L’Être aimé tombe amoureux de la femme Kilème

Être aimé ou ne pas être

Pour l’homme amoureux en matière de maturité d’âge, comme pour l’amant lamentable qui sait qu’aimer aimer n’est pas seulement mener l’âme un moment aux monuments de l’amour, il ne fait aucun doute qu’il n’y a qu’une chose au monde vraiment marrante et vraiment vraie, c’est qu’être aimé, c’est être aimé.

Et dans ce monde où l’amour, manant, parfois manque, personne ne le sait mieux que l’être qui ne sait pas lui-même s’appeler comme il se doit, et qu’on nommera toujours par la suite en toutes lettres : l’Être aimé.

Être aimé donc, c’est être aimé. C’est simple. Il n’y a pas d’autre manière de le dire qu’en un mot comme en cent, du bout des lèvres comme du fond du cœur, en corps à corps collé à ses collants d’un élégant doigté la dénudant comme un gant, toujours être aimé c’est recevoir l’amour d’un être qui nous aime, et recevoir l’amour d’un être qui nous aime, c’est être aimé. Être aimé bien sûr est toujours aussi être aimant car personne n’aime aimer l’amour de quelqu’un qu’il n’aime pas, même si évidemment, c’est mieux que rien, pour l’amour de soi, qui n’est jamais que l’amour de l’image de soi, qui n’est jamais que l’image de l’amour de soi, tels que la peignent les autres, sur le corps, avec des tatouages, et quand on est petits, des feutres.

Et ainsi être aimé désigne-t-il autant le fait d’être, ainsi que l’être lui-même qui, étant aimé, s’instancie en sa généralité pour se décrire lui-même, stylos et claviers, sous les traits de… l’Être aimé.

Seulement que signifie être aimé, dans des circonstances où par exemple l’Être aimé qui serait sujet au fait d’être aimé n’aimerait pas l’être, ne saurait pas savoir qu’il l’est, ou encore oscillerait sans cesse d’un état à un autre ? Que signifierait dès lors l’état d’être aimé ? L’Être aimé, grammaticalement, est formé d’une partie être figée à une copule aimé, de sorte qu’on comprend que l’Être aimé ne saurait être qu’aimé, et non pas seulement être, tandis qu’on pourrait se demander QUI est réellement visé par l’amour convoyé dans l’adjectif aimé, transitif qu’on complète par : un être dans une attitude aimante est seul capable d’aimer assez l’être pour le reconfigurer en être aimé. Une autre question se pose, fondamentale : qu’en est-il de l’Être aimé dès lors qu’à l’épreuve des mots échangés comme du temps passé,  cesse l’amour ? Car l’Être aimé, caractérisé par son adjectif, s’administre également sous le régime de la transitivité, laissant dans l’ombre et le mystère le principal opérateur de l’expédition d’amour qui fait de l’Être aimé ce qu’il est, une expédition qui est donc laissée au bon vouloir de l’opérateur, mettant en danger stroboscopiquement l’Être aimé dans son essence même.

Animal mignon animé d’élans mignards, l’Être aimé s’aborde donc ainsi lui-même en tant d’abord qu’il est, ensuite qu’il est aimé, et qu’il ne saurait être autrement qu’uni à sa nature, naturellement pleine d’un amour qui se fait sien aussi bien qu’il respire, attribué comme existence à la pulsion de jaillir, avec l’autre, en une effusion s’effondrant sur elle-même, ainsi rencontre-t-il forcément dès le départ, sur un rivage, dans une rue ou un bar, celle qui l’aimant le fait être qui il est, et elle, on l’appellera d’office : la Femme Kilème.

La Femme Kilème, selon la théorie, se définit essentiellement selon deux critères qui sont, petit Un, qu’elle l’aime, en ce sens qu’elle est celle qui l’aime, celle-là même et pas une autre, ceci interdisant absolument qu’elle se vautre, et petit Deux, que lui, en retour, l’aime, à savoir qu’il en est épris et que s’il ne l’est pas, néanmoins prenant son parti, pose comme nécessité de l’aimer.

La Femme Kilème apparaît donc ainsi comme le seul être capable d’aimer l’Être aimé et l’aimant, le faire être, et ici se rencontre la grande difficulté de toute chose, dans les conditions pratiques où nous sommes, et qui est… qu’elle n’est pas.

Plus précisément, au point Zéro de ces développements, il se trouve que personne, c’est-à-dire aucune femme, n’aime l’Être aimé, de sorte que lui, privé de son attribut principal, perd également toute consistance et s’annihile en ce qu’il est pour l’instant, c’est-à-dire : le Néant en personne.

Ni visant, ni visé, dénué d’amante à câliner, l’Être aimé erre donc en plein milieu du vide où son être n’est pas. Et pour lui, c’est vraiment le pire qu’on puisse lui faire, le pire qu’il puisse ressentir.

Il hait le fait de ne pas être, et aspire à devenir, mais ne sait que trop bien que seul, il ne peut pas accéder à ses conditions d’existence, en conséquence de quoi il doit se contenter de n’être rien, chaque jour après chaque jour, qu’un manque à être portant le nom de celui qu’il n’est pas.

Puis, un jour, il reçoit un message. Il est signé : la femme Kilème et pendant un moment, la théorie exulte d’être vraie !

 

Être aimé, c’est être

Le message est d’une femme qui s’avère, en quelques allers-retours, être celle-là Kilème, ce pourquoi signe-t-elle, sans autant le connaître, l’ayant peut-être toujours connu : Celle Kilème. « Je t’aime », s’écrie-t-elle à celui qui écrit, ce qui a pour réaction immédiate de le faire être, de sorte qu’il puisse lire, et répondre.

Comme le Verbe aussitôt se conjugue donc à tous les temps pour toutes les personnes. C’est-à-dire : je suis aimé, tu seras aimé, il a été aimé, serions-nous aimés, vous aviez été aimés, ils auront tout l’amour qu’ils méritent.

Mais lui son manque se comble en opposé d’une méfiance exigeante à l’égard de qui prétend, le visant, l’élire, et il considère que rien n’est perdu pour attendre, et dès lors, il attend. Pourtant émoustillé d’un « pourquoi pas » qui le hante, il lui donne comme on dit rendez-vous, auquel aussitôt ils se rendent, et dès qu’assis, la voilà, le voilà, et voilà que les lie l’horizon de l’amour.

C’est une brune aux cheveux longs, à frange droite, yeux noisette chargés de vert, en robe rouge vif qu’elle porte à même la peau, comme appât, quelqu’un devant qui quand on ose à peine être, il est dur de s’asseoir.

Elle c’est scotchée, abasourdie qu’elle rit, comme dès l’abord il lui parle cash, le visage terrifié par une notable absence de soutien-gorge, mais sûr de ses passions et donateur de ses savoirs : art conceptuel, radicalité anar et matérialisme ontologique, tout devra y passer, en revue, pour défiler le cerveau devant la belle fashion. La dame s’étant mise au net et jouant de ses atouts, il en rajoute : et sont lancés ainsi tout ce qui, quelques mois, les liera pour les séparer, à savoir l’art, l’intelligence et le sexe.

Et café bu c’est fait, croit-il : montant dans sa voiture en marche vers une réunion politique, s’ouvre l’espace d’un voyage dont on ne reviendra pas indemne, et où éclatera et s’anéantira son être ; pour l’heure, dans un jardin – foin des discussions modérées ! – aux abords d’un cochon et d’une balançoire – il s’approche d’elle qui ne refuse pas : le baiser est fait et, deux heures plus tard, chez elle, munis de bières « Desperado » qui dévoileront plus tard l’intense signification de leur nom, advient dans la chambre étouffante et sans air le moment dramatique de la baise. Il lui ôte sa culotte, elle lui ouvre son antre, et à lui elle se donne, la Femme Kilème, elle qu’il saisit aux chevilles de ses jambes repliées tandis qu’il va et vient en elle en flashant sur ses yeux, un monde de délices surgit à la lumière d’une lampe en cœur qui baigne leurs corps de sa rougeur.

En quelques heures, comme lors de la création de notre espace-temps, explose un champ immense qui est celui de leur univers.

 

Et ensuite tout s’enchaîne. Elle l’attend dans une jolie robe turquoise, sitôt entré il lui fait l’amour, il lui fait des pâtes aux aubergines, sitôt mangé il lui refait encore l’amour. Elle lui fait des blinis au saumon, Il les dévore avec une pointe d’ardeur et un filet de citron ; ils se regardent à s’en effacer le visage.

Il se tient près d’elle comme s’il la connaissait depuis toujours, elle se blottit contre lui comme si elle l’avait toujours aimé. Il la trouve gaie, enjouée, souriante, dynamique et volontaire, elle le trouve charmant, généreux, talentueux, admirable, invincible ; ils se sourient à s’en user la bouche.

Elle le reçoit sur son canapé noir, il la porte déshabillée jusqu’au lit.  Il caresse et embrasse partout où elle a un corps, elle se laisse explorer partout en gémissant ; il lui fait l’amour avec tendresse et passion, elle se tend et se détend comme quelqu’un qui en aurait toujours manqué ; il l’encourage à jouir et à se donner, elle lui dit qu’il fait trop bien l’amour ; ils peuvent baiser trois heures par jour sans s’arrêter.

Il l’invite à se promener sur les crêtes littorales, elle pose sa confiance sur son genou pendant qu’elle conduit. Elle tombe sur des pierres chargées d’oxyde de fer, il lui évoque l’œuvre magnifique de l’artiste Andy Goldsworthy ; il lui donne la technique nécessaire à la création d’un ornement naturel, elle réduit la pierre en poudre et l’humidifie pour leur en oindre les joues, – et le rire apache de leur course en montée les ravage.

Il lui offre un petit cœur lumineux qui passe du rose au bleu, elle l’invite à s’allonger sous la lampe en forme de cœur qui baigne son lit de rouge ; elle se plaint parfois d’éprouver un sentiment de vide, il remplit son mur d’une reproduction à la bombe d’un monochrome bleu de Klein ; ils se tiennent par la main même en rêve.

Elle lui sert un repas de pain moelleux aux graines avec jambon fumé délicieux, légumes en ratatouille, œuf au plat, il règle des paramètres, installe des logiciels, et met en ordre son ordinateur. La journée est belle et chaude et elle demande : que ferons-nous cet après-midi ? Il regarde par la fenêtre et, un sourire en coin, répond : Allons-nous marier.

Ils grimpent les escaliers jusqu’à la cathédrale de la Bonne Mère, il la photographie d’en haut, d’en bas, de côté, les cheveux noirs brillant au soleil des bourrasques ; il la photographie la nuit, au matin, dans le lit, et le jour, dehors – habillée comme nue elle se prête à son anthologie.

Dans le temple de Dieu il prend sa main et, incarnant le prêtre sacré, lui dit : Voulez-vous bien reconnaître que je suis déjà votre époux ? Chrétiens et visiteurs autour d’eux dans le hall sourient du charme de la situation ; elle sourit également et à sa demande elle dit Oui ; une étreinte les couronne, la voiture ramène leur émotion contenue – jusqu’où lit où explose la jouissance qui consomme leur union.

Ils emportent à manger et de l’eau et se rendent sur le littoral rocheux, ils se déshabillent et entrent ensemble dans le ciel bleu ; ils nagent enchevêtrés jusqu’à une île solitaire, ils font l’amour tout nus contre un rocher qui les cache. Ils regagnent le rivage et remettent leurs maillots, il lui fait une lecture d’un texte qu’il a écrit ; elle le trouve magnifique et elle est fière de lui – il est ravi de lui plaire.

Ils prennent la bagnole à 3h du mat’ pour aller dans une free-party qui a lieu par merveille tout à côté de la bourgade d’où elle vient, elle, ils se perdent en pleine campagne faute d’indications claires ; Il lui donne à avaler sa part de mdma en arrivant, elle se mêle à une foule de raveurs éclatés, mollassons, où ils mettent le feu aux galets en dansant comme des dieux pendant des heures sur une techno brutale, stimulante, cauchemardesque, virulente, sexy, ils détruisent leurs godasses à sauter comme des dingues sur des putains de galets, c’est y être encore avec un joint à la bouche au lever du soleil magnifique, – l’avenir se lève deux heures avant qu’ils se couchent.

Il l’appelle pour lui proposer de venir manger des frites, elle accepte et vient ; ils font l’amour dans sa chambre et jouissent, il lui frotte le dos sous la douche.

Il lui montre ses logiciels et ses fichiers littéraires ; ils décident de prendre le trip qu’il a acheté lundi chez un ami ; ils migrent chez elle, et le prennent. Ils écoutent de la musique, parlent et dansent et rient jusqu’à l’aube, elle n’a plus de cigarettes et ils partent en chercher en voiture, ils discutent avec un SDF à la gare en attendant que le tabac ouvre, ils rentrent et font l’amour et elle le suce.

Et quand il prend sa douche longtemps il en ressent encore les soubresauts émotionnels, il a le corps qui en vibre, qui en frissonne de joie, de plaisir, de bonheur, il a le cœur qui lâche si bien qu’il rit, qu’il pleure, qu’elle le regarde avec tendresse.

Elle lui demande de choisir entre boire un déca (on dort) ou un vrai café (on reste debout) ; il choisit le vrai, c’est ce qu’elle voulait. Il propose vers 10h d’aller au zoo pas loin, ils prennent la voiture et zou. On voit les pumas, suricates, zèbres, buffles, tigres, ours, singes, oiseaux, reptiles… elle s’extasie sur une girafe, il jubile devant une bande de minuscules singes hypervifs, ils font une sieste dans l’herbe sous le soleil de 14h. Il dort, elle somnole et le regarde parfois…

Sur la route, il lui dit de gentilles choses sous le soleil de 17h, il lui dit comme il aime ses qualités à elle, sa bonne humeur, son volontarisme, son enthousiasme, son courage.

Chez elle, ils mangent des tomates et des pâtes aux aubergines.  Il s’allonge dans sa chambre, elle le rejoint, ils font l’amour, il lui lèche tout le visage et elle jouit, il sort d’elle pour jouir sur elle et ils se frottent.

Elle lit l’un après l’autre chacun des livres qu’il a écrits ; il lui dit que personne n’a engage autant de passion. Il boit sa salive et elle boit son foutre, il lui réapprend le sexe et elle lui transmet sa joie de vivre.

Il la serre dans ses bras et elle l’appelle « mon cœur », elle lui mitonne du poulet au riz avec une sauce indienne, il n’a jamais pris autant goût à la nourriture, ils ont l’impression que tout est possible.

C’est s’embrasser toujours à pleine bouche, c’est faire l’amour de toutes les façons, pour toutes les premières fois, partout, c’est être, aimer, c’est plus que ça : adorer, être adoré, jouir, être joui, tripper et être tripper, c’est suer toute son eau juste pour le plaisir, c’est connaître l’extase, c’est pouvoir mourir, c’est mieux que Naples, c’est s’asseoir sur le canapé et avoir envie de pleurer tellement c’est beau, et pas seulement avoir envie : c’est pleurer, mon Dieu, tellement c’est beau, tellement on est bien, tellement c’est insupportable de se sentir si bien, tellement ça devrait être interdit d’être tellement aimé, adulé, excité, ravagé, possédé, éreinté, enthousiasmé, explosé d’ardeur et d’envie et de calme et de bien-être, et c’est s’illusionner.

Quoi ?

 

La peur d’aimer et d’Être aimé

C’est s’illusionner.

La théorie n’en pouvait plus de bonheur à force d’être vraie. Dorénavant la pratique anéantit la théorie qui n’en peut plus à force d’être fausse. Epreuve après épreuve, la cathédrale d’amour va tranquillement s’écrouler.

D’abord, l’Être aimé, pour la Femme Kilème, n’a pas de prénom. Elle l’appelle sans cesse, d’une voix de midinette qui n’est pas de son âge de jeune trentenaire, de tous les noms extravagants : « mon amour », « mon cœur », « mon chéri » ; elle lui déclare : « Tu es l’homme de ma vie ». Il est heureux, de ça, qui sonne suspect à ses oreilles, aussi. Comment pourrait-elle le savoir ? Le connaît-elle si bien ? Pourquoi tout cela va-t-il si vite ? L’homme de sa vie peut-il être sans nom et se définir seulement par le fait qu’il est l’aimé de la Femme Kilème ?

Tout cela est louche. Il lui dit : Appelle-moi par mon prénom.

  • Quoi, mon cœur ?
  • J’ai un prénom, utilise-le.
  • Mais pourquoi, mon amour ?

Et elle ne prend pas l’habitude de l’appeler par son prénom. Ce qui ne fait que confirmer ses soupçons, lui, qui fait une psychanalyse depuis un an, lui qui est lecteur de psycho, lui qui a eu bien d’autres expériences où la vérité se fait mensonge.

 

Ensuite, un soir qu’ils sortent, sur une plage, avec tout un tas d’inconnus, la Femme Kilème est déchaînée et souhaite faire connaissance avec tout le monde. Elle n’est pas habillée d’une manière décente. Elle n’a pas un comportement pudique, réservé, aimant à l’égard de l’Aimé, mais un comportement folâtre, exhib, déluré à la face de n’importe qui. L’Être aimé, qui a le méchant sentiment de ne plus exister à ses yeux à elle, ne veut pas d’une espèce de Marie-couche-toi-là, et quand il le lui dit, la voilà bien fâchée, qui s’énerve à donner des explications largement mensongères et imbibées d’alcool, des explications qui en n’expliquant rien montrent qu’il y a dans tout cela, caché dans l’exhibition d’un quasi-crypto-libertinage dont, il le sait, elle n’a jamais été capable, qu’il y a dans tout cela un énorme mystère qu’il entreprend d’élucider.

Il laisse passer la colère de la Femme Kilème, qui conduit la voiture d’une manière alcoolisée, rapide, responsable, et dangereuse. Il attend qu’elle en parle, qu’elle se trahisse, qu’elle dise les vraies raisons quand elle aura fini de détailler les fausses. Il attend qu’elle dise, clairement, pourquoi elle a besoin de donner d’elle l’image d’une pute, alors qu’elle ne l’est pas. Une fois chez elle, elle se calme, et d’exubérante, son humeur s’effondre en une dépression brutale. Elle est triste, mélancolique, la tête basse sur le canapé. Il la prend dans ses bras.

  • Pff… Je ne sais pas, moi, pourquoi je fais comme ça… je voulais rencontrer des gens, c’est tout… Tu me pardonnes ?

Il lui dit qu’il ne veut ni lui pardonner, ni ne pas lui pardonner : il veut savoir. Elle l’embrasse. Elle est chaude, belle, ivre, il l’embrasse et commence à la caresser, et elle réagit encore plus, et la voilà chaudasse, mais chaudasse d’une manière, dans la lignée du reste… chaudassement mécanique.

Elle localise une braguette, la force à grand fracas, et porte en sa bouche le morceau dur qui dépasse : c’est la colonnette de chair de l’Être aimé.

Il ne ressent aucun plaisir, tout simplement parce que le cœur n’y est pas : c’est se faire sucer par la bouche d’un revolver au fond du dernier tiroir d’un congélateur : le contact du métal lui propage une froideur qui fait mal.

Mais en supportant l’assaut, l’Être aimé remercie : car il sent que tout cela, tout ce fiasco savamment organisé, lui donne une précieuse clé.

En effet, si sucer n’est pas jouir, ici du moins sucer est parler, et dans ce parler il y a dire deux choses à la fois, la première de ces choses c’est « Aime-moi… », la deuxième de ces choses c’est « Aide-moi… »

Bien sûr, il n’attend pas longtemps ; de sa main, il lui pousse la tête.

Quoi ? dit sa raideur : elle ne comprend pas. Hé ! Hé, il est un homme, il DOIT aimer ça !

Mais non, il continue à pousser sur la tête, en lui disant d’arrêter.

Et elle, ça la vexe, ça la vexe !!!, la voilà furax, bien sûr : Quoi, ça ne marche pas ? Quoi, il déjoue son piège ? Quoi, il n’est pas un homme comme les autres ? Quoi, elle lui fait cet affront de ne pas se comporter comme les hommes d’habitude ? Qu’est-ce que c’est que ce connard ?!?

Eh bien, dit-il, il ne sait pas exactement comment sont les autres hommes, parce qu’il ne couche pas avec eux, mais il sait que lui, là, il n’est pas à l’aise.

Alors la voilà qui se lève, furieuse, prête à l’insulter, et qui va au frigo chercher une bière… Desperado ; puis qui, rassise, hautaine sur son canapé, en allumant une clope tremblée, vide aux trois-quarts la bière du désespoir, sans lui en offrir, et rote comme un marin d’Amsterdam dans la chanson de Brel.

C’est cocasse ; mais lui il s’en fout, il sait que qu’elle l’a choisi pour lui dire quelque chose, dans ce langage étranger si spécial qui ne parle que par énigmes, confusions et retournements de situations, mais dans ce langage qu’elle utilise, à contresens, pour lui et avec lui. Il saura.

 

L’Être aimé, il n’est pas « mon amour », il n’est pas « mon cœur », il n’est pas « mon chéri », il est un psychologue d’action, un psychanalyste à deux dans le même lit, un auditeur libre dans ta maison à toi. Alors il cesse de la côtoyer, se place debout devant la fenêtre, tourné vers elle, les bras croisés, une clope aux lèvres, et la regarde en silence. Evidemment c’est insoutenable. Le silence veut dire : Parle. Parle vraiment avec des mots, plutôt qu’avec des gestes sexuels déplacés. Et parler est dur. Mais parler est possible. Et en buvant, hautaine, méprisante, blessée, la voilà qui dit.

