comme une planète, s’il tombait, il emporterait le sol. La tendance principale du lampadaire enfoui dans la terre serait, s’il était seul au monde et intouchable, de se conserver sans perte d’information ni de matière ni d’énergie ; mais il est dans la terre, où il a l’eau, le mouvement de frottement, les vers, les champignons comme concurrents ; le monde tient physiquement parce que chaque limite est double, que toute frontière est, non un absolu, mais une interface. Si le monde ne s’appelait qu’hélium ou bas nylon, si l’univers n’était qu’une seule petite lettre « a », qu’une seule idée, alors hélium, bas nylon ou lettre seraient dans une position éternelle, immobile, sans limite, sans milieu, et hors de toute possibilité de perte comme de gain.

– Tout ça pour dire quoi ?

– Vous préférez que je commente la fin de l’automne en prose poétique moderniste ?

– Sans verbes ?

– Oui.

– Alors non.

– Donc je raconte : Susan au sein de sa plaine est menacée par la dégradation ; eau, hélium, bas nylon soutiennent à ses confins dans les étangs, les galaxies et les villes, un espace qui à la fois autorise et gêne son dévelop-pement ; Susan est un être de culture comme les anges sont des êtres de lumière…

– Chacun son truc.

– …, et elle vit à différents niveaux dont nombre et complexité sont les composantes majeures, – tout ça pour finir morte.

– Elle est déjà morte !

– Ah bon ? Ha ha ha, oui, c’est très drôle. Susan est un héros de roman raté de nature non spatiale dans un roman échoué traitant de l’espace ; tout la conteste, elle découvre des limites qu’elle n’a jamais cherché, elle ne fait corps avec les corps que dans une gaminerie qui a nom : littérature.

– Bon, c’est fini, là ?

– Non.

– On reprend le roman ?

– On le continue.

– Où en est-on ?

– Vache, perdue dans le sous-monde ; Susan, arrive à la Frontière ; le fermier et son chien labrador, on s’en fout.

Susan parvint après 3 jours de marche

– immobile

Susan, après 3 jours de marche stérile, parvint à la Frontière ; c’était une fort jolie Frontière quoique de tenue assez bizarre : curviligne, et finie. Une parabole finie vers le centre de laquelle pointait le flux des loups ; et derrière cette Frontière, vivait le Peuple.

– Adalbéron de Laon (950-1030) écrit Carmen ad Robertum Regem après 1027 ; cet ouvrage comprend deux parties : avec des intentions polémiques manifestes la première trace un portrait en filigrane de l’univers de Cluny : un monde perverti, dévoyé, affreusement enrichi ; tandis que la seconde partie s’attache à proposer un monde à l’endroit, désespérément imaginaire lors même qu’il se devrait d’être le monde réel, devant la face heureuse d’Adalbéron de Laon.

– Et alors ?

– Sans légende.

Oui, derrière la Frontière en effet vivait un Peuple invisible et diaphane. Dès leur passage

– Leur Passage ; car c’est la Frontière.

dès leur Passage de Frontière les Loups changeaient de Nature et s’Achevaient dans le Peuple ; mais Susan…

– susan

…mais susan y pigeait que dalle. Elle longea la façade convexe de la zone-limite sans pouvoir traverser ; simplement elle resta à l’écart de ce terrain populeux et lupestre, – et c’en était fait d’elle.

– Il y a des moments dans l’Histoire où les choses vont vraiment très mal pour les pommes, c’est l’intervalle de temps entre 1/ la prise de conscience par Newton que leur chute n’est pas « normale », pas « évidente », et 2/ l’explication de cette chute par la loi de gravitation.

– Et alors ?

– Oh, merde quoi, j’ai le droit de penser à autre chose non ?

– Non. Ecris.

– Je n’ai plus envie d’écrire.

– Ecris. Explique ce que c’est que ce flux de loups.

– Ça je le sais. Ce flux de loups, c’est leur mouvement de retour à la pureté originelle, avant que le monde soit quadrillé à mort par les délimitations, dont l’homme est le grand producteur et le grand consommateur.

– Explique ce que c’est que cette Frontière.

– Je le sais aussi. Je suis performant. Cette Frontière, c’est celle au-delà de laquelle les animaux redeviennent libres ; celle que l’homme ne pourra jamais traverser.

