Sur une maxime juridique

A la page 116 de l’Introduction au droit et thèmes fondamentaux du droit civil, Jean-Luc Aubert, 1995, chez Armand Colin, on trouve l’intéressante maxime juridique qui stipule que «nul ne peut se prévaloir en justice de sa turpitude personnelle», et l’auteur cite, en latin : nemo auditur propriam turpitudinem suam alleagans. Qui n’a pas de formation juridique, comme moi, pense tout de suite au cas ou quelqu’un est criminel, meurtrier : n’a-t-il pas le droit de se dénoncer ? Ne peut-il s’attaquer, s’il désire punir l’homicide qu’il a commis ? Ces deux questions d’allure similaire requièrent deux réponses en sens contraire. Oui, il a le droit de se dénoncer ; il va trouver les pouvoirs publics, fait des aveux, raconte le crime, montre le corps, ou dit le cas échéant comment il l’a fait disparaître ; on pourrait imaginer une situation très difficile pour un tueur : il a tué, il a, par exemple, dévoré le corps, et il est si méticuleux qu’il a éliminé toute trace, absolument toute, de son crime ; pris de remords, ou d’un désir de se confronter aux enquêteurs, peut-être pour les narguer, il va les trouver, et avoue ; l’enquête ne donne strictement rien, aucun résultat… le corps n’est pas retrouvé, aucune disparition n’a été déclarée, et le tueur a brûlé les papiers d’identité de celui ou celle qu’il digère  ; mais nous nous éloignons de notre sujet. Donc, on a le droit de se dénoncer. Par contre, ce qui est interdit (et l’Introduction au droit… précise qu’il ne s’agit pas d’une loi, mais d’une coutume ; mais une coutume peut, est-il dit, posséder la même force de contrainte et la même plénitude juridique qu’une loi), ce qui est interdit c’est de, soi-même, requérir contre soi. C’est impensable. C’est moi, qui m’en veux d’avoir tué, menti, fait un faux, un chèque sans provision, une vente surfacturée, que sais-je encore ; je peux prévenir du fait qu’il y aurait une faute qui me serait imputable, et à laquelle le Code pénal attribuerait une valeur, en temps d’emprisonnement, en somme d’argent à régler à titre d’amende, etc ; mais je ne serai pas mon propre fossoyeur. Que se passera-t-il ? Symboliquement, par mon auto-délation adressée à quelques personnes, j’ai averti la Société toute entière ; c’est donc elle qui va requérir contre moi, – quoique, certes, à ma demande – par le biais du ministère public. Ma société, ma communauté nationale, veut décider, d’elle-même, quel type de croix je vais porter ; moi, par exemple, je me sens coupable ; mais cela ne suffit aucunement à me punir ; il faut que la Société me déclare coupable. Mitia Karamazov, avez-vous mal vécu ? Oui, et je le sais. Bien ; vous serez puni. D’accord ; je vais chercher la rédemption. Non : nous voulons dire, vous êtes déclaré coupable de meurtre sur la personne de votre père ; nous vous condamnons. Vous ? Mais je me suis déjà condamné ! Cela n’a pas de valeur juridique.

Prenons un autre cas : cela s’est passé tout à fait comme dans un mauvais film, j’ai appuyé sur la gâchette, et… le pistolet s’est enrayé. Cela doit arriver une fois sur cent mille ! Qu’importe. Je me suis manqué. J’ai voulu attenter à la vie d’un être humain ; je ne sais pas si c’est si bizarre que cela, en tout cas, c’est interdit. Et bien, comme expliqué précédemment, je ne peux pas porter plainte contre moi pour tentative d’homicide, ou légitime défense contre soi-même, ni rien de ce genre. Et même, cette fois, j’ai bien la possibilité d’aller au commissariat du coin, pour aller avouer mes mauvaises intentions, et ma tentative manquée ; mais on m’écoutera sans doute en riant, car en effet, cela n’intéresse pas le ministère public, que j’aie voulu tuer un de ses membres, s’il s’agit de moi. Autrefois… je ne sais pas quand exactement, mais j’aurais encouru des peines ecclésiastiques – il est intolérable de vouloir supprimer la plus belle (mais la plus perverse !) des créatures de Dieu. Aujourd’hui, je ne risque strictement rien, en France, si je n’ai touché qu’à moi. La loi ne me protège pas contre moi-même si je suis auto-destructeur ; tout au plus on me proposera des soins ; si quelqu’un dans mon entourage en fait la demande, ou si mon comportement, étrange, le requiert, je pourrai peut-être être interné de force, et l’on m’administrera des soins pour mon bien.

Dans plusieurs dialogues, Platon développait l’idée (somme toute assez courante chez les Grecs) de la beauté de la loi. Une loi contient de la beauté, de la même façon qu’une belle statue ; l’équilibre, l’harmonie, la justesse et la justice (c’est le même mot en grec : la justice, c’est remettre, si l’on crée, chaque chose à sa « bonne » place, en ajustant) y sont à l’œuvre. Moi, cette loi, cette maxime, me paraît belle ; je ne peux me prévaloir en justice de ma turpitude personnelle ; la Société, tant qu’aucun de ses membres autre que moi ne se déclare lésé par moi, me laisse être aussi pervers, corrompu, immoral, vicieux et turpide que je le souhaite, et elle m’empêche de m’en prendre à moi-même devant ses tribunaux ; c’est mon affaire, pas la sienne, elle préserve mon petit domaine moral, et elle se préserve des assauts de mes crises de dégoût envers moi-même : sur les turpitudes inoffensives ou inventées par ma seule petite personne dans l’intention mauvaise de me faire du mal, elle ne laisse aucune prise juridique.

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