Elle dit son père, fou, schizophrène.

Elle dit sa mère, froide infirmière à fric, toujours absente, au boulot, avant comme après son cancer du sein.

Elle dit son beau-père, cinglé, sadique, qui la traîne par les cheveux à travers l’escalier quand elle est gamine pour lui faire subir une douche froide, parce qu’elle n’a pas obéi assez vite à ses moindres caprices.

Elle dit la responsabilité qu’elle a, dès 8 ou 10 ans, de ses deux petites sœurs.

Elle dit que dans son enfance il n’y a ni parents ni enfants.

Il dit, Est-ce que c’est tout ? Est-ce qu’il y a de la violence sexuelle aussi ?

Elle dit, Non, elle est sûre que non, il délire, il projette, là.

Elle dit, en ne le disant pas, qu’il y a encore beaucoup à dire, mais c’est assez.

C’est assez pour cette fois. Il n’y a pas de pardon, que de la tendresse et des baisers, il y a des éléments d’explication, et c’est assez pour cette fois, il n’y a pas de sexe, et il y a s’endormir la main dans la main, lovés l’un contre l’autre.

 

Et puis c’est le tour de la fois d’après, où l’Être aimé présente la femme Kilème à son meilleur ami. Alors tout va bien, le meilleur ami n’a pas du tout les mêmes opinions politiques que l’Être aimé, ni que la femme Kilème qui elle pour l’instant n’en a pas (et le simple fait de poser la question politique la fait hurler de rire), et tout va bien. La femme Kilème est habillée et maquillée une nouvelle fois de manière provocante, et en bas de chez le meilleur ami pourtant elle a, en s’asseyant aux côtés de l’aimé qui se roule une clope, un étrange réflexe de pudeur, où elle déclare : Il ne faudrait pas qu’on voie ma culotte. Alors tout va bien, et trois heures plus tard, après une petite soirée, quand la plupart des amis sont partis, alors qu’elle s’est encore saoulée, la voilà qui ostensiblement, « sans le faire exprès », sans s’en rendre compte et tout en parlant, laisse voir sa culotte au meilleur ami de l’Être aimé, et l’Être aimé donc, comme tout va toujours bien, devient dingue, repousse la femme Kilème et le meilleur ami, et se tire, bordel de merde, quelle incorrigible petite conne de menteuse.

 

Et la fois d’après elle l’appelle, elle veut lui présenter ses amis à elle, elle est déjà moitié saoule ça s’entend et lui, ça l’indispose direct, il n’est pas de très bonne humeur. Il accepte néanmoins de la rejoindre, mais se prépare au pire. Le pire est là, non pas assis à côté d’elle qu’il découvre court-vêtue, souriante comme le rôle de ravissante écervelée qu’elle joue à la perfection, le pire est là, tapi invisible à l’intérieur d’elle-même. Elle rit, elle raconte n’importe quoi, elle présente l’Être aimé à sa soi-disant meilleure copine qu’elle ne connaît en fait quasiment pas, et à un couple qui manifestement bat de l’aile, ces amis sont tous aussi faux qu’elle et n’ont rien à dire.

L’Être aimé s’assoit, s’ennuie très vite, se débat dans un dilemme intérieur. Partir, la laisser s’enfoncer dans sa médiocrité gratuite ? Ou lutter contre elle, et même contre son gré, la tirer de là ? Elle veut rester. Elle met autant d’énergie maintenant à l’ignorer qu’elle en a mis un quart d’heure avant à l’attirer dans ce merdier. Il n’existe plus, et elle lui donne le spectacle de sa décadence à deux balles. Sa robe aussi verte qu’ouverte, largement béante dans le dos, laisse voir, ou exhibe si l’on veut, la large cicatrice qu’elle y a. Au retour des chiottes, cessant d’ignorer son chéri, elle lui annonce à l’oreille : « Tu vois cette fille ? J’ai envie d’elle ! »

Bien. L’Être aimé, il ne faut pas le prendre pour un con trop longtemps : que sa copine soit aussi lesbienne, soit ! pourquoi pas, c’est envisageable, on peut en discuter ; mais là, c’est criant de fausseté, qu’elle ne dit ça que pour le faire chier. Alors il lui dit Ok et, se levant, se mêlant à la foule, se barre. Puis cent mètres plus loin il fait demi-tour et revient sur son impulsivité, désireux de s’expliquer illico. Heureuse de le retrouver, elle lui gueule donc dessus avant de partir toute seule. Il sent l’occasion de régler quelque chose, et la suit. Elle le provoque, l’insulte, essaie de le frapper. Puis change d’avis et lui dit son amour et lui présente des excuses. Puis change d’avis et l’insulte et veut encore le frapper. Tout ça en pleine rue, un samedi soir d’été dans une ville bondée de soleil.

Génial.

Arrivés devant chez elle, elle lui fait cet ultimatum :

  • Est-ce que tu peux tout accepter de moi ?

Il flaire le piège vicieux, et ni une ni deux, il répond NON. Bien sûr que non.

Sur ce, elle le plante et le laisse à sa porte. Tranquillement, il se barre. Deux cent mètres plus loin, alors qu’il est sur le point de l’appeler, son téléphone sonne, c’est elle qui lui demande :

  • Pourquoi t’es parti ? qu’est-ce que tu fous t’en as rien à foutre ?

Elle est charmante. Il fait demi-tour et elle lui ouvre sa porte. Ils se prennent dans les bras, ils vibrent d’amour déçu et de colère rentrée, sortie, rerentrée, tout cela est inacceptable et démentiel, insupportable et maléfique, romanesque et hystérique, ils adorent tous les deux cette expérience qu’ils détestent. Il l’emmène dans sa chambre à elle et, pour remettre les points sur les i et réaffirmer qui est qui, lui l’Être aimé, elle la femme Kilème : il la désape, l’allonge et la baise. Elle est ivre, elle est bonne, il est en colère, il est possessif, il lui fait ce dont elle l’a besoin pour qu’il sache qui il est, lui, et à qui elle est, elle : il lui doigte le cul, puis par là la pénètre. Ça la rend complètement cinglée : elle commence à lui dire tout un tas de trucs salaces, qui sonnent hyper faux comme si une voix d’opérateur mobile lui lisait le livret d’un mauvais film de cul. Ils jouissent néanmoins, il fait un tour à la salle de bains, et au retour, elle l’accueille avec un tonitruant :

  • T’es venu juste pour ça, pour m’enculer ? ben c’est fait tu peux repartir, dégage !

, puis lui balance un coup de pied de catcheur qui le fait tomber à terre, après quoi elle le laisse à poil à la porte fermée de sa chambre. L’Être aimé est estomaqué. Ça ne va pas se passer comme ça. Après la colère et la jouissance, vient le moment de la patience. Il la convainc de sortir de là, et les revoilà sur le canapé à discuter. Son silence à lui lui dit : Parle. Elle se tait, et parle.

Elle dit sa haine des hommes, sa peur de leur force, sa légitime défense ; sa peur d’être aimée qui la ramène à la peur d’être abandonnée, laissée sur le carreau par la violence, trahie par l’amour la folie et la mort. Il écoute, sagement. Il lui en veut, il sent qu’il peut l’aider, il en a déjà marre de ses mensonges, il l’aime. Et elle sent qu’il l’écoute et qu’il l’aime. Elle est calme maintenant, et câline. Au lit ce sont des murmures qui précèdent le sommeil, blottis l’un contre l’autre et pacifiés. Le lendemain, elle lui dit : Tu es merveilleux en tout.

Mensonge si agréable à entendre qu’il oublie de ne pas y croire.

 

Vient une autre soirée où l’Aimé rejoint la femme Kilème dans un bar où il la trouve entourée d’amis. Ce sont encore des amis qu’elle ne connaît qu’à peine, tout frais, et tous aussi banaux les uns que les autres.

Elle, dans ces soirées, à toutes les habitudes qu’on a. Elle n’a qu’à afficher un sourire au-dessus de son 90C pour se faire payer tous les verres de toutes les boissons qu’elle voudra. Tout ce qui s’achète, tout ce qui est de valeur courante, elle peut l’avoir.

Dans ces situations, l’Aimé n’est jamais à sa place. Il n’a aucune affinité avec ce monde où un automate pourrait aussi bien faire l’affaire, où les gens sont remplaçables les uns par les autres.

Ils utilisent des phrases banales qu’ils ont trouvées dans le Grand Dictionnaire des phrases banales.

Ils peuvent passer des heures sans qu’il se passe rien.

Ils semblent vivre en adéquation avec un monde et s’accommoder très bien des faux-semblants, du peu d’enjeu, des trois fois rien qui font leur contentement. L’Aimé en attend beaucoup plus ; attendant beaucoup plus, il n’obtient que la frustration d’avoir attendu en vain.

Il aime les situations inédites, les endroits spéciaux, courir dans les genêts en Bretagne, nager deux kilomètres jusqu’à une île en Méditerranée, se lancer dans une conversation bouffonne qui fait tomber les meilleures idoles de la vie intellectuelle, soutenir des thèses audacieuses, mais se mettre en valeur avec fatuité, boire une bière conventionnel conventionnellement assis autour de tables en plastique imitation marbre, faire semblant de s’intéresser à des gens dont l’essentiel de la richesse tient dans leur petit porte-monnaie, ce n’est pas du tout le trip de l’Être aimé.

Il a voyagé. Il a vécu avec Izumi Shikibu et le Prince Genji à la Cour impériale du Japon médiéval ; il a contemplé les cerisiers au printemps, passé et reçu des poèmes. Il a été éduqué dans les Andes, et assisté au réveil de l’Inuit qui met dans sa bouche, à dégeler, un bon morceau de viande de phoque. Il s’est projeté dans les figures hâves du Gréco, il a calculé les situations de la théorie des jeux, il a suivi de près la rééducation d’enfants autistes à l’école de Chicago. Et dans la situation où ils sont, tout cela est devenu indicible, impraticable, dévalué.

Tandis que les propos les plus vains déclenchent des rires pitoyables et gênés, il ne pense qu’à s’abstraire de la situation.

Dans la situation, il y a en particulier un connard. Il a un nom : Connard. Connard est là, au milieu des faux amis de la femme qui aime l’Être aimé, et Connard est d’humeur bavarde. Comme tous les connards, Connard est sensible au charme de la femme de l’Être aimé, et vite, ça se sent. Il commence à parler avec l’Être aimé, et rapidement il le saoule : Connard monopolise la parole, ne montre aucun souci de dialogue, est seul à exister ; Connard sait tout, fait tout, propose tout, offre tout. Connard est bellâtre, au demeurant, et il a tout du gars de droite : tout, jusqu’à l’idée de se croire de gauche, expliquant que, marxiste à l’origine, il a voté Sarkozy aux Présidentielles ; et l’Être aimé, pour l’instant, le laisse dire.

Pour changer d’air, l’Être aimé propose d’aller chez un ami junkie, et désoeuvrée, toute la troupe s’y dirige, y compris Connard.

L’Être aimé veut en effet faire rencontrer à celle Kilème cet ami très spécial qui vit dans un appartement encore plus spécial. C’est un ami junkie, un ami toxico, un ami qui se came à tout se qui passe, un ami qui a ses raisons, qui sont profondes, de se camer. C’est un ami passionnant qui vit dans un appartement artiste plein de crânes d’animaux, d’une cathédrale artisanale d’un mètre cinquante en os d’oiseaux et morceaux de carton, de navires faits-main, et de tout un tas d’outillages pour peindre, modéliser, et se droguer. L’ingéniosité humaine à l’état brut et destroy, une des plus belles choses qu’il ait jamais vues : contrastant avec tous les gens privilégiés et sans valeur qu’il a rencontrés, ce type qui dodeline de la tête nerveusement et peine à aligner deux mots cohérents, se démarque absolument par sa valeur et son courage.

Là-bas, à peine assis Monsieur Connard recommence son cirque, et Miss Kilème se laisse, pendant une heure, sans interruption, embobiner : et que je vais te faire découvrir un de ces soirs un cocktail alcoolisé détonnant, et que je vais t’emmener en voyage à Amsterdam, et patati, et patata, et l’Être aimé commence à bouillir, à fumer joint sur joint, à boire plus que de raison ; néanmoins il observe, analyse, teste le comportement de la femme Kilème, qui l’ignore. Enfin, il éclate. Il dit, nerveux : Allez, c’est le moment de se lever, on y va.

Quoi ? répondent les gens.

On y va, j’ai dit.

Les gens commencent à obtempérer. Connard se lève, sans se presser. Miss Kilème se lève, se demandant ce qui se passe. L’Être aimé dit au revoir à son ami artiste-junkie, il ne dit pas un mot à la Femme Kilème, et il s’occupe de raccompagner gentiment Mister Connard à la porte, car il ne veut pas taper le scandale devant tout le monde, chez son ami.

 

Mais dès que sorti, l’Aimé éclate, et prend le parti d’appeler les choses par leur nom ; il hurle donc :

  • Connard ! Espèce de connard ! Pas une seule minute de plus comme ça !

Ecoute bien ce que j’ai à te dire, espèce de crevard de merde, toi qui viens de gâcher la soirée à tout le monde, d’étaler ta science devant tout le monde, d’obliger les autres à t’écouter, d’empêcher les moins fats que toi de s’exprimer, écoute-moi bien.

Je te mets au courant, on vient de démarrer un jeu dont voici les règles. 1/ Le premier truc que tu me dis d’un peu désagréable, je te fais sauter la caboche. 2/ Par contre, moi, j’ai le droit de te traiter comme le distillat de jus de fumier que tu es. 3/ Si tu tentes d’assumer physiquement ton comportement de merde, si tu fais preuve de violence avec moi là tout de suite, si tu me tombes dessus un jour avec tes potes, il faudra que tu ailles jusqu’au bout, parce que dans le cas où je me relève, t’es mort. A partir de maintenant, soit tu fermes ta gueule bien sagement et tu m’écoutes, soit je te joue la solution finale en plein milieu du crâne. C’est bien, continue de m’écouter sagement.

Je vais te donner mon avis global après t’avoir vu quelques heures : tocard ! Entre cynisme et narcissisme à deux balles, tu n’as ni pudeur, ni discrétion. Tu étales ta science pourtant à la portée de chaque personne qui sait ouvrir un livre, et de la pauvre hauteur mesquine que ça te donne, tu dispenses l’image d’un égoïsme docte, qui a son avis sur tout (de Radiohead à la si familière « Diam’s », en passant par les drogues et la banque mondiale), absolument sans complexes, qui se permet de monopoliser l’espace social du dialogue, sans aucun respect ni aucune écoute envers autrui ; invité chez mon ami dans un lieu que j’avais dit intéressant, tu ne t’y intéresses à rien qu’aux projets de vie de ma petite amie, et tu y négliges toutes les autres personnes qui, au contraire de toi, ne faisaient pas leurs stars à la sauce « Me Myself and I ».

Y’a des choses dans la vie qui s’appellent l’amour, la beauté, la finesse, l’élégance, la prévenance, la sollicitude, la compassion. C’est au nom de ces choses si souvent bafouées par le genre de truc qui te sert de cervelle, que j’interviens ici, avec mon sabre au clair et ma cape de justicier en renfort moral. Je viens t’inculper pour violence morale intentionnelle et préméditée, et appliquer la punition. Tu fermes ta gueule, bellâtre. Je suis incontrôlable, tu vois ? Chuis un ouf inculte, moi, ma réflexion philosophique je la prends dans Terminator, je vois pas au-delà.

Dis, tu as bien dit que tu avais voté Sarkozy ? Voter Sarkozy, avant d’être un putain de parti-pris économique, aussi (vaguement?) éclairé soit-il par un pragmatisme de larbin intéressé (tu me fais bien marrer avec tes origines idéologiquement marxistes, ça fait quoi en vrai d’être un social-traître ?), c’est un parti-pris social et moral, espèce de pauvre tache, et tu as bien montré que tu votais en faveur de plusieurs sortes de discriminations par la parole ou l’apparence, en oubliant le premier des respects qu’on doit à ce qui nous entoure, la politesse, la courtoisie à mon égard (hé hé, sacré fumier de connard!) Tu vas faire découvrir le Tomahawk à la femme que j’aime, hum ? Tu vas ptet l’emmener aussi à Amsterdam, la semaine prochaine, hum ? Tu me prends pour un bleu, connard ?

Evidemment, je ne veux pas entendre parler, si jamais ça te venait à l’esprit, d’excuse due à tout l’alcool que tu t’es siphonné ce soir, ou au shit qu’on a fumé ensemble. Sous alcool et canna, je ne ferais jamais ce que tu as fais si benoîtement, sans l’accord de tout ceux que ça concerne.

Allez, dégage maintenant, je ne veux plus voir ni ta tête ni ta main que je regrette si fort de ne pas avoir broyée à la masse tout à l’heure. Casse-toi.

 

Il n’y a pas photo. Connard, ça se voit, est plus balèze que l’Être aimé. Mais l’aimé est moins connard que Connard, qui en tient vraiment une couche. En effet, Connard pourrait très bien faire le gros dos contre le torrent d’insultes qu’il reçoit, respirer un coup bref, écarter les naseaux, et claquer un coup de boule à l’Aimé, pour le faire taire. Il gagnerait certainement, à ce jeu-là – dans un premier temps du moins. Seulement, c’est le jour de chance de l’Être aimé, il apparait que Connard ne peut pas faire autre chose que rester tel qu’il est : vil, lâche, indigne, ignoble connard. Alors, au lieu de faire front, au lieu de discuter, de se battre pour son honneur saccagé, l’étincelant Imbécile fait profil bas et se barre ; lui qui vient de passer trois heures à se mettre en avant et fanfaronner sur tout, s’éclipse tout à fait de la scène de feu et de flamme où la violence de l’Aimé l’incendie. Affaire classée, on n’en entendra plus jamais parler.

Maintenant, il faut s’occuper de la femme Kilème. Elle est là, choquée par l’état de furie dans lequel s’est mis l’Aimé, et furax elle-même. Elle lui dit qu’il est con, qu’elle ne lui appartient pas, qu’il délire, qu’elle ne se faisait pas draguer par Connard qui la draguait ostensiblement. Elle ment et se barre. Le Vengeur Même Pas Masqué laisse cette connasse prendre la fuite ; puis changeant d’avis aussitôt, l’Être aimé se lance à la poursuite de la femme Kilème. Mais il ne parvient pas à la rattraper. Il rentre chez lui, en fureur, rempli d’une rage odieuse, et décidé à ne plus jamais revoir cette pouffiasse qui manifestement ne l’aime en rien, qui par quatre fois en trois semaines, l’a mis dans des situations d’horrible jalousie qui contrastent absolument avec ses engagements, leur mariage, ses déclarations d’amour, leurs bonheurs et leurs extases. C’est fini. Il l’avait déjà prévenue. Cela ne devait plus arriver. C’est encore arrivé et c’est mort. Le lendemain, au réveil, il l’a décidé : elle n’aura plus dorénavant qu’un seul et unique nom : la femme Kinestplusrien.

 

Toute la journée, l’Être aimé tourne en rond dans un état de folie et de rage. Une fois de plus, il est profondément déçu. Les couteaux et les haches des dédains et des trahisons massacrent le souvenir des mots doux et des tendresses, et il contemple la plaine fumante de sang tiède.

Il balance de la musique à fond dans sa piaule et saute dans tous les sens, contre le mur de gauche, contre le mur de droite, contre le mur d’en face, contre le mur de derrière, contre le sol et contre le plafond, et contre tous les coins. Il médite à la pelle des projets de meurtre grandiloquents contre l’humanité traîtresse.

Plus jamais ça.

Puis il se décide. Il enfile une veste et fonce jusqu’à l’appartement de la femme Kilème. Il sonne et elle lui ouvre. Elle est en présence d’une amie, manifestement engagée dans des confessions. Sans un mot le Vengeur Pas Masqué bondit pour sillonner l’appartement à la recherche de tout ce qui est à lui. Ses livres, à lui, les livres, qu’il lui a fait découvrir, les cadeaux jolis et symboliques, qu’il lui a offerts, la fausse reproduction du monochrome de Klein, qu’il a accroché à son mur, le cœur lumineux, – tout, tout le reste de tout ce qu’il lui a apporté en seulement quelques semaines – , il l’entasse et le reprend et – comme elle veut le retenir, comme elle voudrait le retenir pour lui parler – il s’en dégage violemment et comme elle voudrait le poursuivre pour s’expliquer il court, et court, si vite qu’elle ne peut le rattraper. Alors, il se calme. Il revient chez lui, et il se calme. Et le calme est le vide, le vide de ne pas être, le vide de ne pas être aimé, le vide de la trahison, le vide du don de soi à perte, le vide du mensonge de l’amour dont il pleure à bout de nerfs.

 

Et les heures passent. Et il reçoit un message de la Femme Kinestplusrien.

Et il néglige ce message, car aucun être humain n’a la possibilité de recevoir quoi que ce soit de la part de quelqu’un Kinestplusrien.

Puis il reçoit un autre message de la femme Kinestplusrien.