– Explique qui étaient cet homme et ce labrador ?

– Je le sais ! Je vais faire exploser le compteur. Cet homme, ce labrador, c’étaient d’autres exemples de gens qui viennent de la culture. Maintenant j’arrête.

– Non. Ecris encore.

– Quoi ?

– Tue susan.

– Ça d’accord. The Farm, un drame rural américain, chapitre huit, ©, ®, 1998, France.

 

Chapitre Huit

– Et aujourd’hui, on écrit un peu de bouquin ?

– Oui, car il est bon d’écrire un peu de bouquin chaque jour.

– Bon, mais chiant.

– Chiant, mais délicieux.

– C’est ce caractère de délice l’important ?

– Oui.

– Et là, ça y est, vous l’avez eu ?

– Je l’ai après votre phrase.

– Toujours après la mienne ?

– Des fois après la tienne.

– Maintenant on peut arrêter ?

– Maintenant on peut.

– Mais on continue. Composons un tableau général de la situation narrative.

– Non.

– Si ; faisons intervenir quelques adjectifs bien sentis comme pour marquer la pause avant de s’acheminer brutalement vers la résolution du drame chapitres Neuf et Dix.

– Non.

– Bon, alors non. Mais quoi à la place ?

– Je suggère que nous nous contentions de commencer ce panorama tout en le truffant de considérations sur les relations entre points et plan en géométrie ; et que nous tranchions là sur un dialogue du genre :

– « Voilà, le reste est dans l’espace mental de l’auteur. »

Vous répliqueriez :

– « Quoi, il garde ça pour lui ??? Salaud d’auteur !!! »

Et je finirais sur :

– « Sale con d’auteur !!! »

– Bon, d’accord ; ce sont de très bonnes répliques.

– Alors on y va ?

– On y va.

– On y va vraiment ; il n’y a pas à s’installer dans la contestation.

– Oui, on y va.

– On y va.

– On y va.

C’est l’histoire d’un drame qui s’écrit avec un C, un U, un L et un T ; quelque chose que l’on craint de perdre et qui s’écrit avec un U, un R et un E.

Pointer sur un être avec un nom, une adresse avec n° et rue, une adresse avec http, tout l’attirail du concept d’identité.

Quel type d’espace faudrait-il avoir pour que la position relative d’un point par rapport à un autre ne soit pas significative, décisive, délatrice presque ? Même l’infinité de l’espace ne suffit pas à lui enlever ses caractéristiques, n’abolit pas ce phénomène d’adresse. Les limites, ce sont des adresses, les vecteurs de la certitude qu’on est dans tel lieu avec une porte devant la chambre et une porte devant Israël.

Susan et la vache sont dans un rapport de vision réciproque, chacune est sur le plan visuel de l’autre et boum, la vache quitte le plan de Susan. Citoyenne d’un Etat sans nation et d’une nation sans territoire – nommée culture, Susan se retrouve par contrecoup héroïne d’un roman sans histoire.

La terre peut être aride, stérile, pauvre, argileuse, lessivée, pourtant emblavée, retournée, serrée, égratignée, brune, verte, porteuse, sillonnée de versus ou de chemins de terre, un sol, une boue, un terreau, une glèbe, un champ, mon unique pré ; la pluie la salit ou la lave ; les plantes poussent sur elle ; les animaux en mangent les plantes ; les animaux prédateurs en mangent les herbivores et les rongeurs ; mais l’homme dessus a du mal car d’office, étranger, trop complexe, trop psychologique pour la terre. Nous habitons des surfaces contigües, et nous ne savons que planer par-dessus.

Sur une ligne, juvéniles, rapides, fugaces, emportés, soulevés, roulés et glissés, vous les avez reconnus : ce sont les loups décorporés, libérés enfin de la condition humaine, et entrant à toute vitesse dans une relation au peuple toute différente de celle entre susan et vache, susan et terre ; une relation sans limite, sans concept, sans exigence.

Enfin susan rencontra à nouveau le fermier et son chien labrador de l’autre côté du flux des loups ; elle ne posa pas une question à ce sujet ; comment avaient-ils pu traverser, elle ne le demanda pas ; quitterai-je un jour le plan de la solitude et verrai-je ce jour-là la réunification de mes mains-outils avec mes yeux-concepts, celle de ma mort angoisse avec ma vie humaine agraire, elle ne le demanda pas.