Et c’est plus fort que lui, il répond, en lui disant :

  • Ne m’importune plus, Néant aux yeux de biche, je ne t’ai jamais connu. Tu es morte pour moi qui ne suis plus rien non plus.

Et les heures passent. Puis, il entend qu’on frappe à sa porte. Son cœur bat. L’émotion lui ravage la poitrine… Il ne se déplace pas pour ouvrir. Sa porte doit rester fermée pour l’éternité ! Puis ses colocs ouvrent à sa place et viennent lui dire qu’une fille l’attend à la porte. Et il dit : Non ! Il ne faut pas ouvrir ! Il faut refermer cette porte, tout de suite, et à jamais ! C’est le Diable en robe sexy, ne la regardez pas dans les yeux ! Alors, ses colocs referment la porte, mais transmettent ce message : Elle t’attendra en bas. Elle dit qu’elle est disposée à t’attendre des heures s’il le faut. Il entend cela, et ça le rend dingue : il ne pourra plus jamais sortir de chez lui ! Il devra sortir par le jardin, accroché à une corde à nœuds… Oh, mais très bien : très bien, c’est décidé ! Il ne descendra plus jamais. Il se fera livrer de la nourriture par Internet. Il ne boira plus que des cafés virtuels, il y a certainement un logiciel qui prépare de très bons expressos pas trop pixellisés.

Sa décision irrévocable parvient à tenir en place – il en est fier – pendant au moins cinq bonnes minutes.

Puis, à 5’01, top ! à contrecœur il descend. Son thorax ne respire que colère.

Il ouvre la grande porte, et elle est là. Belle, contrite, patiente, intolérablement disponible, le décolleté béant de vulgarité. Il ne peut pas la regarder, il se tourne de trois-quarts. Pendant plusieurs minutes, il ne peut rien lui dire. Elle se tait également, assise sur un rebord de pierre, les yeux baissés, effondrée.

Il sait qu’il doit maintenant l’égorger, mais malheureusement, il a oublié d’emporter son couteau d’abattage pour femmes traîtresses. Il doit trouver le courage de l’étrangler avec ses propres mains – ou tiens, défait ton lacet ! mais où mettra-t-il le cadavre du monstre ?… Très bien, il a trouvé ! Il va l’embrasser à la bouffer pour ne plus jamais qu’elle trahisse !! Malheur, pense-t-il en coin, ça ne va pas, elle est trop grosse pour lui qui n’a jamais eu assez faim pour engloutir d’un coup 57 kilos de chair vivante. Que faire ?

  • Qu’est-ce que tu fais là ? Tu vis pas là, t’as rien à foutre dans mon coin. Je te connais pas. Dégage.

Elle ne bouge pas. Il commence à marcher, en long, en large, sur le trottoir, pour se calmer et élaborer illico une méthode pour la faire partir de là ; pour que ses idées se remettent en place ; pour trouver les mots, le ton, la parade, le temps de silence adéquat. Il va parler.

Puis, il ne parle pas. Il la regarde, de temps en temps, belle, douloureuse, sinistre, contrite, impardonnable.

Puis, il parle. Il parle, et elle l’écoute. Il parle, et elle boit ses paroles. Il parle, et plus il parle, plus son discours atteint la clarté d’une volonté impitoyable.

Et voici ce qu’il lui dit.

 

La diatribe idéologique fait 5000 mots : c’est trop. Ça va me rendre saoulant. Le perso n’est qu’un discoureur idéologique de merde. REDUIRE A 3000.

Il lui demande d’abord de cacher ses seins qu’il ne veut pas voir, là, dans cette rue, sur ce trottoir.

Il lui dit qu’il va lui parler en détail des forces qui oppriment le monde – qui oppriment le monde, avec des doigts griffus ? – non, qui oppriment le monde de l’intérieur de nous, en provenance de chacun, au départ de partout, avec des réflexes conditionnés, avec de fausses valeurs profondément enracinées parce que répétées par cent mille messages reçus depuis notre plus tendre enfance, avec de beaux vêtements et de charmants sourires.

Il faut préciser que la femme Kilème est très belle, grande, attirante, bien roulée : c’est pourquoi il commence par lui dire, à elle qui est très belle, que sa beauté est l’Oppression en personne, la Destruction faite chair. Et que sa séduction permanente constitue un crime permanent, une atteinte au respect dû à l’Autre, et une destruction de sa propre dignité humaine. C’est le pire qu’elle pouvait avoir à entendre, mais il faut qu’elle l’entende.

En effet, poursuit l’Être aimé, il n’est pas difficile de révéler partout autour de nous les signes, nombreux, de la domination cruelle de la beauté sur l’univers capitaliste occidental.

La beauté se définit comme suit : quelque chose dont on hérite, qui se développe avec nous-mêmes, dont on peut profiter, ou qu’on peut ignorer, mais qui de toute façon nous assigne, face à Autrui, une place – une place qui est donc fortement déterminée par une qualité arbitraire, dont on n’est en rien responsable, qui s’est imposée comme le critère premier de jugement de notre être, et qui ne laisse aucune chance à qui ne la possède pas en quantité suffisante. Une beauté qui est également quelque chose qu’on peut fabriquer et simuler, dont on peut se parer, comme si c’était la plus excellente chose à avoir sur soi et en soi pour pouvoir vivre heureux : et tout cela n’est que tromperie et mensonge.

Pour étayer ces prémices, lecteur de sciences humaines en quantités autrefois importantes, l’Être aimé rapporte que des laboratoires de sciences sociales ont mis en évidence ce qu’ils appellent « l’erreur d’attribution fondamentale ». Cela consiste à attribuer des qualités corollaires à un physique donné. Sur un échantillon de photos d’inconnus et d’inconnues proposé à un panel de sujets, il apparait que les personnes jugées les plus attirantes sont aussi jugées les plus sympa, ou les plus ponctuelles, ou les plus compétentes, – ce qui constitue une aberration autant qu’une profonde injustice. Une femme belle, parce qu’elle est belle, va donc prendre la place d’une femme en tous points meilleure, mais moins belle d’apparence ; et tout le monde va jouer le jeu ignoble de cette dépossession et de cette tyrannie.

Ainsi donc, l’Être aimé fortement ambivalent se retrouve en conflit interne vis-à-vis de la beauté de la Femme Kilème, car cette beauté :

  • Obtient injustement des avantages sans être en rien corrélée à un quelconque mérite attribuable à la liberté de la personne belle – et constitue donc à ce titre un abus comme il en est de force ou de violence ;
  • Peut très bien servir de cache-misère au néant intellectuel et personnel de la personne belle ;
  • Fascine pourtant pour ce qu’elle fait mine d’être tout en cachant absolument ce qu’elle contient vraiment ;
  • Attire les regards, y compris ceux de nombre de gens grossiers, vulgaires, dont la vulgarité déteint ;

Maintenant, il faut entrer dans les détails concrets.

 

La publicité est ce moyen par lequel le capitalisme, cette économie de la destruction de tout ce qui n’est pas Argent, séduit et annexe l’imaginaire des gens, pour lui faire jouer son jeu à lui.

Ainsi, non seulement le capitalisme s’est doté de cet instrument d’effraction psychique permanente des imaginaires individuels pour faire de la vie sociale une vie commerciale où tout s’achète, mais de plus à cette fin il est devenu le proxénète massif, légal, et même prestigieux, de milliers de femmes réelles, qu’il va chercher partout dans tous les pays, d’Europe de l’Ouest et de l’Est, d’Asie, d’Amérique, d’Afrique, pour les faire travailler à ses propres intérêts appliqués à des millions, cette fois, d’autres femmes réelles, et par contiguïté à des millions d’hommes. Grâce aux recruteurs des agences et aux rêves des jeunes femmes infantilisées par l’univers magique de la télévision, il sélectionne des « modèles » qu’il affuble de toutes sortes de produits, du cosmétique à la voiture en passant par le yaourt et le détergent.

C’est déjà un mensonge, quand un marchand de produit a besoin de s’emparer de l’esprit pour convaincre qu’il est meilleur que ses « concurrents », comme si le consommateur ou l’usager n’était pas capable de reconnaître lui-même les avantages et inconvénients des produits ; mais en plus de ça, ce marchand paye des femmes pour rendre le mensonge irrésistible et ainsi augmenter son marché.

Or cette publicité qui vante des objets en les associant systématiquement à des femmes belles – et très rarement à des hommes beaux, et jamais à des femmes et des hommes normaux – cette publicité est l’agent principal du sexisme dans tous ses médias : télévision, presse d’information, magazine, jeunesse. Elle cantonne les femmes à un rôle de faire-valoir, et limite leur être à leur utilité ; la femme sert à exciter le désir qui ne pourra se satisfaire qu’en achetant le produit conseillé ; ainsi, sous prétexte de montrer des femmes libérées, responsables de leur propre sexualité, on ne fait que reconduire les vieux rôles de la femme forcément objet du désir masculin ; annexe, faire-valoir, sois belle et ferme-la.

Tout cela, dit l’Être aimé, n’est ni plus ni moins qu’une prostitution imposée et consentie à l’échelle mondiale ; une violence sexuelle à des fins commerciales, un déni total des droits de l’homme. Et tout cela, c’est une partie de ce qui vient de se passer trois fois entre nous, et qui nous empêche de nous aimer plus longtemps.

 

Directement en effet, explique l’Être aimé, tout ce monde de la beauté, de la frime, du maquillage, du strass et des paillettes, de la fringue, – TON MONDE, FEMME KEJAIME – est un monde brillant, heureux, euphorique, épanoui. Le problème, c’est que le bonheur s’arrête à la page de pub : dès qu’on la tourne, on en voit les monstrueux dégâts partout dans le réel.

Ainsi, demande l’Être aimé à la femme Kilème et qui l’écoute attentivement, les cosmétiques L’Oréal, Garnier, Yves Rocher, Guerlain, Séphora, The Body Shop, Channel et mille autres dont elle s’est faite la consommatrice insouciante depuis des années, dont elle a les fioles et bâtonnets et petits pots dans le « vanity-fair » de sa salle de bains, ont  été commercialisés après des tests de toxicité sur animaux, et donc l’apparat de sa beauté est fondé sur de la mort. A-t-elle déjà vu des vidéos de lapins rasés sur lesquels on teste dermatologiquement des crèmes dites « de beauté » ? Parce que des fois, c’est toxique. Des fois, la crème pour la peau présente le grave inconvénient de ronger vraiment la peau. Et toujours, les cobayes, lapins et souris de laboratoire n’ont pas vécu une vie d’animal et crèvent dans d’horribles conditions. Alors où est la beauté, là-dedans, où sont le rêve et la gloire dans le décès minable et odieux pour la grandeur de sa vie de femme, de milliers de petits animaux qui auraient attendri son âme de petite fille ?

De même, il se trouve qu’elle s’oint, se couvre, se masque et se tartine de produits cosmétiques, mais est-elle au courant que l’ensemble des produits cosmétiques qu’elle utilise habituellement, que les médias et les magasins lui vendent comme quasiment constitutifs de sa personne et garants de sa valeur sociale, contiennent une série de produits chimiques dont un bon nombre sont mal connus scientifiquement, de sorte qu’on observe, depuis la révolution du consumérisme pour tous pendant les « Trente Glorieuses », une recrudescence inexpliquée des cancers et des troubles de la fertilité ? N’est-ce pas quelque peu cher payé, que d’acheter sa propre mort en croyant se faire belle et plaire ? Ne serait-ce pas plutôt légitime, au lieu de donner de l’argent à ces gens qui en manipulant des motivations futiles, mettent leurs clientes en danger, de leur demander un remboursement massif et de les assigner en justice pour tentative d’homicide ?

Mais, dit l’Être aimé, ne nous arrêtons pas en si bon chemin, et observons bien l’ampleur des phénomènes, avec honnêteté et sans œillères. Regarde-toi dans le miroir de la lucidité.

Quand une femme magnifique, merveilleusement maquillée, artificiellement éclairée en studio et retouchée numériquement, pendant des heures, par des dizaines de professionnels du mensonge esthétique, s’impose à l’œil aux côtés d’une voiture, d’un yaourt industriel au bifidus actif, d’une crème de soin revitalisante aux délicieux extraits d’arnaque, d’un détergent qui fera la joie de la vaisselle et le bonheur de toute la famille, quand cette femme déléguée par le capitalisme nous fait acheter sa camelote avec le plus charmant des sourires partagés, c’est toute la Terre qui en paye le prix.

Ce qu’on nous vend, à travers les millions de produits, c’est le système économique, social, psychologique, et politique, qu’on appelle le productivisme, pour fabriquer les choses, et le consumérisme, pour nous pousser à les acheter. Deux revers de la même pièce grâce à laquelle un porc achète des hommes et des femmes comme s’ils étaient eux-mêmes les vulgaires objets qu’ils achètent.

Le productivisme, c’est passer son temps au boulot pour faire tourner des machines dont on se fout, stresser à planifier des opérations qui n’ont d’autre intérêt que le profit final, bafouer Autrui à toujours le considérer comme une ressource humaine au service des profits de l’entreprise, transporter et dealer les marchandises en attendant le client. C’est être ouvrier, DRH, routier et caissière : faire de la vie humaine quelque chose d’ennuyeux, de stéréotypé, qui empêche tout développement personnel, qui prive de la maîtrise de son temps, qui remplace un projet existentiel personnel par un projet industriel qui n’appartient qu’aux cadres dirigeants et à leurs actionnaires – Copyright et Trade Mark.

Le consumérisme, c’est passer le reste de son temps dans des magasins, des centres commerciaux, des temples de l’achat, devant des étalages remplis, avec toute action prohibée autre que prendre et payer.

Voilà la belle vie que nous vend la belle femme prostituée à la solde du beau Capital. En réalité, quoi de beau dans ce tas de merde fumante ? Quoi de libérateur dans cette affectation de chacun au service de la machine à dealer ? Quoi d’euphorisant dans tout le mal que le peuple se donne à se crever pour le compte des dernières arnaques du marché ? Alors, qu’est-ce qui te fait tellement rire et te sentir bien dans tout ton système de cosmétiques et de fringues et de bijoux et de stars ?

Regarde bien, dit l’Être aimé à celle Kilème, ce que font vraiment toutes ces salopes collabos de vendeuses de L’Oréal, Séphora, Garnier et The Body Shop, ces connes d’étudiantes exploitées qui sourient leur temps à s’emmerder sous les lumières artificielles de l’étalage marchand et qui regardent passer ta personne considérée sous le seul angle de ses désirs insatisfaits et de son pouvoir d’achat dans le bruit vacant des radios sans intérêt ou passent des musiques sans âme chantées par des ploucs sans autre ambition qu’afficher leur putain de nom – Ferme-la, souris, et vends. Meurs-y ta jeunesse, prostitue ta beauté, et oublie ce pour quoi tu te sens obligée de le faire, ce qui te fait penser que tu n’as PAS LE CHOIX, regarde ces routiers qui pour t’amener tes saloperies chimiques passent leur temps à contempler leur pare-brise en écoutant les Bee Gees entre deux passages par la station-service où se consomme en vitesse une nourriture inauthentique emballée par des esclaves dans leur genre, regarde tous les marketeurs pour qui tu n’es qu’une occurrence stupide dans un segment de marché, regarde tous ces stratèges financiers qui déplacent les bénéfices accumulés de tes actes d’achat comme un pion sur l’échiquier de leurs guerres économiques, regarde tous ces recruteurs discriminatoires que tu as financé toutes ces années en fermant les yeux sur les informations pourtant disponibles sur les tenants et les aboutissants de leurs activités, pendant que toi tu te vernis les ongles des pieds, que tu appliques sur ta peau des cosmétiques coûteux, pendant que des tas de gens mendient dans ta rue les deux euros nécessaires pour faire un semblant de repas, est-ce que tout ça te fait sourire, rire, jouir ?

Regarde comment on les produit, tes fringues de riche, tes fringues fashion de chez H&M : ce sont des fils de famille d’Occident qui les imaginent et les dessinent, mais ce sont des femmes et des gamins qui les coupent et les cousent en Indonésie ou dans l’usine merdique de Valenciennes, pour des salaires de misère, dans des conditions de travail qui te feraient pleurer de colère si tu les voyais. Regarde les Nike, les Lévi’s, les Gap, refuser l’humanité de base dans leurs ateliers industriels du Tiers-Monde et du Quart ! Quoi de beau, quoi de fashion, dans cette rapacité rusée organisée mondialisée et délocalisée ? Tu as vu des paillettes, des volants, des choses qui en brillant font rêver ton âme d’enfant, mais ces paillettes ce sont les larmes qui brillent dans les yeux des familles qui triment à l’autre bout du monde. Tu n’es pas fière, je le vois : tu as bien raison, parce qu’il n’y a pas de quoi. Pas de quoi sourire, pas de quoi rire.

Tout cela n’est tellement pas drôle, mais tellement à pleurer, à trembler, à gémir de douleur, que je crois qu’il faut assumer ces émotions, tant pis si elles sont très désagréables, et qu’il faut passer toute notre vie de quasi-détenus en liberté conditionnelle de la prison capitaliste à avertir les autres, pour qu’un jour il en aille autrement, pour qu’on rie vraiment du plaisir de vivre, et pour que l’humanité et ses qualités ne soient plus quelque chose à vendre avec profit, et redevienne quelque chose que l’on partage pour le plaisir.

Au fond, les sociétés occidentales du 20è siècle, dit l’Être aimé, ont toutes été aussi totalitaires les unes que les autres. Totalitarisme de la haine fasciste, totalitarisme de l’industrie communiste, et totalitarisme marchand – le plus invisible de tous, mais le plus pervers et de loin le plus puissant. Or, quelle liberté y a-t-il, devant les 200 mille messages publicitaires ingurgités par tous, et régurgités sous forme de réflexes conditionnés, de sexisme, d’idéologie et d’obligation de boulot et d’achat capitaliste, quelle liberté y a-t-il quand on ne peut choisir qu’entre la marque du consortium A et la marque du consortium B, entre le gadget industriel C et le gadget industriel D ? Acheter du rouge à lèvres, à quelque d’autre qui l’a acheté, à quelqu’un d’autre qui l’a vendu, par quelqu’un d’autre qui l’a convoyé, pour quelqu’un d’autre qui l’a fabriqué, aux ordres de quelqu’un d’autre qui l’a conçu, tout ça pour ressembler vaguement à encore quelqu’un d’autre qui l’a porté au cours d’une séance de photos où quelqu’un d’autre qui n’en a rien à cirer l’a photographiée, acheter ce rouge à lèvres, c’est collaborer avec des salauds à un système généralisé de dépossession de soi. Dans tous les cas, chacun est dépossédé du sens de sa vie. Dans tous les cas, n’importe quel individu anciennement qualifié de « primitif » apparaît mille fois plus libre que tous ceux qui, se croyant libres, le considèrent avec une condescendance hautaine, qui n’est que le ressentiment de l’esclave face à l’homme libre, c’est-à-dire possesseur de ses conditions de vie.

Il faut être bien clair là-dessus : nous sommes depuis quelques décennies la première société à faire autant cas de l’apparence, et notamment de la beauté féminine. Cela N’EST PAS une invention sociale, la recherche esthétique étant immémoriale. Ce qui est nouveau, c’est que cette recherche de beauté est devenue une stratégie économique et qu’elle induit de nombreux effets pervers. Le TEMPS passé à ces frivolités inutiles est du temps intégralement volé au développement personnel des gens, à leur bien-être réel. Chaque humain est capable de jouer, de s’amuser, d’aimer, de marcher, de parler, de danser, de faire de nouvelles expériences, de lire, écrire, chanter, chaque humain peut tout faire et la liste des choses intéressantes qu’un seul humain peut faire est déjà beaucoup trop longue pour lui tout seul. Mais c’est justement l’intérêt des entreprises du mensonge et du vol, que de transformer les individus en supports à merde incapables de penser leur vie. Ce qui serait vraiment beau, ce serait que les animaux humains consacrent leur temps à faire quelque chose d’intéressant pour eux et qui vienne d’eux et qui leur tienne à cœur. En fin de compte, nous n’avons pas besoin de formules chimiques compliquées testées sur des animaux destinés à la mort : la bouche est belle juste par elle-même, et la bouche n’a pas besoin de rouge à lèvres pour bien faire ce qu’elle aime, à savoir parler, manger, embrasser, et plus si affinités.

 

Et si le constat s’arrêtait là !

Mais non, continue l’Être aimé, il y a pire. C’est que la beauté, qui provoque le désir et l’amour, sert aujourd’hui, dans le monde de la prostitution commerciale généralisée et légalement garantie et socialement prescrite, à dénigrer toute l’humanité, et à dévaluer les rapports amoureux eux-mêmes.

Car en effet, c’est éhontément facile pour la beauté naturelle et la beauté factice, avec leurs complices culturels que sont la confiance et la fatuité, d’abuser des faibles, d’éliminer ceux qui, sur un terrain ou sur un autre, ont eu moins de chance ou moins de moyens.

Ainsi, regardons ce qui se passe dans la psychologie de la femme maquillée grâce aux cosmétiques commerciaux.

La fille qui achète des produits L’Oréal pour « se faire belle », collabore très intensément à une vision droitière et pour tout dire, fasciste (en tout innocence certes, mais cela n’excuse rien). On ne lui a pas demandé de faire un choix politique ou économique : on l’a simplement poussé à faire ce choix, et ce choix uniquement, à l’exclusion de toute autre possibilité : matraquée en permanence par les modèles reçus via les publicités, les médias dominants, les stars du spectacle, elle n’a plus d’autre choix que de devenir elle-même un agent du capitalisme de droite, ou de se voir éliminée du Grand Marché de l’Amour.

D’abord, par son intention à elle de se faire remarquer parmi les autres, de plaire toujours plus – ou du moins, si elle estime que sa beauté n’a pas vocation à dominer, de chercher à minimiser ses pertes, – d’office donc, elle se place en concurrence et en rivalité avec toutes les autres femmes, totalement contaminée par l’organisation socio-économique qui lui vend le fard à paupières qu’elle se met dans l’œil pour n’y voir que du feu : elle est devenue, la femme, une petite entreprise qui recherche un profit en termes symboliques : des regards dans la rue, du désir au boulot ou en soirée, ou plus concrets… les faveurs de tel puissant Prince Charmant, riche, conforme et bien placé dans le système. Ne s’agissait-il pas de plaire, d’abord ? Au fond, la seule intention de rechercher la beauté dans l’apparence, à soi toute seule représente une tentative laide de se séparer des autres, témoignant ainsi d’un parfait manque de classe.

De plus, par son acte d’achat, la fille valide la vision d’auto-dépréciation que lui matraque la pub en lui présentant des illusions et des raretés retouchées : par rapport à Helena Kristensen, 99,9999999% des femmes se sentent dévalorisées, imparfaites, inaccomplies. La présentation par la pub d’une icône avec laquelle personne ne peut rivaliser assure la création d’un complexe psychologique hyper-puissant utilisable comme base pulsionnelle pour imposer l’acte d’achat. Doute et angoisse sont creusés dans le regard que chacun porte sur soi, bâtissant un gouffre insatiable, que des produits réparateurs vont devoir venir combler à l’infini, abonnant la cliente à ses propres déficits d’image. Jamais assez belle ! Jamais assez parfaite ! Jamais assez digne d’être aimée ! Tu n’es pas assez belle, donc achète la crème ; tu es devenue si fade, donc achète le rouge ; on est encore loin du compte, alors investis dans le nouveau blush revitalisant ! On te fait même une réduction et on t’offre une Carte Fidélité, tu vois qu’on est gentils et soucieux de ton bien-être ! ça se voit nan ?

Non : en fait, le « projet existentiel » que les L’Oréal & consorts mettent en scène à grand renfort de grands moyens n’a rien à voir avec « rendre les femmes belles » : car belles, les femmes le sont déjà naturellement, comme les hommes, de toute éternité, sans quoi jamais nos ancêtres n’auraient ressenti l’amour qui les ont conduits à baiser pour nous engendrer : deux colombes qui roucoulent n’ont rien besoin d’acheter pour se plaire.

Non, le projet que L’Oréal offre aux femmes, consiste à les convaincre de leur laideur a priori, POUR ENGRANGER LES BENEFICES. Comme n’importe quelle entreprise de la société capitaliste, le but de L’Oréal est de faire de l’argent, NON PAS de rendre un quelconque service. Ils offrent d’abord et avant tout…. un sévice. Si le but de tous les gens qui travaillent chez ou pour L’Oréal à la recherche, à la pub, à la vente etc., était de faire du bien à autrui, ils détruiraient toute cette merde et feraient don gratuitement de leur existence et de leurs savoirs et talents. Ce n’est pas ce qu’ils font, et cela veut tout dire.

Il faut voir, clame l’Être aimé, tous les dégâts psychologiques causés par les industries de la beauté, de la mode, des cosmétiques, du cinéma, de la télévision, de la musique, des injonctions à être la meilleure sur le marché social des femmes belles, dans nos pays. Pour une poignée de top-models, de stars et de présentatrices, c’est tout un peuple de femmes et d’hommes qui désespère. Comment se sentir belle, face à la plus belle femme du monde montrée en exemple sur 10 000 supports différents ? Comment se sentir digne d’Être aimée, quand on n’a pas 20 ans, qu’on n’est pas Jeune et jolie, quand on sait que tout est fait pour que tout le désir et tout l’amour se dirigent vers la jeune et jolie ? Comment se sentir fier de la femme qu’on aime, si elle n’a pas le bon teint, le bon poids, la bonne silhouette, la bonne peau, les bonnes mensurations, quand partout elle fait pâle figure, quand partout dans les kiosques, les affiches et les écrans, où on la donne en comparaison perdue d’avance contre les 100 femmes les plus splendides du monde ?

Ainsi toutes ces industries du bonheur fabriquent d’abord et avant tout quelques matériaux de base du Grand Commerce : le mal-être ; la mésestime de soi, voire la haine ; le mépris d’autrui ; la superficialité d’un jugement à l’apparence, donc au pouvoir d’achat, donc à la classe sociale.

Ces productions, on en voit tous les jours les effets au cœur de notre vie intime, car il arrive la plupart du temps, quand on aime une femme, qu’elle se méprise elle-même si elle n’a pas les cheveux assez bien lavés, le teint assez clair et frais ; qu’on ne puisse pas l’embrasser si elle n’a pas brossé ses dents avec le dentifrice au fluor vu à la télé ; que les compliments qu’on lui fait ne la touchent pas, parce qu’elle se voit d’ores et déjà annihilée face à une de ces starlettes de papier glacé et de podium. Il est devenu impossible d’aimer un certain nombre de personnes, parce qu’elles se considèrent elles-mêmes « légitimement exclues du marché de l’amour » et se perçoivent comme des marchandises de seconde zone dont aucun client digne de ce nom ne peut vouloir. « Mes fesses : pas vendables. Mes seins : pas exploitables. Je suis moche, grosse, conne et nulle. » « Parce que je le vaux bien », dit la publicité L’Oréal. « Parce que je ne vaux rien du tout à côté de celle qui me le dit », conclut la personne normale.

Et c’est donc sur le terrain psychologique, personnel et intime, que tout cela se paye, humainement, très cher. Dépression. Auto-destruction. Désespoir. Horizons bouchés. Conformisme destructeur de toute créativité. Fuite d’autrui. Hyper-séduction. Anorexie et boulimie. Discrédit de soi et de l’autre par soi et par l’autre. Il n’y a aucune tendresse à attendre : on utilise l’autre pendant que c’est amusant, puis on le jette comme un produit usagé, périmé, lui en voulant de nous avoir utilisée lui aussi.

Du côté des hommes, ne sent-on pas leur frustration ? Comme des chiens conditionnés par Pavlov, on les fait saliver sur des images de mannequins ; on leur apprend à n’être que désir pour les femmes, et non pas écoute, amitié, respect, entraide, partenariat. On sexualise intensément les rapports humains ; mais en contrepartie, on ne donne rien d’autre que du désir sexuel ! Résultat, des hommes qui souffrent massivement, presque toujours incapables d’accéder dans leur vie personnelle aux beautés qu’on leur montre dans leur vie médiatisée. Les belles femmes défilent, dans l’écran, inaccessibles ; les belles femmes défilent, dans la rue, intouchables. Une raison de plus pour eux, comme s’il en fallait encore, de maltraiter les femmes réelles, coupables de n’être pas les femmes de rêve ; raison de plus pour aller chercher dans la pornographie hyper-accessible la satisfaction à la libido déchaînée, pornographie dont l’ingestion mentale massive va encore dégrader les rapports humains dans le champ de la vie intime et sexuelle.

Finalement, en vendant les signes de l’amour, de l’affinité, du désir et du plaisir, on a profondément dégradé l’amour, l’affinité, le désir et le plaisir.

 

Et ce n’est pas encore fini, poursuit l’Aimé ! Malheureusement, il en reste encore, des choses à dire sur cette immonde beauté capitaliste !

Eh oui, car avec elle qui occupe tous les terrains, de l’économie, du spectacle, de la vie quotidienne, ce sont toutes les autres beautés, celles qui ne peuvent pas se traiter industriellement, celles qui valent tellement plus qu’elles n’ont pas de prix, qui pâtissent.

Que devient la séduction par un charme diffus, plutôt que par l’arrogance putassière ?

Que devient la beauté d’une relation désintéressée, faite de poésie, d’audace, de tolérance, de confiance, plutôt que le matraquage sournois qui vise au détroussage des clientes naïves ?

Que devient la sagesse morale, que devient l’éthique épicurienne, dans le monde des tristes désirs débridés, encouragés au déchaînement pulsionnel ?

Que devient la beauté de la pensée, celle qu’on ne peut ni voir, ni consommer immédiatement, celle qui demande de la patience, de l’écoute, de l’altruisme, pour se construire et se développer, dans le monde du Tout tout de suite pour ma gueule ?

Que devient la beauté de l’intelligence, qui demande du temps, du travail et de l’attention intellectuels pour se faire reconnaître, face aux acceptations et aux rejets en un clin d’oeil sur des critères péremptoires ?

Or l’Être aimé fait cette remarque : Stephen Hawking n’en a pas l’air, mais il est beaucoup plus important que Kate Moss. Stephen Hawking n’est pas beau à voir. Son corps et son visage ont été rendus difformes par la sclérose latérale amyotrophique : malgré la dégénérescence progressive des neurones moteurs de son cortex cérébral, Stephen Hawking est un homme magnifique. Magnifique, parce qu’il a révolutionné la physique dans les années 60 en inventant sa théorie des trous noirs, d’abord rejetée par le consensus, puis acceptée ; magnifique, parce que non content d’être un scientifique génial malgré son fauteuil roulant et sa paralysie, Stephen Hawking, aidé d’un appareillage technique impressionnant, est devenu le conférencier qui écrit ses mots en clignant des paupières, parlant au public par le biais d’une voix synthétique. Ce dépassement de toutes ses limites par le plus torturé des hommes pour atteindre à la liberté intellectuelle, c’est cent mille fois plus beau, cent mille fois plus impressionnant, que tous les défilés de mode et que tous les clips publicitaires du monde. C’est le courage, la ténacité, l’amour du savoir et de la vie. Mais cet homme, un scientifique vendu de chez L’Oréal ou une vendeuse de chez H&M n’aurait pas osé le regarder en face dans la rue ou le métro, parce que ma foi, ce dont il a l’air, c’est d’un handicapé. Il inspire la souffrance, voire le dégoût ; il n’est pas regardable, selon les critères du capitalisme esthétique, toujours plus disposé à supprimer des gens, plutôt qu’à apprendre à les connaître – tout comme Hitler. Seulement, dès qu’on reconnait qui il est et ce qu’il a fait, c’est la beauté marchande qui n’a plus rien de regardable et qui ferait mieux d’aller se cacher au fond de son propre porte-monnaie.

En fait, ce qu’a formé le capitalisme esthétique, c’est une peuple d’égoïstes narcissiques aisément manipulables, sans autonomie ni profondeur, un peuple de lâches obéissants et conformistes. La beauté de la façade a bien du mal à masquer le profond vide d’identité de chacun de ses représentants. Un vide qui, pour transformé en hystérie euphorique qu’il soit, n’en reste pas moins le marqueur d’un déficit général qui se constate à chaque instant dans la vie quotidienne. Laideur, laideur, laideur !

 

A ce moment, l’Être aimé qui a enfin terminé sa diatribe, se place accroupi devant la femme Kilème – elle qui est fardée de cosmétiques célèbres, et vêtue de fringues aguichantes achetées chez H&M, elle dont il vient de faire exploser la façade en mille morceaux. Il la regarde, et lui prend sa main, froide, tremblante, douce, qui ne sait plus si elle doit accrocher ou se refuser, devant tant d’arguments, tant d’idées, tant de choses qu’au fond elle savait déjà tout en les ignorant constamment.

Parce que, reprend-il, je l’ai bien vu, chaque fois que tu as fait la conne à draguer ou te laisser draguer, à faire la Belle en ma présence, c’est ça que tu cherchais : tu voulais séduire, séduire n’importe quel connard, t’assurer que tu pouvais t’en faire aimer, susciter le désir, et affirmer ton petit pouvoir mesquin de femme belle qui fait baver ces porcs d’hommes.

Et c’est tragique et désespérant de te voir donner là-dedans, comme si tu n’étais qu’un minois, un cul et des nibards, et eux rien qu’une libido, une bite et des couilles. Ton comportement et le leur dégradent tout le monde, réduisent tout le monde au plus petit dénominateur commun, tout en les passant à la moulinette de l’imaginaire commercial. Et plaire devient détruire, séduire signifie empêcher de nuire.

Et tu me l’as dit, dans ton enfance, il y avait ton père fou, dans ton enfance, il y avait ta mère absente froide et laborieuse qui te disait grosse et laide, dans ton enfance il y avait ton beau-père sadique et tortionnaire. C’est à cause d’eux qu’aujourd’hui tu te comportes comme une traînée que tu n’es pas, et que tu négliges chez toi comme chez les autres toutes les autres qualités possibles, l’intelligence, le courage, la créativité…

Alors arrête, arrête tout ça. Tu es avec moi, tu veux toujours ? Tu veux toujours ? Tu m’aimes toujours ?

Arrêtons de faire un couple que tu trahis à la première occasion, et faisons un couple qui repose sur le respect et la complicité, sur la magie du quotidien, sur le simple plaisir pris ensemble.

 

Il présente un visage fermé à celle Kilatrahi.

Parle, parle-moi ! lui dit-elle.

  • Tu vois ce visage ? dit-il. C’est le visage de ce que tu m’as fait. Pas joli, hein ?
  • Il faut que tu réfléchisses. Il faut que tu réfléchisses. Il faut que tu saches vraiment ce que tu veux.
  • On est au-delà maintenant. Au début, d’accord, on faisait connaissance. Maintenant, on n’a plus cette excuse. Tu as lu ce que j’ai écrit et tu sais ce que je pense. J’ai vu de quoi tu es capable, dans un sens comme dans l’autre.

 

L’Être aimé fait une nouvelle pause pour visser son regard au fond des yeux de celle Kilème.

Il lui parle d’abandonner les apparences et l’avoir, pour développer ensemble le cœur de leur être.

Il lui dit qu’ils peuvent s’engager dans eux-mêmes et éviter ainsi de faire le jeu de leurs problèmes, de leurs limites.

Il lui trace le profil d’une relation qui serait à deux, complice, proche, complémentaire, de confiance, au lieu d’être un conflit permanent, une zone de turbulences et de mise en danger.

Il lui dit ce qu’est l’amour, une bienveillance profonde et complète à l’égard de l’autre, et non pas une sélection discriminatoire sur des critères niais et superficiels ; il lui dit qui il est, qui elle est censée être.

 

Elle est abasourdie. Elle pleure.

Et elle parle, et elle s’en trouve curieusement d’accord. Elle, incapable de renoncer à sa propre beauté, éduquée dans une civilisation où le paraître scintillant va de pair avec les autres Valeurs Merdiques Dominantes, élevée dans une famille liée à ces Valeurs, ayant pourtant une revanche à prendre sur les hontes de son corps liées à une période où on lui renvoyait une image de laideur, décide de développer le reste de son être et de, enfin, SE DEVOIR A ELLE-MÊME quelque chose.

Elle dit que depuis des années, elle n’a fait que donner toute son ardeur à l’oubli de soi-même, à la frivolité, à la bêtise.

Elle dit qu’elle lui demande pardon, qu’elle ne comprend pas bien pourquoi elle a fait ça, que ces types avec qui elle a fait mine d’avoir des débuts de rapports de séduction elle n’en a rien à foutre.

Elle regrette ses années de vide, d’erreur, d’errance. Elle renie ses années de décadence, d’amnésie, d’inconscience politique.

Elle pense qu’elle veut de lui, elle trouve qu’il est grandiose et sage, elle ne sait pas, elle ne sait plus, elle se dit prête à tout.

 

Alors, ils se relèvent. Il pourrait l’embrasser avec passion, pour fêter l’harmonie retrouvée ; mais c’est précoce, il n’a pas oublié la colère ressentie par quatre fois, il juge meilleur de la traiter avec respect, mais sans complaisance. Il ressent qu’elle a d’abord besoin d’un amour complet et compréhensif, et non pas des signes extérieurs de l’amour. Alors, il ne l’embrasse pas, mais la serre contre lui ; et elle ne sait pas d’abord comment réagir, mais ensuite elle le serre également ; et ensuite il cesse de la serrer et elle fait pareil, et ils sont à nouveau séparés. Il pourrait l’inviter à monter chez lui, ils pourraient faire l’amour et dormir ensemble, mais c’est trop tôt. Car ce que ressent l’Être aimé à ce stade c’est donc : colère ; rage ; haine ; pitié ; compassion ; mépris ; et amour de type parental devant une personne en détresse qui exprime une très forte demande de développement.

Elle ne peut rien décider sur-le-champ, sous le coup des émotions ; il préfère attendre quelques jours, que sa colère à lui retombe, que ses orientations à elle se précisent. Il est probable qu’elle se sente nulle, ignorante, coupable, et il ne veut pas  lui éviter de ressentir ces choses ; il faut qu’elle en passe par là, sans quoi aucun amour sincère n’est possible.

Alors il lui dit de rentrer chez elle, et qu’ils se reverront plus tard, quand ils seront prêts. Alors elle dit ok, tu as raison. C’est dur de se quitter maintenant. Mais c’est nécessaire. Alors elle le serre à nouveau et elle s’en va. Il la regarde partir, le dernier regard avant le coin de la rue, et il reste un moment dans la rue vide où il vient de tout balancer d’un coup. Les sentiments de victoire et de douleur se mêlent sous le regard terne des luminaires orange.

Ne pas aimer – la désillusion

Haine de l’être et de soi

L’Être aimé de l’Être aimé habite maintenant l’appartement d’à côté. Ainsi, il est facile à l’Être aimé de franchir la paroi pour chercher un bol, une assiette. C’est pratique alors pour regarder un film ensemble, enlacés sous la couette, ou pour se faire l’amour le matin, avant qu’elle parte au travail, ou pour se faire coucou quand elle revient le soir, crevée.

L’Aimé s’installe. Lui qui ne s’est jamais vraiment installé quelque part, qui n’a jamais vécu qu’au milieu d’un tas de meubles récupérés dans la rue, sans jamais aucun ornement décoratif jugé superflu, il fait rapidement l’acquisition de rideaux, de tringles, d’un rideau de douche, d’un porte-serviettes, d’étagères. C’est l’influence secrète de la femme Kilème chez qui tout est propre, clean, rangé, ordonné, beau. Il en est presque à diffuser de l’encens et des parfums ! Holà, du calme, Aimé, ne va pas jusqu’à renier complètement ton odeur naturelle.

 

En apparence donc, tout va bien.

Et en réalité, pas du tout.

L’Être aimé a un énorme problème. L’Être aimé n’aime pas être. Il n’aime pas être qui il est au milieu de l’Être où il vit.

De l’extérieur, quand on regarde l’Être aimé, on ne voit pas la même chose que l’être aimé quand il se regarde de l’intérieur.

Au fond, le plus grand problème de l’Aimé s’affirme en ceci qu’il ne sait absolument pas s’aimer lui-même.

Il se trouve moche.

Il se sent sale.

Il se sait plus pauvre, plus démuni que les autres dans une société riche.

Il déteste le régime de râtelier commercial auquel bouffent ses amis les ânes humains, qui n’ayant pas de problèmes ou ne voulant pas les voir, se conforment sagement à ce que l’industrie textile et médiatique attend d’eux en termes de port de vêtements et de renouvellement de garde-robe. Il est donc sciemment mal sapé, ce qui détonne comparé à sa copine super fashion qui fait du shopping pour régler ses coups de stress.

Il a choisi d’être écrivain. Une catégorie inexistante pour la société qui l’entoure. Ecrivain est mort ou riche. L’Être aimé est vivant et pauvre. Les filières qui marchent sont liées au néo-capitalisme publicitaire. Graphiste, pour produire des images qui embellissent le réel. Marketing, pour mieux vendre. En tant qu’écrivain, il ne fait rien comme les Beigbéder, les Nothomb, les Millet, les Angot. Il n’a pas une écriture frivole, sotte et facile. Il n’exploite pas les thèmes sociaux contemporains avec cynisme et une légèreté déculpabilisée. Il se veut auteur intrinsèquement grand-public, car c’est de l’inculture et d’un HLM qu’il vient, et il ne veut exclure personne, comme fait la culture littéraire élitiste du beau style et des références qui échappent au plus grand nombre ; mais par ailleurs il se veut plus exigeant que les plus grands génies littéraires, et s’assigne donc une tâche fondamentalement impossible à réaliser, mais à laquelle il travaille, avec d’énormes hauts et d’odieuses abysses, depuis 13 ans.

Ce mélange de haute exigence, d’intégrité, et d’hostilité à un milieu culturel où se mêlent trop de parvenus, de pédants et de privilégiés pas meilleurs que les pires défavorisés, l’empêche de se donner l’ambition de réussir concrètement. Il s’est donc résigné à une solitude créative dont il ne sort que très peu, pour donner un texte par-ci par-là à une revue, ou publier un livre. Mais étant donné ce qui lui est arrivé biographiquement, qu’il avait totalement oublié, et qui remonte depuis 3 ou 4 ans, il traverse un désert de projet, n’a plus aucune publication en vue, n’est invité nulle part, n’est en rien convoité pour ses talents, que tous ou presque ignorent.