Face au courant de vitesse pure, un loup se détachant extraordinairement du flux et se dirigeant vers sa face, elle demanda seulement…

– Voilà, le reste est dans l’espace mental de l’auteur.

– Quoi, il garde ça pour lui ??? Salaud d’auteur !!!

– Sale con d’auteur !!!

The Farm, plan du papier autour du plan de l’encre, organisés et conciliés en fin de chapitre, annonçant au final l’avant-dernier, The Farm, un drame rural américain, Chapitre Neuf.

 

Chapitre Neuf

– Bonjour, quel est votre nom ?

– Susan, du plan de la Recherche.

– Du CNRS ?

– Non, du plan de la Recherche.

– Un plan quinquennal ?

– Non, rien à voir avec l’Etat ; le plan de la Recherche.

– Vous faites quoi dans la vie ?

– Héroïne de roman.

– On vous contactera. Suivant !

Un loup énorme se détacha du plan.

– Combien au garrot ?

– 1 mètre 40.

– Couleur ?

– Noir.

– Signes particuliers ?

– Herbivore, a une grosse truffe carmin toute humide ; fait meuh, meuh.

– Ah. Hé, mais c’est une vache !

– Non, c’est un loup de roman.

– Un roman métaphysique ?

– Un de plus je le crains.

– Combien ?

– Sept euros cinquante.

– Vendu !

– Vendu.

– Hé, d’où viens-tu, fier loup ?

– Je m’en reviens tout droit du monde des vaches mortes.

– Et tu prends le chemin des animaux roulés, glissés, qui sont sans pères et sans enfants, tu reprends ce chemin à ton compte ?

– Exact.

– Et tu en reviens, peut-être, pour conférer ton savoir sur les plans à ta maîtresse susan ?

– Ce n’est pas ma maîtresse.

– Pour lui conférer quand même ?

– Non.

– Alors pourquoi ?

– Mon monde est bouleversant.

– Et alors ?

– Meuh.

– Meuh ?

– Meuh.

– Il est génial votre bouquin.

– Excellent.

– Inimitable.

– Entre Igitur, La Vie tranquille et Marie-Claire.

– Formidable.

– Tonitruant.

– Un peu bavard peut-être.

– Certains défauts sont qualités pour d’autres.

– Relativisme esthétique ?

– Oui.

– Et merde, encore un blaireau. La beauté est pure, intrinsèque et ultra-universelle.

– Vos trucs de vaches, c’est beau ? c’est ultra-universel ? ça touche le péruvien moyen ?

– Exact.

– Connard.

– Salaud.

– Arnaqueur.

– Crétin.

– Meuh.

– Meuh.

Dans Oswald, Norman Mailer

– STOP !

– Quoi ?

– S72222223 ! Mesdames et Messieurs, attention attention, message à la population ; nous allons intercaler un récit.

– Encore ?

– Oui.

– Ah bon.

– C’est le récit d’une création de frontière en Orient.

– Quand ?

– Dans les années 20.

– Par qui ?

– Par l’officier britannique Glubb Pacha.

– Qui est-il ?

– John Bagot Glubb a vu le jour en 1897, né d’un père officier du régiment royal du génie et d’une mère anglo-irlandaise. Après de bonnes études supérieures à Cheltenham il rejoignit l’Académie militaire royale de Woolwich en octobre 1914. Après avoir servi pendant la première guerre mondiale, il fut envoyé en 1918 en Mésopotamie afin de mater une révolte indigène pour le compte de l’Empire britannique. Le haut commandement lui fixa deux objectifs : pacifier le désert, et fermer la frontière : notion a priori étrangère aux nomades wahhabites, qui la franchissaient en tous sens au cours de leurs transhumances et razzias. Glubb fit alors la démonstration de son plus grand talent : sa capacité à se fondre parmi les tribus et à se faire accepter par elles. Avec ses méharistes

– Ses quoi ?

– Ses méharistes : ceux qui s’occupent des chameaux.

– Meuh.

– C’est ça. Avec ses méharistes et ses espions indigènes, appuyé par des véhicules blindés et des avions, Glubb parvint à instituer une vraie frontière, respectée par les nomades : il leur avait fait faire leur propre police. C’est un exemple de dépassement du nomadisme par l’Etat.