Quand il regarde ce qu’il a autour de lui, comme gens et comme monde, l’Être aimé ne sourit pas avec bienveillance, il grimace avec douleur.

Il est, l’Aimé, dans une situation horriblement particulière et toujours dramatiquement minoritaire, en ce sens que nulle part, il n’est réellement à sa place.

De fait, il n’a pas la biographie moyenne où chacun, avec des parents ou sans, avec des facilités ou sans, prendre, trouve ou fait sa place en accord avec l’environnement. Lui, quelle que soit la situation, il se pense en rupture avec l’environnement.

Il vient d’un milieu largement défavorisé, et a choisi de ne pas entrer dans aucun autre milieu ; il a été premier au bac littéraire, et a décider d’abandonner ses études en hypokhâgne où il lui a été dit que « ici, c’est dur, parce qu’on forme l’élite » – et lui, il est d’abord, comme défavorisé, une victime de l’élite, et il ne veut faire partie ni des oppresseurs, ni des opprimés.

Il n’a pas d’argent, mais économe, il est plus malin que les autres et en accumule : ses revenus sont ceux d’un ultra-pauvre, tandis que son épargne est celle d’un petit-bourgeois, qui le met au-dessus de l’épargne de beaucoup de bourgeois qui gaspillent tout tout de suite.

Il n’est pas vraiment un homme, parce qu’il n’a pas les attributs traditionnels des hommes : il n’a pas la montre, l’arrogance, l’assurance, la voiture, le patrimoine, le salaire, l’ambition.

Il n’est pas non plus une femme, parce qu’il a grandi parmi des femmes et sans père, mais il est un homme hétéro normal, qui aime les femmes, mais qui n’aime pas celles d’entre les femmes qui aiment les hommes machos.

Il n’est pas un intellectuel, parce que les intellectuels sont souvent des gens de pouvoir, des gens qui ont des places, dans l’université, dans l’édition, dans les médias, et qui font des tas de compromis bien peu intelligents ; mais il est plus intellectuel qu’eux la plupart du temps, parce que eux ils ont lu 500 livres qu’ils citent en permanence et qu’ils possèdent en bibliothèque pour les montrer, tandis que lui en a lu 2000 qu’il n’a jamais possédés et dont il a intégré la substance dans son être et sur lesquels en général il s’étend pas doctement.

Il n’est pas non plus un crétin, car il ne supporte pas les gens bêtes, et il ne définit pas non plus la « personne bête » comme la définissent une certaine proportion de gens bêtes, car il sait que dans la dyslexie, l’anomalie, la folie, la névrose, la marginalité, et des apparences non-intellectuelles, il y a beaucoup plus de vie de l’esprit que chez beaucoup de petits Maîtres de conférence et intellectuels patentés.

Il n’est pas un locuteur normal du français. Il ne fait pas qu’utiliser une belle langue précieuse, parce que cette langue est celle de l’exclusion et de la domination contre tous les non-conformes, et parce qu’il n’est pas seulement lecteur de Juvénal, Montaigne et Schopenhauer. Mais il ne se limite pas non plus au verlan et à la vulgarité dont il parsème ses textes et sa façon de parler, parce qu’il n’est pas seulement un bouseux qui met « sa race ! » à toutes les sauces en permanence. Il est quelque part entre la plus haute culture et la plus populaire, déchiré entre les deux sans appartenir à aucune.

L’Aimé se retrouve donc presque toujours simultanément largement inférieur et largement supérieur à la diversité des gens qu’il croise, et sa vie sociale n’est donc en conséquence qu’une accumulation de conflits.

Ainsi, par exemple, s’il rencontre de jeunes bourgeois idiots, il a beaucoup de mal à devenir ami avec eux, parce qu’ils les trouve bourgeois et idiots, et que eux le trouvent pouilleux et intello.

Mais, s’il rencontre de jeunes prolos intellos, il a aussi beaucoup de mal à devenir ami avec eux, parce qu’ils les trouve prolos de style, c’est-à-dire déterminés et affaiblis, et intellos par compensation symbolique, ce qu’en général ils ont mené de manière scolaire, confuse, conformiste et médiocre.

Lui, il est d’une intellectualité vivante qui peut penser simplement en mangeant un fruit et qui n’oublie pas de réfléchir en faisant l’amour ou en regardant un reportage.

Et il est d’une élégance vestimentaire sale et débraillée, portant par exemple une semaine la même chemise-cravate très classique, sans la laver ni la repasser, mais comme un uniforme de bourgeois qu’il aurait manifestement volé et conquis.

S’il rencontre des hommes, il ne se sent pas bien, car il déteste tout dans les hommes, leur violence, leur machisme, leur absence d’émotions, la manière dégueulasse dont ils traitent les femmes.

S’il rencontre des femmes, il ne se sent pas bien, car il déteste tout dans les femmes, leur déni d’elles-mêmes, leur soumission au sexisme macho, leur superficialité, l’arrogance de leurs prétentions à la beauté, leur élégance achetée, l’abandon fréquent de leur foi en leur intelligence.

Lui, il est un homme de type queer, contestataire de la masculinité dominante, mais non-affilié aux homosexualités tapageuses comme aux masculinités féminisées.

S’il rencontre des moches, il ne se sent pas bien, parce que les moches respirent le mal-être et l’exclusion et lui renvoient sa propre image détestée.

S’il rencontre des beaux, il ne se sent pas bien, parce que les beaux ont tendance à en jouer en alignant connerie sur connerie, capables de mille laideurs relationnelles et morales, en gardant une confiance en eux intacte, et qui n’a pas lieu d’être.

Lui, il veut d’abord être beau par ce qu’il dit, pense et écrit, et rejette la perspective d’être aimé pour ce qu’il a l’air d’être.

S’il rencontre des gens friqués, il ne les aime pas, car ils aiment le fric, et lui déteste le fric, ce moyen de pouvoir et de corruption.

S’il rencontre des pauvres, il ne les aime pas, parce que les pauvres se définissent la plupart du temps comme des non-riches, qui en crèvent de jalousie et dont la rancune est toujours perceptible.

Lui, il répond de cette manière aux questions : dans un rendez-vous social avec sa référente RMI, ou à la CAF, ou à l’ANPE, il dit : Je suis écrivain. Mais lors d’une invitation à une lecture ou à un festival, il dit : Je suis RMIste. Il cherche à échapper systématiquement à toute case où on voudrait l’enclore.

S’il rencontre des blancs, des français de souche, il ne les aime pas, car il connait l’Histoire qu’ils ignorent la plupart du temps, et il sait qu’il ne sont à leur place que grâce à des millions de morts au cours des âges, de morts, de vols, de viols, d’horreurs, d’esclavages, de génocides, et eux ne portent en rien cet héritage, et se contentent d’en être des bénéficiaires sans le savoir.

S’il rencontre des Noirs, des Arabes, des dominés du monde et de la France, il ne les aime pas non plus car la plupart du temps ils ne savent rien non plus de leur histoire, de leur identité, des peuples, des religions et de l’ethnologie et de l’anthropologie et du racisme scientifique, et ils ne prennent donc pas correctement position contre l’identité qui les opprime et pour l’identité qui pourrait leur redonner une conscience.

S’il rencontre des gens moyens, il ne peut pas les blairer, parce que dans la médiocrité il y a cette absence totale de résistance à un ordre du monde abject, qui devrait toujours nous faire réagir, mais eux ne bougent pas le petit doigt et pensent quelque part que déjà, exister sans se faire assassiner, c’est pas si mal.

L’Être aimé n’aime donc quasiment personne, et vit depuis longtemps dans une alternance de solitude sévère et de rencontres effrénées et éphémères, par lesquelles il recherche des gens qu’il pourrait aimer et admirer, mais il n’en trouve presque jamais.

En fait, ce qu’il ne sait pas encore poser comme problème, c’est qu’il n’a tout simplement jamais appris à s’aimer lui-même, à s’accueillir lui-même en lui-même avec patience, tendresse, compréhension. Tout ce qu’il a appris dans sa vie, c’est violence, haine, rejet, agression sexuelle, peur, mépris, indifférence. Il a rompu avec son milieu familiale et social et psychologique et politique noir, d’une manière tout aussi noire. Il s’est recréé par la violence, le volontarisme, la rupture absolue, l’absence, le déni, la négation, la haine.

Son rapport à l’autre est passablement déterminé par les brisures de son rapport à lui-même. La haine de la haine a engendré l’Être aimé qui a profondément changé sans pouvoir rien changer au fait qu’au fond, il n’a jamais été que haine.

Le peu d’amis qu’il a l’appellent rarement, car ils le savent dépressif et trop sincère pour être amusant ; et lui, qui se voit toujours comme une charge, un être tragique et trop profondément angoissé pour s’adapter à toutes les situations superficielles, sottes et dégoûtantes du quotidien, et qui a par ailleurs été traumatisé dans son enfance par des appels téléphoniques indécents, il ne les appelle pas non plus.

Pour finir, les idées de l’Aimé convergent toutes vers un même idéal fondamentalement opposé à la majorité de ce qui existe dans la société et le présent où il est. Lui, est anarchiste, antipouvoirs, antitravail, antiargent, antispectacle. Il déteste rire pour rien, devenir le spectateur passif d’un film américain ou français dans une salle de cinéma commercial à 8€ la place, discuter avec une chargée de com’ pour la promotion de Nike ou d’un festival de courts-métrages à la con, être obligé de payer une bière à 2€50 pour pouvoir rencontrer un ami. Il voudrait mettre le feu à ce monde, pour en reconstruire un autre qui serait beau, libre et animal. Mais cela, il se croit seul à le désirer.

 

Depuis déjà un an, l’Aimé fait deux fois par semaine une psychanalyse. C’est une thérapie où il progresse vraiment bien, qui depuis le début a porté des fruits et réglé des problèmes, mais qui fait remonter en lui, en permanence, les pires souvenirs traumatisants, les pires consciences douloureuses, les pires sentiments négatifs. Il se remémore tous les faits de toutes les époques de sa vie, depuis sa plus dure enfance jusqu’à son actualité d’adulte, et réapprend à établir les liens entre les faits. Il réapprend aussi à reconnaître certaines émotions qui n’avaient jamais été autorisées officiellement à exister sur son visage, dans sa tête et son cœur, et à remettre des noms et des qualificatifs sur des choses innommables et inqualifiables.

Or depuis quelques mois, il y a des affects qui remontent en lui et lui salissent la vie, des affects de dépression, de dégradation, de honte, de violence, de désespoir, de haine, de peur, de fragilité.

Il se rappelle de sa mère, qui buvait pendant toute son enfance, qui incarnait la laideur et la méchanceté et l’impossibilité d’assumer son rôle de mère et de donner de l’amour.

Il se rappelle de son beau-père, homme minable, bête et horrible, dont les propos et les gestes toujours déplacés l’avaient fait honteusement souffrir pendant des années.

Tout cela retrouve justement une actualité aussi brûlante que glaçante quand sa mère appelle l’Être aimé pour lui dire que sa tante vient de faire une rechute alcoolique. En effet, cette tante s’est mise à boire elle aussi depuis quelques années, comme la mère qui boit depuis plus de 20 années ; là-dessus, la cousine de l’Aimé, qui est donc la fille de la tante, qui n’a jamais connu son père, menace d’envoyer sa mère en cure forcée de désintoxication ; tandis que la grand-mère, qui est la mère de la mère et de la tante de l’Aimé, vient pour sa part de faire une énième tentative de suicide ratée en absorbant des médicaments anxiolytiques sur un mode décidément hystérique. C’est donc le grand retour de l’enfer familial.

Alors l’Aimé discute avec sa mère, qu’il déteste, à qui il en veut mortellement, mais qu’il voudrait comprendre, et aider à guérir, aussi parce que c’est son bien-être à lui qui est en jeu, et l’avenir de son couple, car les figures de la Mère et de l’Epouse, il ne peut plus l’ignorer à ce stade, sont intimement liées.

Alors il persuade sa génitrice, en lui faisant partager des souvenirs, de se séparer du beau-père qui l’a frappée pendant des années et traitée comme une chienne, et qui vit toujours chez elle.

Il appelle aussi sa cousine, pour la convaincre du caractère ignoble et inadéquat d’une cure de désintoxication forcée, où elle remettrait sa mère aux mains d’une psychiatrie qui ne veut traiter que les effets, sans rien avoir à connaître des causes profondes des troubles : en effet, quand une femme se pochtronne au gin dès 8h du matin et se retrouve ivre morte avant midi, ce n’est pas juste parce qu’elle avait un petit peu soif, parce que sinon elle aurait pu boire de l’eau. Alors, pourquoi cette épidémie d’alcoolisme et d’autodestruction qui ravage la famille ?

Au même moment, la mère apprend à l’Aimé que sa petite sœur traverse elle aussi une crise profonde : elle pleure toute la journée depuis des semaines, parce qu’elle est sujette à d’horrifiques visions incestueuses, n’importe quand dans sa vie quotidienne, visions qui la mettent en scène en train de pratiquer des actes pédophiles avec son petit neveu.

Tout cela au moment où l’Aimé publie, en collaboration avec une de ses amies artistes, un livre qui contient le texte où il avait cru raconter en détails LA TOTALITE des cruautés de son enfance, de sa famille et de son milieu d’origine, texte dont la lecture à distance avait amené la femme Kilème à lui déclarer, sans le connaître physiquement mais partageant tellement bien ses douleurs, qu’elle l’aimait, ce sur quoi ils s’étaient rencontrés et, effectivement, aimés. Il apparait que ce que l’Aimé avait cru terminer et achever par son texte, et mettre derrière lui, est encore très présent dans sa famille donc sa vie, et que ce qu’il avait pris pour une TOTALITE, n’est plus dès lors qu’une partie inachevée qui laisse béante encore devant lui la perspective de multiples épreuves.

Il sait que dans cette épidémie de souffrance qui les ravage, ni sa sœur, ni son frère, ni sa mère, ni sa tante, ni sa cousine, ni sa grand-mère, n’ont les moyens intellectuels et affectifs de comprendre ce qui se passe en eux et entre eux, et qu’il est le seul, lui, à pouvoir les aider. Et non seulement il se sent bien mal, sans parents, dans une société où les autres ont des parents, quand son père a disparu dans l’absence, sa mère et sa tante dans l’alcool, son beau-père dans le vice, sa grand-mère dans l’avarice, les autres dans le silence et le conformisme, il se sent bien mal dans ses difficultés actuelles et passées à aimer, du fait de n’avoir pas reçu dans l’enfance le quota d’amour nécessaire pour s’aimer soi-même dans sa vie adulte, mais en plus de ça il doit porter seul la responsabilité de guérir sa famille, des les écouter, de les empêcher de se faire plus de mal qu’ils n’en ressentent déjà.

A partir de cette avalanche de mauvaises nouvelles donc l’Être aimé, alors même qu’il vient de poser patiemment les pierres fondatrices d’un nouveau couple, avec la femme Kilème, se retrouve aussi dépositaire d’un bloc, en l’occurrence un énorme gravier que l’on appelle une roche de la taille d’une montagne qui, se présentant comme un creux, peut aussi se décrire comme un gouffre. Il doit maintenant le transporter en toutes circonstances, c’est son ballot de voyage, les quelques affaires qu’il a emportées, l’équivalent de deux ou trois mille menhirs sur le dos bien chargé d’Obélix.

Chaque jour il dit, la tête basse et le cœur meurtri, plein de mauvaises pensées : Aujourd’hui, pas grand-chose. J’ai supporté mon bloc.

Elle, elle lui dit que, allez, il faut être légers, il faut papillonner de fleur en fleur et butiner la vie, en oubliant tout ce qui est sale ! Allez quoi, sautille comme le petit oiseau sur la branche de cerisier, gazouille ta vie et ne t’occupes pas des problèmes de fond.

Lui, imperméable à ces injonctions à être heureux en dépit des réalités, il supporte son bloc comme une casquette, se la joue plutôt à l’africaine, le bloc de 15 tonnes qu’il soutient sur le sommet de sa petite tête au bout de son frêle corps est bien réel.

  • Là, et toi, tu vois ? Et même que ce serait mon bloc qu’y s’rait imaginaire, eh bien t’en as-t-y déjà porté un ? Tu sais que ça peut te peser autant, ça te pèse dans tout ton sang, et qu’est-ce que ça t’emmerde si je fais un geste qui dit, Regardez les gars, j’ai des sentiments qui m’pèsent sur tout mon sang, c’est trop dégueu ? Et pis personne pourra jamais m’poncer d’ça. Alors tu m’fais bien rigoler avec tes envies de rire.
  • Mais rire, rire c’est la magie, rire c’est les abricots, rire c’est respirer par petits coups en échappant au poids de tout ce qui nous étouffe, rire bien sûr aussi c’est dégueu mais ris, ris et ça part, et après c’est clean…
  • Rigole… Nan je s’rai toujours seul. Voilà c’que tu m’dis en riant. Rigole et moi j’vois comment qu’j’ai pas envie de ça, comment qu’c’est à chialer, ma caille.

La femme Kilème a une attitude ambivalente vis-à-vis des monstrueux problèmes de l’Aimé ; à la fois, elle veut l’aider, et lui chante des chansons qui disent par exemple « Je veux prendre ta douleur » ; mais d’un autre côté quand il en parle longtemps et en détail, c’est si pénible et délicat qu’elle l’informe qu’elle est bien contente de le savoir, et s’il pouvait se taire aussi ? Car c’est pas agréable. Un jour, dit-elle :

  • Cette histoire de grand roc que tu roules sur la pente, ça serait pas plutôt du blabla ? Quelque chose que tu crois je veux dire. Hein, et qui n’est pas forcément. Tu vois ? Pourquoi tu t’occupes des problèmes de ta famille ? Laisse-les se débrouiller tout seuls. On est seuls, dans la vie…

L’Être aimé ne voit pas. Il dit son désaccord complet d’avec cette attitude qu’il trouve égoïste, contre-productive pour lui-même car la guérison familiale conditionne sa propre guérison, et dans laquelle il lit le propre renoncement de la femme Kilème envers ses propres problèmes familiaux qu’elle n’accepte pas encore d’affronter pleinement, elle qui ne sort qu’à peine des années d’amnésie et de déni. Et il lui répond que, quand elle affirme cette croyance générale comme quoi « On est seuls », elle ne fait que répéter le même discours de résignation et d’abrutissement que lui tenait sa mère à elle, et sur quoi elle se basait pour n’être ni une mère aimante, ni une fille aimée, ni une femme épanouie dans ses rapports avec les hommes – tout comme elle fait, elle, au fond, la femme Kilème, et qui n’a en fait, avant lui, connu que des couples où le semblant de normalité conjugale masquait la profonde absence de toute relation intime et amoureuse entre elle et la série bien longue et bien vide de ses exs qui n’ont été que des hommes faibles et fantoches tout juste bons à remplir de leur présence absente la case vide de l’Evangile selon Saint Couple.

Là-dessus, elle sort en claquant la porte.

 

Emois et revécus entraînent l’Aimé et son couple dans les épreuves et les embrouilles ; il doit non seulement lutter contre les folies immenses de sa famille, continuer à affronter courageusement les siennes, mais également il doit vivre tout cela en rupture avec la femme Kilème qui, effrayée, largement inconsciente elle-même, totalement inexpérimentée en psychanalyse, refuse de le soutenir comme lui la soutient face à sa famille et à sa mémoire à elle.

Elle néanmoins, commence à s’emparer pleinement de son problème d’identité. Elle a pu le reconnaître, et s’en servir pour avancer : elle vient même de le reconnaître officiellement : elle ne sait pas qui elle est. C’est ce qu’elle a avoué déjà plusieurs fois, et pour les premières fois, d’abord en se murgeant bien à fond avec une bouteille de vin rosé, pendant que l’Aimé l’écoutait et veillait sur elle pour qu’elle s’enivre suffisamment pour lâcher les vérités qui dérangent, mais pas assez pour se faire mal. Or l’Être aimé n’a pas du tout le problème d’identité qu’à la femme Kilème. Lui, il ne sait que trop bien qui il est (croit-il). Oh putain de merde que oui il le sait. Il ne le sait que de mieux en mieux, et c’est d’ailleurs pourquoi il voudrait effectuer en lui un changement radical qui serait comme le décollage intérieur du poisson dans sa propre parure d’écailles : après un tour complet, même une morue n’est plus la même. Seulement, c’est tellement trop dur, il se sent tellement trop déterminé par ce qui lui est arrivé, et enfermé dans une prison de souffrances dont les murs béants le cernent de tous côtés, qu’il ne voit absolument pas comment faire pour s’en sortir, car où qu’il regarde, il ne voit que gouffres et obstacles.

La psychanalyse de l’Être aimé l’amène à voir dans de petits tics de comportement au quotidien les séquelles profondes et permanentes d’une agression ancienne, enfin reconnue.

Par exemple, quand l’Être aimé en a marre d’être dans une putain de soirée de merde où tout le monde est une bande de taches, il se trouve que l’être aimé a bien du mal à partir. Pourtant, biologiquement, partir c’est se lever, et se lever c’est facile. Ainsi d’un point de vue biologique, l’Être aimé pourrait très bien s’en aller. Seulement, d’un autre point de vue, il se trouve que l’Être aimé n’arrive pas à s’en aller. Cherchons pourquoi. L’Être aimé est coincé dans une situation désagréable. Cette situation renvoie, en fin de compte, à une situation primitive où il est coincé dans une cave avec un violeur pédophile. Face au violeur pédophile, l’Être aimé, alors enfant, n’arrive pas à s’en aller, car il est sous l’autorité de l’adulte, et aussi, à un moment, sous son poids. A ce moment dramatique, marquant, l’enfant a enregistré l’information générique suivante : dans une situation désagréable, il est impossible de s’enfuir. C’est ainsi que dans toute situation désagréable ultérieure, l’Être aimé, inconscient du pourquoi, a du mal à partir. C’est aussi pourquoi, désormais conscient, y ayant repensé sérieusement, étant remonté aux sources du blocage, l’être aimé parvient désormais à quitter les situations désagréables, pour peu qu’il réussisse à se dire « ceci est une situation très différente de celle où tu es devant le violeur. » Maintenant, voici le problème : quand, devant la Femme Kilème, l’Être aimé déclare tout à coup, pour se motiver, que « ceci est une situation très différente de celle où tu étais devant le violeur », la Femme Kilème a une réaction aussi douloureuse que compréhensive, elle dit : « pourquoi toujours ce violeur dans nos environs ? » En fin de compte, l’effort que l’Être aimé fait pour guérir devient une maladie de leur amour.

Dans cette période donc, l’Être aimé rate absolument tout ce qu’il fait. S’il doit prendre la parole en public, son quotidien est tellement empesté de douleurs et de hontes qu’il a l’impression que ça se voit et dès lors, il bredouille, cafouille, rougit, bloque. S’il doit lire un de ses textes en public, il préfère renoncer et se cacher – il rate ainsi son invitation au Théâtre de la Colline parce que tout ce dont il peut parler, c’est du Gouffre. Fréquemment, il se met à pleurer ; sa dépression chronique prend des proportions monstrueuses ; il perd l’appétit, il boit parfois compulsivement, il a besoin de se défoncer la gueule au shit. Profondément affecté par l’accumulation des horreurs, la reviviscence des atrocités, et l’incompréhension conjugale, en somme la charge qu’il a de : lui-même, sa famille, la femme Kilème, et la famille de la femme Kilème – croulant donc sous tout un peuple de dingues, l’Être aimé commence à déprimer sévère. Il n’a d’autre solution, croit-il, avec les ressources et l’expérience et la conscience dont il dispose, que de continuer à faire son travail quotidien qui pourtant le heurte à une terrible démotivation et défection de sens, à faire sa psychanalyse deux fois par semaine pour arranger les choses en osant les dire, les pleurer, les insulter, les maudire, et de trouver dans les drogues et l’alcool le seul refuge contre les blessures.

Elle assiste à tout cela : devant ses nullités, elle observe sans rien dire ; devant ses fuites toxicomanes, elle réprouve. Effectivement, il est seul.

 

Au milieu de toute cette solitude, de tout cet échec, de tous ces drames personnels, se rencontre une des seules sources de plaisir de l’Être aimé : la pornographie.

La pornographie habite l’être aimé, et l’Être aimé ne jouit pas facilement. Pour jouir, l’être aimé a besoin d’un sexe très intense, il a besoin de pénétrer partout en même temps et profondément. Tandis que la femme Kilème a horreur de la pornographie et se nettoie les yeux avec du papier de verre dès qu’elle en voit une image.

Il a rencontré cette atrocité dès son plus jeune âge, vers 10 ans, et ils ne se sont plus quittés.

L’Aimé a en effet grandi au milieu des livres et des magazines érotiques et pornographiques, que possédaient tous les cinglés de sa famille. Ce n’était pas bien caché, c’était presque à disposition ; il suffisait de chercher un peu.

Trois fois soumis, mineur, à des tentatives d’abus sexuel, ayant grandi dans une atmosphère incestueuse et démentielle, l’Aimé a vécu depuis 20 années dans la compagnie de cette pornographie qui le fascine, le fait jouir, et le dégoûte tout autant. Il y a eu diverses phases, dans sa consommation permanente et frénétique de pornographie. Il y a eu la découverte juvénile, trop précoce, choquante et hyperexcitante. Il y a eu la phase d’énorme culpabilité pendant l’adolescence tardive, quand il voulait se couper la bite pour, pensait-il, « forcer la libido à se sublimer en Art ». Il y a eu la consommation normalisée pendant sa vie de couple avec une femme avec qui il est resté huit ans. Il y a eu la progression vers une pornographie de plus en plus hardcore et trash, avec la succession des déceptions amoureuses et le déclin de la période de latence et d’oubli. Et là, il en est au stade où il est le plus accro, et à la fois le plus conscient de ce que c’est vraiment pour lui, cette pornographie, à savoir la seule compensation libidinale à tous ses malheurs, et un revécu permanent de ses traumatismes d’ordre sexuel.

Seulement, il n’en est pas encore à en parler à son psychanalyste, et jusque là, au contraire, il met en œuvre des éléments de la sexualité pornographique, dans sa sexualité réelle.

Avec la femme Kilème, ça a commencé fort. Ils ont couché dès le premier soir, amoureusement. Puis ils n’ont pas cessé de faire l’amour, d’une manière folle et joyeuse. Puis il s’est lassé, car la femme Kilème a de curieuses habitudes.

Au lit, elle ne prend presque jamais d’initiatives. C’est beaucoup plus lui qui fait, propose, change, demande, caresse, fait jouir, jouit, se fait jouir, choisit l’endroit, le moment. Au début, ça va, il accepte cette situation ; il s’avère qu’il lui fait découvrir beaucoup de choses qu’elle n’avait jamais faite, relativement ignorante qu’elle est de ses zones de plaisir, de désir, d’érotisme, de jouissance, et que tout cela se développe dans une harmonie grandissante. Mais ensuite, il est excédé de s’apercevoir que, si lui ne fait rien, alors elle ne fait rien.

Quand elle le suce, d’abord, c’est mécaniquement. Quand ils baisent, c’est lui qui est au-dessus, la tient, la fait bouger. C’est aussi lui qui la caresse, car elle, elle a honte de se caresser en sa présence, même si elle est très excitée quand elle le voit, lui, se caresser. Un jour, il lui propose de réaliser un fantasme qui l’excite énormément. Il appelle ça : La prisonnière. Elle lui a dit être excitée une fois où, pour se venger d’un affront qu’elle lui avait fait, il la baisait amoureusement mais en tenant ses poignets fermement. Alors il lui attache les poignets et lui fait des tas de choses ; et elle lui dit, après, qu’elle vient d’avoir le plus fort orgasme de sa vie.

Ce qui se passe entre eux au lit est à la fois magnifique, et très inquiétant. Parce qu’ils vont très vite très loin. Par exemple, quand il vient au-dessus d’elle baiser sa bouche, il va très loin jusque dans sa gorge, et elle le laisse faire. Il lui demande si ça va, et elle ça l’excite beaucoup, et en même temps une fois ça la fait vraiment vomir, et ça les fait rire, mais c’est très inquiétant. Parce qu’elle lui dit que tout est normal, elle qui ne sait rien de la psychanalyse, mais à qui il a fait lire le livre « L’excitation sexuelle », du psychanalyste Robert Stoller, qui explique comment les traumatismes passés sont convertis en points de fantasme et de plaisir dans la vie érotique. Et il sait donc ce que cela veut dire pour eux deux qu’ils prennent tant de plaisir à quelque chose qui, au fond, est violent jusqu’à la nausée. Alors il lui dit son ambivalence à l’égard de ce qu’ils font, et elle le rassure en lui disant que c’est normal qu’il y ait de la violence dans le champ sexuel. Mais quand il lui demande si, elle aussi, elle a vécu quelque chose plus jeune de l’ordre de l’abus sexuel, elle se révulse et affirme catégoriquement que non ; ce qui contrarie une profonde intuition de l’Aimé à ce sujet.

Une autre zone qu’ils explorent ensemble, est les fesses et l’analité de l’Aimée. C’est une source de plaisir qu’elle n’a quasiment pas connue avant lui, et lui, il en est fan. Ça l’excite énormément ; en fait, ça l’excite beaucoup trop. Mais il ne peut pas s’empêcher. Il enfonce donc sa colonne de chair humaine dans cette zone de l’Aimée, qui au départ en a honte, et qui peu à peu y prend goût. Il s’y prend plutôt bien, en général, étant doux, prévenant, et expérimenté – c’est-à-dire vicieux jusqu’à la moelle. Mais assez vite, cela devient une obsession. Il s’ennuie dans la chatte de l’Aimée ; il trouve sa jouissance essentiellement loin dans sa bouche et son cul.

Souvent, elle ignore ce fait ou fait semblant de l’ignorer, mais il s’est branlé longtemps devant des films hardcore, et quand ils font l’amour, il a parfois ces saloperies encore en tête ; ses seuils d’excitation sont très élevés, de sorte que les petites choses de l’amour lui sont émotionnellement accessibles, mais sexuellement désactivées. Il n’y a que les choses les plus dures qui lui donnent vraiment du plaisir. Et cela, il le sait, et il en souffre, et il sait qu’il en souffre.

Alors, il en vient à le dire à l’Aimée. Elle a cette réaction curieuse, odieuse aussi : elle lui dit qu’elle, ça la dégoûte profondément, la pornographie, mais que lui, il fait ce qu’il veut. En lui en parlant, l’Aimé cherchait un soutien, en elle, et contre lui-même, pour sortir de cette addiction et ne plus faire l’amour qu’avec de l’amour ; mais, lui en ayant parlé, il comprend qu’elle ne veut entretenir aucune relation avec ce thème délicat et horrifique pour elle, et qu’il est seul également face à ce problème, qu’il va devoir gérer sans elle.

De plus en plus, le thème sexuel prend de l’importance pendant ces mois d’automne d’après leur mise en ménage. Il en vient à lui reprocher clairement son peu d’initiative, son refus de dire ce qu’elle veut et de prendre en mains elle-même son plaisir. Elle soutient qu’elle n’a pas de fantasmes et que le désir est chez elle chose immédiate. Elle se refuse à toute mise en scène. Elle se révèle largement incapable de simples gestes de tendresse, sa mère et son histoire ne les lui ayant pas enseignés. Quand elle a envie, elle s’allonge, et c’est à lui de s’en occuper. Souvent, elle ne participe qu’à moitié ; et révèle que c’est la soumission aux ordres qui l’excite, ce qui à la fois collabore avec les pires côtés sadiques de l’Aimé, et révulse ardemment ses aspirations à un amour pur, sain, uniquement voué à la beauté et à la sensualité – bref son aspiration à un amour sans haine.

 

Avec ça, l’Aimée n’a pas vraiment rompu avec ses attitudes d’ambiguïté, qui si elles lui ont déjà été abondamment reprochées, n’ont toujours pas trouvé l’explication de leur cause, qui permettrait de les dissoudre. Ainsi, dans diverses soirées, l’Aimée continue à s’enivrer comme une bécasse et à passer la main dans la nuque de n’importe quel crevard disponible pour ça ; ce pourquoi, à chaque fois, l’Aimé s’énerve, désespère, et a plus envie de lui coller une bonne baffe que de la chérir encore comme ils se l’étaient promis ; ajoutons à cela qu’elle, de son côté, entre dans une colère noire dès qu’il a un quelconque contact avec une femme qu’il a désirée avant celle Kilème, ou avec une ex, ou avec n’importe qui que l’Aimée considère comme potentiellement dangereuse ; et cette jalousie provoquée et excessivement ressentie contribue à envenimer encore un peu plus le climat déjà instable et orageux qui règne entre eux.

Dès lors quand ils se promènent dans la rue, l’Être aimé ne tient pas l’Être aimée par la main parce que l’Être aimé, sans le dire, ni dire pourquoi, mécontent de l’Être aimé – qui par malheur a la mauvaise propriété de ne pas pouvoir s’aimer lui-même.

C’est pourquoi l’atmosphère est lourde sur le chemin des deux amoureux, et c’est pourquoi la colonne de chair humaine voudrait se détacher et fuir ses responsabilités dès que la rue amène quelqu’un d’un sexe et quelqu’un d’un autre sexe à portée de présence des aimés qui se demandent si, à qui ça traverse l’esprit pendant qu’ils traversent le carrefour.

Plus tard, le repas présente un aspect tiède, désynchronisé et silencieux qui finit d’en dire long sur la morbidité de la situation, de plus en plus critique et diagonale.

De plus, il se trouve qu’en accumulant son travail au collège, ses permanentes sorties pour assister à des débats, des réunions, des manifestations, des actions militantes.

Il ne s’était certes pas attendu à ce qu’elle déploie un zèle militant aussi ravageur de leur intimité, mettant de côté, pour elle, tout développement personnel plus approfondi, et pour eux, toute vie de couple plus épanouie. En l’occurrence, ce qu’il lui a transmis d’idéologique, est en train de se retourner contre lui : dans ces moments dramatiques où il a le plus besoin d’elle et de son amour, elle est partie sauver le monde.

  • J’ai fait à manger, tu viens ?
  • Non, je ne viens pas.
  • Tu as déjà mangé ?
  • Non, oui, enfin, je suis occupée.
  • Tu ne veux pas manger avec moi ? Pourrais-tu au moins me regarder quand je viens te voir pour te proposer de manger avec moi ?
  • Voilà, je te regarde, je te regarde, va-t-en !
  • Tu ne m’as même pas regardé. Qu’est-ce que tu as, tu n’es pas bien ?
  • Ça va super.
  • Tu préférerais pas qu’on en parle ?
  • Tu veux tout le temps parler, discuter, analyser, justifier, critiquer, décortiquer ! Arrête ! Arrête ! J’en peux plus !!
  • Comment tu veux que je m’adapte si on n’en parle pas ? Tu veux qu’on mate un film à la télé, qu’on aille voir un film au ciné ? Et alors, ça nous apportera quoi de plus ?
  • Du repos.
  • Du repos… Je t’ai ramené cinq boîtes de tisane différentes.
  • Tu m’agresses.
  • Tu ne fais rien de ce que tu dis ! Tu m’as appelé « homme de ma vie », tu m’as dit que j’avais changé le sens de ta vie, mais depuis, je ne te vois plus. Tu n’es pas au courant du centième de ce que je fais de mes journées. Tu ne me poses aucune question. Quand je te confie mes problèmes familiaux, tu t’opposes à tout ce que je décide, et qui est déjà très lourd à porter.
  • Je ne suis pas heureuse avec toi.
  • Super information ! Tu m’as proposé de vivre avec toi il y a deux mois ! Tu étais sereine et sûre de toi ! Mon merdier familial, c’est justement là-dessus que tu as commencé à t’intéresser à moi ! Tu ne peux pas faire maintenant comme si tu n’étais au courant de rien.
  • Peu importe, je ne suis pas heureuse.
  • Et moi tu crois que je suis heureux ? Tu veux tout le temps me quitter.
  • Je veux pas te quitter ! Mais t’es grave, t’es sérieux.
  • Mais les viols, et l’alcoolisme de ma mère, et la folie de ma sœur, et tout le reste, tu crois que ça me fait marrer, et tout ce que je trimballe de névroses après ça ? Hein, je suis superman, j’ai le pouvoir de régler cent mille tonnes de traumatismes et de les jeter dans une autre planète ?
  • Et moi alors, j’ai grandi dans la bonté infinie de mes parents ? Nan, et je n’en fais pas tout un plat comme toi.
  • Ça nan, tout à fait d’accord. Tu nies en bloc et tu oublies : résultat, c’est moi qui assume les conséquences de tous les retours du refoulé.
  • M’emmerde pas avec ta psychanalyse.
  • C’est grave ce qu’on vit. On a besoin d’être proches, plutôt que de se faire la gueule.
  • Mais je sais, on en a déjà parlé…
  • Eh ben alors… ?
  • C’est horrible… horrible, d’être là, à te répondre….
  • Mais je veux savoir pourquoi tu faisais la gueule !
  • Mais je faisais pas la gueule !
  • Ah ouais t’étais super hot. Ça fait deux mois que tu mets que des pulls noirs.
  • Nan mais si t’es pas content tu peux aller voir ailleurs hein te gêne pas. Et moi je trouverai bien quelqu’un pour me consoler.
  • Tu peux pas me dire ça !
  • C’est toi qui l’a dit, y’a plein de monde sur la Terre. Moi, j’ai besoin de calme.
  • Tu te laisses aimer quand ça va, et tu ne rends rien sinon.
  • Oui, peut-être, je me laisse aimer, et alors ?
  • Alors, conformément à ma nature, j’ai des droits. L’un d’eux est que tu m’aimes, et pas seulement te laisse aimer, mais m’aime activement, femme Kimème.
  • Mais quoi, si je dois ?
  • Hein ?
  • Et puis simplement me laisser aimer c’est aimer, figure-toi combien d’êtres voudraient m’aimer à ta place ? Tu les as bien vus, autour, tous ceux, qui me tournent.
  • T’aimer ? Eux ? Mais, tu m’as dit que moi…
  • Oui, mais figure-toi ? Combien demandent ta place ? Combien je reçois de propositions par jour ? Hein, ça grésille ?
  • N’empêche, à ce compte-là… parce que ce que tu me dis, c’est qu’importe ? Moi, ou n’importe qui pour t’aimer ?
  • Mais non, toi…
  • Moi, rien du tout. Prouve.
  • Rien à foutre. Tu me saoules. J’en peux plus de tes problèmes, de tes récriminations, de tes besoins. Tu m’envahis. Tu me reproches de pas te témoigner assez de désir, mais toi tu as du désir pour deux. J’ai tout changé, mais je fais toujours rien de bien. Ça me saoule. J’ai besoin de souffler.
  • Souffler ? Quel est ce mot ?
  • Souffler, souffler.
  • Je ne comprends pas souffler. Tu peux très bien inspirer, expirer, aucune main ne t’en empêche. Ce n’est pas ce dont il est question. Mais ta mère, ta mère…
  • Non, souffler, souffler.
  • Non, non, il est question de ta mère, elle pas tendre, et moi besoin tendresse, donc enlève maman, et aime moi.
  • Quoi ? Atchoum ! Atchoum !
  • Non ! Un mouchoir ? J’en ai acheté des colorés. Toi qui aime les couleurs.
  • Je préfère chialer sur mon pull noir.
  • Tu préfères rester copine avec toutes ces connasses autour de toi, ta mère, ta sœur, ta fausse copine, qui te font du mal, qui ne t’écoutent pas, au lieu de te consacrer à toi et moi.
  • Y’a pas de toi et moi ! J’en peux plus ! J’étouffe ! Tu m’en demandes trop ! Je veux pas te voir là, maintenant.
  • Tu viendras me voir ?
  • Quand je voudrai. J’ai des choses à faire.
  • Quoi ?
  • Je vais à une réunion.
  • Encore ?
  • Dégage ! Laisse-moi tranquille je t’en prie !
  • Je m’en vais.
  • Va-t-en.
  • Désolé.
  • Je vais pleurer.
  • Moi aussi.
  • Pleure dans mes bras.
  • Va-t-en s’il te plaît.
  • Je m’en vais.

C’est mieux de pleurer séparément ?

 

Peu après la femme Kilème n’y tient plus ; elle réclame de la cocaïne. Sans cocaïne, mademoiselle Kilème n’ira pas bien, car il faut décompresser, alors l’Être aimé commande, à un dealer de sa connaissance, un gramme de cocaïne. L’Être aimé ne connait pas la cocaïne, alors que la femme Kilème aime en prendre par poutres, à l‘occasion. L’Aimé veut commander le gramme, parce que Noël approche. Il veut lui montrer qu’il reconnaît qu’elle a le droit de se mettre la tête en l’air de temps en temps. Alors il appelle le dealer, qui est un gros con jeunot, déjanté et pas fiable. Et le dealer ne lui répond pas. Puis il apprend qu’elle a déjà fait la démarche, et il voit avec stupéfaction le dealer accourir chez l’Aimée. Alors devant lui il a fait le mort, et devant elle il accourt. Ça schlingue l’ambiguïté à plein nez. Il est absolument dégoûté. Il flippe sa race qu’elle déconne avec ce connard. Il ne peut pas nettoyer la Terre de tous ses nombreux connards, quand même ! ça le mettrait beaucoup trop longtemps en prison, des pays entiers s’en trouveraient durablement dépeuplés…! Il doit supporter l’existence de ce genre de taches… ça ne l’arrange pas du tout…

Elle achète sa dose. Ils se disputent. Elle part en boîte avec une amie. Elle ne l’invite pas. Il la soupçonne de vouloir le tromper, elle qui a tenu à les enfermer dans un contrat d’exclusivité dont il s’est toujours fait le critique déterminé et dont il ne voulait pas au départ, mais qu’il a accepté sans le trahir pour qu’elle puisse se sentir en sécurité avec lui. Et la voilà qui part se défoncer en boîte, comme au bon vieux temps ! Il est ulcéré. Il l’entend revenir chez elle à 7h du matin. L’assassinat se rapproche  pas de loup hurlant.

Tant pis. Il travaille, il écrit, et il développe les thèmes douloureux qui lui sont montés pendant toute cette année de pensée et d’écriture : enfants battus, violences, viols, prédation, domination mâle, abjection. Il se force à travailler, pour s’occuper la tête ; mais il ressent aussi très fortement qu’en cherchant dans ce sens, il va bien trouver quelque chose d’essentiel. Patience.