– Quel est le sens de ce récit ?

– C’est un sens tout à fait transcendant.

– C’est-à-dire ?

– Un sens dont on ne peut même pas parler.

Dans Oswald donc, Norman Mailer analysait la production de westerns par Hollywood comme le prolongement fantasmatique de la conquête amé-ricaine : là où la réalité géographique de la Frontière1 avait stoppé les hommes, sur la côte pacifique, les hommes avaient installé une institution socio-économique apte à prolonger leur rêve : ainsi le temps des films recréait un espace de gloire vierge et toujours à conquérir pour les anciens et nouveaux immigrants de l’Amérique qui prendraient ainsi part et plaisir à la commémoration des kilomètres et des kilomètres de défaites indiennes.Dans The Farm (un livre de l’auteur) la perte des repères de la vache par démembrement de l’espace et multiplication de son plan de réel en strates analytiques (plan de la mort, plan de la vision, flux de la renaissance, plan éternel de la solitude) débouchait sur la reprise de contrôle spatial de la vache délivrée de l’activité socio-économique de production de lait. A la fin du chapitre neuf, alors que le livre dans l’ensemble est assez sombre, un espoir renaît ; la vache revenue à la vie retrouve un mode spatial unique, le labrador imite le mouvement du bovin et instaure son propre flux ; rapidement l’Amérique du roman devient un espace multi-spécifique peuplé de groupes animaliers ayant su limiter leurs corps à une occupation spatiale non spirituelle ; mais susan, qui veut

GERER L’INTERLETTRAGE

1 Frontière mouvante du Far West elle-même héritée de la Frontière déplacée de la Reconquista : du XIè au XVè siècle les royaumes espagnols se joignent pour la reconquête du territoire ibérique sur les musulmans ; nourrie de romans de chevalerie médiévaux, la petite noblesse est le vecteur principal de cette aventure ; c’est elle aussi qui, à la suite de Colomb, part chasser les précolombiens de leurs terres américaines, d’abord au sud, puis jusqu’aux actuels Etats californien, texan, virginien, eux-mêmes vidés par les anglo-saxons quelques siècles plus tard…

plus, aura moins ; elle n’est pas délivrée de la vision, de la rétine, de la conscience ; c’est ce que montre le chapitre Dix, puisqu’il n’en parle plus.

The Farm, commencé avec, finissant sans, débuté pour et s’achevant dans l’indifférence à, Chapitre Dix.

 

 

Chapitre Dix

Et la vache tout à coup intégra le flux et convergea avec les labradors vers la Frontière, puis arrivée au point de jonction, Apocalypse, Résurrection, fin du temps, désintégration de l’espace, le peuple des animaux, le labrador, la vache américaine, tournaient maintenant dans l’espace indifférencié de la plaine, et malaxaient le corps en sang, immense, mort, enfin utile, de Susan, dont leurs molécules infinies s’abreuvaient comme d’un lait régénérateur.

– Vous aviez dit que vous ne la nommeriez plus.

– Mais telle est la littérature. Voilà, c’était l’histoire de Susan et sa vache.

– C’était son nom, Susan ?

– Ça l’était, oui. Et toi, au fait, c’est quoi ton nom ?

– Moi ? Dieu. Et toi ?

– Dieu.

Voilà, c’était The Farm, un drame rural américain, le roman d’un fumier, achevé et mentalement déter-ritorialisé ce mardi neuf décembre dix-neuf cent quatre vingt dix-huit, ici en France, à vingt-deux heures vingt-sept, relative heure de mon poignant réveille-matin.

The End

Voilà, c’était The Farm, un drame rural américain, ouvrage conçu en avril 2002 par Ludovic Bablon pour la Hogarth Press II, en France du nord, à Lille, à proximité d’une Frontière, et imprimé par PAO en avril 2004 par le même gars.

La couverture a été réalisée en collaboration avec le génial designer graphique Julien Bach.

Enfant, j’ai failli avoir un veau noir et blanc, tacheté, je le convoitais. Plus tard, je parlais, dans un champ, aux veaux en anglais, et ils me comprenaient.

L’auteur est un veau de roman et un loup pour l’homme.

Donnez votre main à téter aux veaux, ça les retient, ça les dissuade de partir.

 

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