 

Sur ce Noël arrive.

En fait pour l’Être aimé la période de Noël signifie que des gens malintentionnés s’enquièrent de savoir pourquoi on fait la bouille de recevoir toutes ces choses qui ne nous vont pas, ce à quoi on répond : parce qu’on sait intuitivement qu’on nous demande d’endosser les vêtements de l’aliénation. Formé à la répétition de ces Noëls, l’Être aimé a conservé et étendu une distance critique à l’égard des choses, dont par exemple la jupe qu’elle lui demande, là, la femme Kilème, à un moment, croit-il comprendre, de lui donner. « Ce vêtement de l’aliénation, là ? ou cet autre, là ? » répond-il, naïvement. Mais les mots sont lâchés. La route des espoirs se fendille et casse en son milieu, l’espace se ramasse sur lui-même, distordant les liens. « Tu signifies que là, moi qui porte ces vêtements, j’appartiens au monde de l’aliénation ?

  • Je sens une odeur de parfum.
  • Est-ce que le parfum aussi ?
  • Quelle marque, le parfum ?
  • Quelle marque.
  • Une marque au fer rouge.
  • Tu m’emmerdes.
  • Tu as changé trois trucs, et il en reste mille autres.
  • On ne recommence pas.
  • Tu vas te casser en boîte ?
  • Salaud. Crétin. Imbécile.
  • Menteuse. Fourbe. Traître.
  • J’ai aucune envie de te voir.
  • Idem.

Et c’est Noël. Elle lui propose de l’accompagner dans sa famille. Il hésite. Il sait à quoi s’attendre, un peu, car il connaît la mère et la sœur. Il n’est pas question qu’il rentre, lui, dans sa famille ; il ne le fait plus jamais, il ne leur parle qu’au téléphone. A chaque fois il s’est ennuyé mortellement ou en a profité pour faire souffler le grand vent dévastateur de la vérité sur ce clan de salauds et d’hypocrites névrosés. Pas question de recommencer dans ces circonstances. Passera-t-il Noël seul, une fois de plus ? Il décide de faire un effort. D’être conciliant. Et il accepte d’y aller avec elle. Et ils y vont. Et c’est l’effroi.

La maison de la mère est une maison de riche parvenus, un pavillon de type Bouygues c’est-à-dire moche et bétonné, avec une piscine dont elle n’a aucun usage comme signe extérieur de connerie. L’intérieur est décoré, fait curieux, avec des masques de toutes provenances, signe d’un exotisme touristique de pacotille dans le plus pur style consuméro-capitaliste ; bien entendu, de tous ces pays qu’elle a visités, la mère n’a aucune connaissance intime : en Asie comme en Amérique, elle n’a dû visiter que les magasins. L’autre tendance décorative est une collection de poules, en bibelots : poules tressées, poules en porcelaine, poules en céramique… En permanence, cette dinde de mère va faire l’autruche et feindre de ne pas remarquer tous les flagrants délits de problème qui vont se poser au cours de la soirée.

Les participants de ce Noël en famille sont la mère, sa fille qui est l’Aimée, le petit-ami de sa fille qui est l’Être aimé, les deux demi-sœurs de l’Aimée, et la grand-mère qui est la mère de la mère.

Cette grand-mère, tout du long, ne fait rien d’autre que placer quelques commentaires sur la texture du saumon ou la couleur du gâteau ; mais même à travers cette indifférence, sa malveillance et son mépris transparaissent.

La sœur, celle qui se tape de la coke et des stars, a tout du long une attitude provocante, vulgaire, égoïste ; elle passe son temps à parler toute seule, mais fort, et sans qu’on lui réponde, ou seulement pour la rabrouer, ce après quoi elle se révolte encore plus, en faisant le clown pour attirer l’attention.

La plus petite sœur, assez normale, mais discrète, superficielle, s’absente dès qu’elle peut.

L’Aimée tente d’aborder certains sujets intéressants, sans recevoir aucune écoute de personne que de l’Être aimé, bien sûr.

La télévision fonctionne tout le temps ; on zappe pendant les silences.

Quand l’Être aimé tente de rétablir même un semblant de dialogue collectif, de connaître ses interlocuteurs en posant des questions, ou de susciter un peu de curiosité qu’on lui a refusée d’entrée, il se retrouve face à des flous, des silences, des esquives.

Il va subir, et celle Kilème avec lui, pendant des heures. Il ne peut pas se casser. Il ne peut pas arranger les choses. Cette famille craque de souffrance de partout, personne ne s’aime et personne ne s’écoute.

Tragédie, qui reveut une part de tarte ?

Mensonges, quelqu’un a vu passer le couteau à pain ?

Haines sourdes, tu peux m’aider à mettre le troisième service d’assiettes dans le lave-vaisselle ?

Les cadeaux font d’absurdes convenances, l’Aimé qui déteste ce rituel n’offre rien pour l’instant à l’Aimée qui lui offre des chaussures à 150€ que, dit-elle, elle avait déjà offert à son précédent partenaire – ce qui fait excessivement plaisir, n’est-ce pas ? Quand tout le monde est bien convaincu qu’il a bien simulé son rôle de bâtard familial, tout le monde va se coucher. L’Aimé et celle Kilème ne font pas l’amour ; pour l’instant, lui, il ne veut pas en rajouter, et se tait et observe.

Le lendemain, on voit arriver, grande surprise, le père. L’Aimé assiste aux retrouvailles de l’Aimée et de son père, censément schizophrène, soigné par un traitement psychiatrique et chimique très lourd, et dont on dit qu’il est incapable de communiquer. La scène se résume à ceci : Bonjour, ça va ? Pas de réponse. Bise, et elle s’en va.

C’est absolument horrible et déplorable, et cette fois, l’ayant sous les yeux, il comprend avec horreur que chaque fois qu’elle refuse de le regarder lui, c’est son père qu’elle refuse de voir. Et cela est grave, et sera difficile à réparer. En fait, en le voyant, lui, le fou, l’homme faible, il comprend beaucoup mieux qu’elle l’ait choisi, lui, l’Aimé : parce que sur certains critères, il lui ressemble. Parce qu’il est seul, peu sociable, mal-aimé, abandonné.

Alors, ils font le repas de midi du jour de Noël ensemble, et le silence et les inepties se réinstallent à table. Le père mange ce que lui donne son ex-femme. Voilà comment l’Infirmière Libérale traite son ex mari père de sa fille aînée : un chien qu’on nourrit par pitié pour Noël, sans un mot. Voilà donc pourquoi la femme Kilème ne traite pas l’Être aimé comme ce qu’il est. La situation source et parasite, il l’a sous les yeux.

Ok. Très bien.

La grand-mère suce ses doigts en maugréant, les filles détournent le regard, l’Être aimé observe par moments le père silencieux et caresse le chien pataud et borgne dont le nom Roméo est aussi le mot de passe de la messagerie de la femme Kilème. Ce chien aime être touché, et l’Être aimé aime aimer les animaux, avec qui le partage se fait toujours dans la spontanéité et l’évidence, au contraire de tous les marasmes et les murs qui s’élèvent entre les Mois humains et l’Amour. Evidemment, en prenant soin du chien, il veut aussi montrer à tous l’importance de l’Amour, et indirectement, prouver que cette troupe de femmes cinglées pourraient faire un effort en faveur de l’humanité du père.

Le repas se termine, et il est temps de prendre leurs jambes à leurs cous. Affaires et voiture. Sur la route, silence. Les larmes lui viennent aux yeux, elle pleure. Il pose sa main sur sa main, elle le rejette. Chacun chez soi pour absorber le choc.

 

Les jours suivants, ils n’osent plus se regarder en face. Elle, tous ses désirs vont vers cocaïne et fête en boîte. Sortir, rire, se détendre, oublier ces mois de boulot, de militance, de tristesse, de disputes, et ce Noël pourri.

Pour lui, c’est le dénouement d’une longue crise qui commence. Il ne comprend pas ce qui lui arrive, d’abord. Il a comme un pressentiment sourd.

Depuis plusieurs semaines, il se sent faible et fragile. A l’intérieur, il n’est que peur et douleur. Il se doute qu’il s’agit d’une remontée vers la conscience de choses profondément enfouies. Mais il ignore encore de quoi il peut bien s’agir. Toute la journée, il a envie de pleurer. Pas seulement envie. Toute la journée, pour un rien, il est assailli par des montées d’émotions tristes qui s’écoulent en larmes. Il pleure sur son enfance bafouée, sur ses parents cinglés, sur ses années perdues, sur ses échecs, sur l’histoire d’amour qu’il est en train de rater avec la femme Kilème, sur l’absence de perspectives dans ce monde de stratégies chacun-pour-soi, de violence, de viol, de racisme, d’exclusion, de sélection. Il pleure, et plus il pleure, plus il pleure. Alors il décroche son téléphone, il a besoin de le faire pour entendre parler sa mère. Il y a des choses qui lui sont revenues dans ses dernières séances de psychanalyse, des sensations, de nouvelles interrogations. Il questionne sa mère, sur la partie de son enfance dont il n’a aucun souvenir clair, et dont il n’a entendu jusqu’à présent que des versions édulcorées et lacunaires ; il est décidé à explorer la dernière zone d’ombre de son passé orageux. Pour la première fois, elle accepte d’en parler en détail, de répondre consciencieusement à chaque demande.

Alors elle lui rafraîchit la mémoire sur ce père étrange, séducteur de bals de campagne, balèze déconneur qui aimait se déguiser en femme, voleur des carnets de chèque de son épouse, possible homicide involontaire d’un cycliste une nuit sur une route, autrefois emprisonné 4 mois pour participation à un cambriolage, père qui maltraitait en permanence l’enfant qu’était l’Être aimé.

Le père éduquait et prenait soin du grand frère, il était tout miel et coton avec la petite sœur, mais l’Être aimé ne pouvait rien faire sans être réprimandé humilié ou battu, dès son plus jeune âge.

L’Être aimé se souvient en effet d’une volée de coups retentissante qu’il avait reçu pour une babiole. Il a l’image-souvenir oppressante de sa présence dans la cave de la maison, face à un père énorme comme une montagne infranchissable, dans un clair-obscur effrayant.

L’Être aimé a d’horribles soupçons sur cette haine que lui vouait son père. L’aurait-il violé ? La mère aurait-elle été complice ? Il ressent quelque chose d’atroce et de juste dans ce soupçon. La mère ne peut rien infirmer ni confirmer. Elle dit seulement qu’effectivement, l’Être aimé était le mal-aimé et le souffre-douleur du père, qu’elle devait protéger contre lui.

Elle lui reraconte cette histoire de Noël 82, le dernier Noël en famille, le Noël de deux mois après la demande de divorce, ce Noël d’avant que le père disparaisse définitivement sans plus jamais donner aucune nouvelle ni payer la pension alimentaire, ce Noël où l’Être aimé a pris une raclée sous prétexte qu’il aurait cassé le cadeau de son grand frère, alors qu’il n’avait rien cassé du tout, ce Noël triste, violent, abject et dramatique.

Il comprend enfin pourquoi pendant toute son enfance et ensuite, il a détesté et fui le moment des cadeaux.

Il comprend à quel point l’histoire du Père Noël est pour lui l’histoire de l’abandon, de la violence, du divorce et de la haine, plutôt que l’histoire de la famille, de l’harmonie et de l’amour.

L’Être aimé remercie sa mère de lui avoir raconté une nouvelle fois tout cela, dont il avait oublié la moitié, et de lui avoir donné sincèrement tous les détails en sa possession. Puis il raccroche et fixe le mur. Il est dans un état de vide et de choc. Bloqué et stupéfié. Douloureux et sans émotion à la fois.

Soudain les émotions trop longtemps contenues submergent l’Être aimé. Il est à nouveau emporté dans un flot de larmes d’autant plus cruelles qu’il sait qu’il ne pourra jamais retrouver le père pour lui claquer dans la gueule le coup de barre de fer qu’il mérite pour tout le mal qu’il a fait à tout le monde.

L’Aimé, adulte, trentenaire, en possession de sa mémoire, ne pourra pas en gifler, en massacrer le père, rendre au père ce qui lui revient, à savoir la peur, le mépris, l’injustice et la haine. L’Aimé n’a que ses yeux pour pleurer, et qu’un fantôme à accuser. Il pleure presque continûment pendant trois jours. C’est un tournant déterminant pour lui : c’est la première fois qu’il ressent avec son cœur les événements dont il avait une conscience confuse avec sa tête. Il s’agit d’un phénomène de vidage d’abcès, un nettoyage qui fait horriblement mal, et beaucoup de bien. Quand c’est fini, c’est fini.

Une nouvelle confiance remplace la submersion par la douleur. Il a trouvé la clé qui empêchait en lui l’homme de grandir de la libération du petit garçon brimé. L’homme a libéré le petit garçon brimé qui en retour va libérer l’homme. De cela, il ressent alors une grande joie.

 

Il veut informer la femme Kilème de ce qu’il vient de vivre, de tout ce que cela vient de changer.

Mais elle, est dans un tout autre état d’esprit. En fait, il l’entend rire au téléphone derrière la cloison, d’un rire qu’il trouve forcé, insincère, suspect.

Elle ne veut pas tellement entendre parler de tout ça. Elle est toujours en vacances, elle veut encore faire la fête. Elle dit que c’est bien pour lui mais qu’elle n’a pas la tête à ça.

Bien, bien… L’Aimé reste seul avec ses découvertes. Ils sont en froid. Le soir, il entend une voix masculine à travers la cloison. Son sang se glace. Qui reçoit-elle ? C’est le dealer de cocaïne. Il arrive vers 23h, repart vers 3h. Il les entend parler et rire. Elle est cinglée ; elle ne se rend pas compte de ce qu’elle fait ; elle ne reçoit jamais personne, même en journée, elle voit ses amis toujours à l’extérieur ; et elle choisit ce moment dramatique pour l’Aimé pour sniffer de la cocaïne chez elle de nuit avec un type qui a déjà donné des preuves de son ambiguïté. L’Aimé hésite. Aller taper la crise chez elle, la gifler, claquer un coup de boule au petit connard, et dégrader encore un peu plus la relation ? Ou la laisser faire, laisser venir, dédramatiser (ça le rend fou !!!) et attendre le lendemain pour en parler. C’est cette solution qu’il choisit, s’accrochant à un reste de sagesse du fond de sa colère noire.

Le lendemain, c’est la veille du jour de l’An.

  • Alors, t’as reçu qui hier ?
  • C’était le dealer.
  • C’était bien ?
  • Quoi, « c’était bien » ? On a sniffé. On a rigolé.
  • C’était de la pure provoc comme d’habitude. C’est la combientième fois que tu me fais le coup ?
  • J’en ai rien à foutre de lui. On a regardé la télé. Une émission sur une tribu qui fait du feu. C’était bien.
  • Pure provoc pour me faire chier.
  • Rien à voir, je vis ma vie.
  • Tu sais qu’on entend tout à travers la cloison.
  • Et alors ? je suis chez moi.
  • Moi aussi je suis chez moi. J’aimerais bien que tu évites ça à l’avenir. Tu invites qui tu veux quand tu veux, sauf des mecs ambigus qui te matent et avec qui tu consommes des désinhibiteurs en pleine nuit de l’autre côté de ma cloison.
  • J’invite qui je veux quand je veux, point.
  • Tu sais, ces filles dont tu es jalouse, dont j’ai été amoureux ou qui l’ont été de moi ?
  • Ouais, quoi ?
  • Ça te dit de m’entendre rire avec elles chez moi à 3h du mat’ ?
  • Tu fais ce que tu veux.
  • Quand j’ai été faire de la musique avec l’une d’entre elles l’autre fois, en te précisant bien mes heures de départ et de retour, te sachant flippée sur le sujet, au retour j’ai trouvé ta porte fermée. C’était la première fois que tu la verrouillais comme ça.
  • C’était juste comme ça.
  • Pas par vengeance du tout ?
  • J’avais pas envie de te voir.
  • Pourquoi ça ?
  • Pas envie, c’est tout.
  • T’aimes pas la musique ?
  • J’en ai marre que tu me demandes de me justifier.
  • Super. Esquive, crochet du gauche. On dirait Noël. On peut parler de rien. Tas d’hypocrites niais, êtres malfaisants, pétris de douleur, et qui font semblant de faire bonne figure.
  • Insulte-moi, ça va s’arranger.
  • On file un mauvais coton.
  • Je suis d’accord avec toi sur ce point-là.
  • Ce soir, c’est Nouvel An.
  • Ça va être grandiose.
  • Je suis invité ?
  • Oui tu l’es, bien sûr.
  • Je sais plus trop. C’est plutôt tes amis que les miens.
  • Tu l’es.
  • Tu as envie que je vienne ?
  • Tu fais ce que tu veux.
  • Je vais rester ici alors.
  • Allez, viens.
  • Tu aurais pas envie qu’on se retrouve ?
  • Je sais pas, je sais plus.
  • T’as envie de quoi ?
  • De me changer les idées, pas de m’engueuler encore avec toi sur les mêmes sujets.
  • Je veux pas m’engueuler. Je veux discuter les choses tant qu’il y en a à discuter. Si on a tous les deux une attitude bienveillante et ouverte, on se ligue contre ce qui, en nous, hérité de nos histoires familiales terribles, nous amène à nous faire du mal.
  • Ça veut dire que tu vas récriminer. J’ai envie de rire, discuter avec toi ça me fait pleurer.
  • Et pleurer c’est pas permis ?
  • Pleurer c’est triste. Je veux rigoler.
  • C’est drôle, hein ? Noël, c’était super drôle ! Nos parents, c’est le cirque Pinder, une bande de clowns et de gais-lurons, on peut dire !
  • Justement, c’est pour ça que là, il faut être légers.
  • Alors soyons légers.
  • Super.
  • Tu m’embrasses ?
  • J’ai pas envie.
  • C’est lourd.
  • Lâche-moi.
  • Bien. Je vais travailler chez moi. A ce soir.
  • Bye.

Il a envie de casser la gueule au mur, après tant de bonne volonté.

 

  • Je suis prêt.
  • Attends, j’ai pas fini.
  • Je t’attends dehors.
  • Comme tu veux.

Ils y vont. Il y a quelques amis communs, mais aucun dont l’Aimé ne se sente proche. L’Aimé va bien, pourtant. Soit, soyons légers. Puisque l’univers s’effondre, fêtons la survie dans les ruines.

Alors il sniffe avec les autres. Il change trois fois de tee-shirt. Il fait péter le Champagne, et le verse comme du foutre en dansant dans la bouche des femmes. Il essaye de capter le regard de celle Kilème, mais cette fois-là comme beaucoup d’autres, elle l’ignore. Ils vont dans une autre soirée. Elle passe son temps à caresser des nuques. Il se demande s’il va lui bousiller la gueule avant la fin de soirée, ou qu’est-ce qu’elle cherche, là ? La soirée est globalement naze. Des tas de gens qui ne font rien de spécial et n’ont rien à dire ; même dans la fête, ils n’ont rien de créatif. L’Aimé trouve beaucoup plus marrante ses douches au Champagne : s’il s’agit de profiter de la vie, alors allons-y gaiement, non pas comme de bons bourgeois sages. Tout le monde est de plus en plus défoncé et ivre. A l’heure de rentrer, dans la voiture, il n’a aucune envie d’assister à l’agonie de son amour. Il veut la reprendre. Il veut baiser avec elle, cette nuit, pour en finir avec ce cirque.

Il pose sa main sur sa cuisse pendant qu’elle conduit.

Elle le laisse faire.

Il avance vers le sexe.

Elle le laisse faire.

Il glisse sa main sous l’étoffe.

Elle hurle.

  • Tu me touches pas !
  • Quoi ?

Il retire brusquement sa main. Elle hurle en tapant sur le volant.

  • Connard ! Connard !!!
  • T’es cinglée ou quoi ? Tu m’as senti venir, t’avais qu’à m’arrêter avant ! Qu’est-ce que tu fous à me laisser faire si ça te fait une réaction pareille ?
  • Ta gueule. Je te hais.
  • Nan mais t’as perdu la tête ?
  • Ferme-la.
  • C’est pas possible là, on peut pas se taire tout le temps. Tu voulais rire et qu’on soit légers. J’ai joué le jeu et passé la soirée à me forcer à me mettre de bonne humeur, après tout ce que tu sais. Ça a pas mal marché. Toi, t’as passé la soirée à m’ignorer. Ça va durer longtemps ?
  • Hein ?
  • C’est lourd, c’est lourd ! Si dans ta tête tu m’as déjà quitté, ben t’as qu’à le dire. C’est naze mais faudra bien faire avec. Dire qu’il y a deux mois je me suis installé là, j’étais encore l’homme de ta vie à ce moment.
  • Ben là c’est plus le cas.
  • Vache, ça change vite avec toi les trucs définitifs.
  • J’en ai rien à foutre de tes sarcasmes.
  • Tu te fous ouvertement de ma gueule quand j’ai le plus besoin de ton amour, tu me donnes plus rien alors que je t’ai soutenue à tous les moments difficiles, même si c’était des fois pour jouer un rôle de papa structurant, sévère mais juste. Toi tu m’abandonnes. Tu me fais la même chose qu’on t’a faite et que m’ont fait mes parents.
  • Tu délires.
  • C’est toi qui comprends rien. Tu regardes pas les choses en face. T’as raison, je pense pour deux. Je dois me guérir, et en même temps me démerder pour guérir tes absurdités à toi, même contre ton gré. Faut être fortiche. Tu fais aucun effort pour nous réconcilier.
  • Je sais pas, je sais plus.
  • T’as pas le droit de dire ça ! Tu peux dire qu’il faut qu’on laisse reposer les choses, tu peux accepter un dialogue dans le calme, mais t’as pas le droit de renoncer si facilement !
  • On est arrivés.
  • Super.
  • On dort ensemble ?
  • Non.
  • Allez…
  • Lâche-moi.
  • Comment tu veux qu’on se réconcilie dans ces conditions ?
  • Je veux pas qu’on se réconcilie.
  • On se sépare ?
  • Je ne sais pas. Il est tard. On verra.
  • Dormons ensemble.
  • Bonne nuit.
  • Bonne année.

Elle s’enferme chez elle. Il frappe à la porte. Il lui demande longtemps d’accepter de discuter. Elle ne fera pas un mouvement de plus.

Il rentre chez lui. Il décide que c’est fini. Il ne peut plus supporter ça. Il ne va pas attendre après sa bonne volonté. Il va d’abord dégager de ce merdier, et on verra ensuite. Elle est malade. Son comportement n’est pas libre. Ce qu’elle dit n’est pas ce qu’elle pense et ce qu’elle pense n’exprime pas ce qu’elle ressent. Cela transparait à mille détails. Il est déchiré entre une volonté de l’aider, qu’elle refuse, et une haine réactionnelle, qui ne fait que croître. Tant pis : sauve qui peut. Il dort.

 

Aimer l’amour

Le lendemain, la femme Kilème, habituée à poncer son monde avec du papier de verre, lui apporte son linge dont elle a pris soin. Elle a lavé et repassé ses pantalons, ses slips, ses tee-shirts, ses chemises. Tout est impeccable.

  • Merci. C’est gentil.
  • Tu as un ton ironique ?
  • Pas du tout, le monde est dégueulasse, je suis d’avis comme toi qu’il faut tout nettoyer. Hier par exemple, c’était plein de taches. Ben oui, d’accord : faut les gratter pour qu’elles disparaissent.
  • Tu as beau dire. Toi, tu ne ponces jamais rien. Pourtant, tu n’es pas content que tes chemises soient bien poncées ?
  • Bien poncées ? Je n’y pense même pas.
  • Pouah ! Allez va, tu les ponceras toi-même.
  • Je ne les poncerai évidemment pas ! Le ponçage est ontologiquement de droite. C’est une recherche de domination. On soigne son image pour la vendre. L’hygiène est une invention des vendeurs de savon : un singe n’est pas sale. Singe acommercial, je suis hors de la question du ponçage.
  • « Va, tu n’es pas celui que j’aime », est la phrase que je ne te dirai pas. Peut-être demain.
  • Lance-toi, je t’écoute.
  • Tu voulais pas me dire quelque chose ?
  • Oh, euh, attends, viens voir ta bouche ? Y’a quelque chose dedans, vas-y montre voir un peu ?
  • « Va, tu n’es pas celui que j’aime ».
  • Répète ?
  • « Va, tu n’es pas celui que j’aime »,
  • Ok, j’ai entendu. Au revoir.

 

Il se sépare d’elle mentalement et s’attache à reprogrammer toute sa vie. Cela lui prend quelques jours.

Il va voir son psy en urgence et tire à haute voix, en face à face, les conséquences de sa découverte d’entre Noël et le jour de l’An : il stockait cet enfant bafoué en lui, qui expliquait la remontée de certains thèmes dans ses textes. Cet enfant est maintenant libre : il s’agit de lui faire atteindre la taille adulte. L’Aimé libéré peut enfin prendre ses réelles dimensions d’homme adulte. Il ne va pas s’en priver. Il est seul ? Très bien, après tout il a toujours été seul ; il a souvent fait l’enfant, mais il a aussi pu surmonter tant de choses, qu’il ne va pas s’arrêter en si bon chemin. Il insiste pour payer la séance sans qu’elle soit remboursée.

D’abord, il va s’occuper de son argent. Il le transfère et le manipule.

Ensuite, il va changer d’image. Il va changer de tête en changeant de coupe de cheveux : c’est fait. Il va renouveler totalement sa garde-robe : en quelques jours, il claque 600€.

Ensuite, il va reprendre contact avec plein de gens qui lui ont été chers et qu’il a perdus de vue au cours de longues années de déprime et de douleur. Il va aussi s’expliquer et demander pardon à ceux qu’il a blessés en voyant en eux des avatars de son père et de sa mère. Il va leur dire qui est qui dans tout cela. Il appelle ses exs, ses collègues, ses éditeurs, ses parents de substitution. C’est fait.

Ensuite, il va nettoyer son passé, en premier lieu ranger ses affaires, trier ses cartons d’archives, mettre son ordinateur au net, classer ses fichiers, ordonner ses messageries. C’est fait.

Ensuite, il va changer de thèmes et écrire des choses plus positives que des histoires de viol et de violence. Chantier.

Ensuite, il va changer sa perception déformée du réel, héritée de la dépression de sa mère, et pour cela il va noter scrupuleusement tout ce qu’il a fait, vu, pensé, vécu de beau dans sa vie et à l’avenir. La liste démarre, déjà longue.

Ensuite, il va reprogrammer son esprit, et pour cela, il va chercher d’autres thérapies et lire des livres pour se réconcilier avec lui-même et autrui. Il en achète 10 qu’il lit en quelques semaines.

Enfin, il va se casser de là pour éliminer toute dépendance matérielle comme affective à l’égard de cette femme qui le trahit en permanence. Go !

Dernier problème : doit-il insister pour rester avec elle, et respecter leurs engagements réciproques, ou abandonner ?

Il sait qu’il devrait la quitter.

Avec les identifications qu’il a décelées chez elle, il comprend qu’aucun de ses comportements n’est le bon.

DESARROI DE EA

Il semble qu’aucune attitude ne soit la bonne.

Elle, c’est une femme hyper-contrôlée, qui réagit comme une gamine de 8 ans, tout en aspirant au grand amour, tout en vidant de contenu cet amour, en ayant fait le choix d’une série d’hommes faibles pour garantir sa sécurité.

Si, face à ses frasques, il fait preuve de violence, alors elle l’admire secrètement et en a peur et le fuit.

Si, face à ces mêmes frasques, il réagit par une attitude psy, elle bénéficie de cette compréhension, mais il salit son image du rejaillissement de tout ce qu’elle s’obstinait à cacher.

Si, face à ces frasques, il reste sans réaction, alors elle le classe comme un faible, côté déception paternelle, et elle le désinvestit amoureusement et sexuellement.

Si, enfin, il est absent, elle ressent un puissant sentiment d’abandon et lui en veut, mais s’il est très présent, alors elle s’affirme d’une « farouche indépendance » et se sent envahie.

S’il est doux et gentil, il lui apparaît faible et ne satisfait pas son désir à elle d’être tenue, maîtrisée et dominée.

S’il est un brin sadique et méprisant, il rencontre la terreur qu’elle a vécue face à l’homme violent.

S’il est psychanalytique pour passer au-dessus de tout ça, il se heurte la plupart du temps à un mur de surdité, de douleur tue et de résistance.

S’il est mal habillé, taciturne, renfermé, elle l’ignore et affirme son besoin d’être joyeuse et sociable.

S’il est bien habillé, sociable, galant, elle complexe et tape la crise de jalousie.

Dans tous les cas elle ne reconnaît pas grand-chose de ce qu’il est. Elle le sait, comme vaguement, mais ne le met jamais en œuvre. S’il écrit ? S’il compose des chansons ? S’il pourrait lui transmettre tant de choses ? Elle ne prend rien de tout cela, considérant qu’elle a d’abord à refaire sa vie seule sans l’aide de personne, comme on le lui a appris.

Il est pris dans d’horribles dilemmes.

D’abord, il s’est engagé avec elle. La première fois, il ne savait pas qui elle était. Puis, elle lui a montré ses pires facettes. Il a été pris dans le désir d’aider, d’accompagner, d’éduquer, de protéger, et ça a été difficile, mais il a plutôt réussi à la transformer en mieux, et cependant cette perspective qui est fréquemment la sienne en amour est, il le sait, entachée d’un grave péché : qui est que toutes ses femmes à l’affectivité douloureuse et contradictoire lui rappellent fondamentalement sa propre mère, qu’il a dû aider enfant et adolescent quand elle buvait et désirait la mort et se faisait frapper devant lui, abandonnant totalement sa propre mission de mère à son égard à lui. Il sait qu’il a dû, enfant et adolescent, faire l’adulte pour une adulte qui faisait l’enfant. Il sait qu’il doit grandir, lui, même si rien ni personne n’a été et n’est disposé à l’aider dans cette démarche. Mais sachant que pour lui il n’y a personne, il ne peut pas non plus se résoudre à abandonner cette femme qui une fois le ravit, une fois le détruit, et une autre fois l’ignore ; si ce n’est l’amour, du moins la simple humanité et l’empathie commandent de lui venir en aide.

D’autre part, l’Aimé reste foncièrement sceptique – en dépit de son pourtant déjà riche passé amoureux – sur sa capacité à trouver d’autres partenaires. La très grande majorité des femmes qu’il rencontre ou croise ne lui plaisent pas. Toute une partie est vénale, absolument vendue à la publicité et à l’argent. Toute une autre partie est stupide, passant son temps libre devant les séries américaines de la télévision ou dans l’écoute de mille musiques insipides. Trouver une femme qui soit à la fois attirante pour son désir, mais réfractaire comme lui au formatage sexiste, et intelligente et cultivée et lucide dans des proportions comparables aux siennes, lui qui vient de passer 15 années à lire, écrire, créer et réfléchir toute la journée, une femme qui de plus saurait accepter en lui les immenses douleurs aussi bien que l’indigence matérielle où il est, il trouve cela hautement improbable.

Enfin, il a énormément de mal à envisager de vivre célibataire à nouveau car la résurgence de son passé dans sa psychanalyse ouvre en lui une demande béante d’amour et de désir.

C’est pourquoi il choisit à nouveau de rester avec elle, pariant sur leur guérison à tous les deux. Elle a pleuré sur son passé, elle a lu tous ses livres, il la trouve remarquablement belle au naturel, elle lui semble très prometteuse pour peu qu’elle accepte, en traitant son propre passé, de recomposer une personnalité authentique au lieu de s’oublier elle-même sous un masque d’emprunt.

 

Il va rendre visite à la femme Kilème.

  • Je peux te parler ? Tu es dispo ?
  • Oui. Tu as changé de coupe de cheveux ?
  • C’est bien de le remarquer. Tu aimes bien ?
  • Je sais pas, ça change. On mange ensemble ?
  • Ok. Ecoute…
  • Il y a du changement. Tu sais, ce que je viens de vivre ?
  • Oui.
  • Ça change tout. Ça a tout changé. Un type est mort. Un autre s’installe à sa place. Le mort, c’était ton mec. Le vivant, on verra bien si tu l’aimes et s’il t’aime. Tu en es où, toi ?
  • Je ne sais pas.
  • On verra bien. Il y a plein de monde sur cette planète. Tu as vu, je porte les chaussures que tu m’as offertes.
  • Elles te vont bien.
  • Pour 150€, elles peuvent. Je veux t’offrir mon cadeau. Tu sais pourquoi je ne te l’ai pas offert à Noël ?
  • Non. Enfin oui. Non, explique.
  • A Noël 82, mon père m’a traumatisé en me battant pour un cadeau. Depuis, j’ai horreur de Noël et des cadeaux. Je ne savais pas pourquoi. Je donnais de fausses raisons. Maintenant, je le sais. Ça change tout. Alors voici ton cadeau.
  • Vas-y ?
  • On va faire du cheval en Camargue ; ça te dit ?
  • Ah ?
  • Ça te dit ? J’y ai jamais été mais en photos, c’est beau. Et j’adore les chevaux. J’ai failli en avoir un quand j’étais petit. Ça te dit ?
  • Oui, c’est une bonne idée ! On y va quand ?
  • Le week-end prochain, tu es libre ?
  • On y va.
  • Super. Il y a d’autres cadeaux qui arrivent. Je viens de les commander.
  • Ah bon ? C’est quoi ?
  • Ce sont des jouets sexuels.
  • Oh… tu me fais peur…
  • Il faudrait qu’on sache si on est encore ensemble.
  • Je… oui… écoute… on verra… je ne veux plus de toutes ces disputes.
  • Tu savais tout dès le départ. Tu as lu mon texte autobio. Tu m’as dit je t’aime là-dessus. Il fallait que j’en passe par-là. Il fallait que je souffre, que je meure et que je renaisse.
  • Ben c’est sacrément embêtant.
  • C’est putain de lourd oui. Ma vie est un massacre permanent. Mais ça va changer.
  • Alors, les jouets ?
  • Ça me fait peur… on verra…
  • Ok. On verra. On n’est pas obligés. Moi, ça m’excite grave. On verra.
  • Tu veux du fromage ?

Il rentre chez lui et continue à se régénérer en profondeur. Respirer, chanter, réfléchir, avancer.

 

Deux jours plus tard, elle lui envoie un mail – il le lit, étonné :

« Hier soir j’ai dit à ma meilleure amie que tu étais le seul à me comprendre et je pense que tu es le seul à pouvoir le faire. Tu crois que je n’attends rien de toi, en fait j’attends un truc si énorme que c’est à peine avouable. Je ne devrais pas attendre ça de toi. Je me dis que si ça ne marche pas avec toi, ça ne marchera jamais avec personne parce que les autres sont normaux, c’est à dire inattentifs aux problèmes. Ils ne les voient pas car ils ne veulent pas les voir. Toi tu les cherches et c’est  fatiguant, exaspérant, prise de tête mais ça sert. Parfois tu te fais des idées certes,  mais parfois ça tombe juste et ça me remet les idées en place. Je sais que si avec toi ça ne marche pas, si je ne suis pas capable de faire en sorte que ça marche, il faudra que je me résigne à vivre insatisfaite et malheureuse au fond. J’ai subi beaucoup de choses tristes qui m’empêchent de faire confiance et de m’ouvrir, j’ai toujours tendance à me renfermer et à me protéger, à m’isoler pour ne rien risquer, pour ne pas me faire mal. Je ne dis pas grand chose là-dessus parce que j’ai appris que c’est faire preuve de faiblesse de se plaindre. Il n’est pas permis d’être faible.

Avant de te rencontrer je pensais que je ne rencontrerais jamais  personne avec qui je pourrais être heureuse, que les histoires d’amour étaient des contes pour enfants ayant autant de valeur que le père Noël. Maintenant je me dis que peut-être c’est possible, difficile mais possible.

J’attends de toi que tu me montres que c’est faisable, qu’on peut vivre sans faire semblant. Au fond c’est idiot, c’est à moi de faire le travail, mais je voudrais que tu m’aides. Tu es la seule personne que j’ai rencontré dont j’ai pensé qu’elle serait susceptible d’être en mesure de le faire, les autres ne font que me désespérer davantage et me conforter dans le sentiment que j’ai raison de penser que Shakespeare est dans le vrai, « La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre histrion qui se pavane et s’échauffe une heure sur la scène et puis qu’on n’entend plus… Une histoire contée par un idiot, pleine de fureur et de bruit et qui ne veut rien dire ».

Quand je t’ai parlé de ton exigence, je ne voulais pas dire que tu m’as prise au sérieux, que tu as vu mon intelligence, mais je veux dire que tu es exigeant avec toi-même et les autres sur le plan de l’honnêteté face à soi-même. Tu combats vaillamment l’ennemi intérieur, le pire de tous. J’attends que tu m’aides à combattre mon ennemi intérieur qui a été si bien nourri pendant toutes ces années qu’il est devenu immense, c’est un géant. Parfois je ne veux plus le combattre, je veux faire comme s’il n’était pas là, comme si je pouvais me débrouiller sans faire attention à lui. Mais avec cette attitude, c’est perdu d’avance. Toi tu me réclames de t’aider à faire certaines choses, mais en fait je te demande la même chose sans le formuler parce que j’ai du mal à demander quoi que ce soit. J’ai dans la tête cette idée que je dois être utile ou rien.

Quand je te vois sombrer, ça m’atteint moi aussi, je me dis que si toi tu n’y arrives pas, alors que tu as une volonté de fer, moi je ne vais pas y arriver faible comme je suis à toujours vouloir me cacher mes difficultés et mes incapacités, mes névroses. Je me dis autant laisser tomber. Puis très vite je me suis rendue compte que je ne pourrais plus retourner à mon ancienne vie, elle me serait encore plus insupportable qu’avant. Ce qui est difficile, c’est de ne pas oublier comme tu le disais hier soir. J’ai su à un moment tous ces problèmes, j’ai creusé et j’ai compris, puis je suis retombée dedans. Il y a des étapes, il faut que je passe de l’identification des problèmes à leur résolution, mais comment faire pour ne pas les oublier ? Je voudrais que tu me rappelles à l’ordre. Que tu me dises  » tu sais que tu ne réagis pas librement là, réfléchis et vois ce qui te conditionne ». Et après à moi de faire le travail.

Peut-être que je me trompe, que ce n’est pas à toi de faire ça ? Je devrais retourner chez mon psy. »

Il en est ému aux larmes. Il avait raison : ce n’était pas vraiment elle qui lui faisait toutes ces saloperies de jalousie, d’abandon, de lâchage, d’indifférence. Il lui conseille de, effectivement, voir un psy ; ce sera plus sain entre eux, ils sont déjà assez chargés l’un et l’autre comme ça. Vite, elle prend rendez-vous et commence un travail en profondeur régulier et bienfaisant.

Le week-end d’après, il prend du pain et du saucisson et de l’eau, le plan d’accès jusqu’à la manade, et c’est parti pour la Camargue.

Ils roulent dans le soleil froid.

Ils mangent une pizza rustique en tête à tête.

Ils montent sur les chevaux, ils apprennent à les monter à la camarguaise. L’Être aimé apprend tout sur les races de chevaux et les styles de monte et la vie de Dédé, leur guide. La femme Kilème est ravie d’avoir cette grosse bête douce entre les jambes, une bête aventureuse qui a la manie d’aller se percher et faire la route en trottant sur une crête plutôt que sur le chemin. Il jubile. Le soleil brille sur la plage où ils galopent. Une fille tombe mais ils tiennent bon. Ils finissent crevés et souriants. Ils rentrent à la nuit. Elle pose la main sur son genou.

  • Ça t’a plu ?
  • J’ai adoré.
  • Je suis content qu’on l’ait fait ensemble. J’adore les chevaux.
  • J’en reste émerveillée.
  • Bien. On va au resto japonais ?
  • T’as décidé de te ruiner ?
  • Je me sens bien de faire des cadeaux. J’en ai pas vraiment fait à Noël depuis mon enfance. Je me venge, profite 😉

Ils vont au resto japonais. C’est bon. C’est super cher. Il paye.

Quelques jours plus tard, au lit, elle lui dit qu’elle ressent fortement le regret d’avoir abandonné ses études pour travailler, 10 ans plus tôt, et qu’elle aurait aimé continuer. Il comprend qu’elle vit ce regret à travers son intellectualisme à lui, tout en perpétuant sa propre image d’idiote pour se rendre conforme au modèle sexiste autant qu’à l’idéologie maternelle et oublier sa capitulation devant les « réalités de la vie » à l’âge de 23 ans ;  et cherche à lutter contre ses propres silences, quand il lui fait l’éloge d’une théorie, ou l’analyse étayée d’une situation dans tel ou tel domaine, et qu’elle reste sans répondre, sans savoir quoi ou sans oser selon les cas. Elle en a marre de ses propres complexes : ça tombe bien, lui aussi. Vite, elle remet le nez dans des livres de théorie littéraire. « Ça fait un bien fou », dira-t-elle.

Le nouveau départ est  en place.

Tout va mieux.

Il veut juste régler un dernier petit détail.

 

Il va la voir.

  • Je peux te parler ?
  • Oui, t’as pas besoin de demander…
  • C’est sérieux. Viens, on va s’asseoir.
  • Alors…
  • J’ai détesté quand tu as reçu ton dealer.
  • Tu ne recommences pas !!
  • Non, écoute-moi, j’ai pas fini. J’étais en train de souffrir. Toi, tu sniffais en te marrant à côté. Je t’ai haïe plus que jamais. Je ne veux pas te haïr. On doit s’aimer ou faire autre chose, mais jamais se haïr. Je ne veux pas que ça se reproduise. Et ça risque de se reproduire. Par ailleurs, je t’entends quand tu téléphones. Tu m’entends quand je mets de la musique que tu n’aimes pas, tu sais, Philip Glass ou les chants Inuit que tu trouves insupportables et qui me ravissent…
  • Pff…
  • Alors j’ai pris ma décision.
  • Je vais déménager dès que possible.

Il s’attendait à une réponse verbale – vous aussi n’est-ce pas ?

Au lieu de ça, elle pousse violemment la table haute qui les sépare, un verre se fracasse sur le parquet, et elle hurle, et elle tremble. Elle tourne dingue, d’une manière totalement inattendue. Il n’a pas le temps de réagir qu’elle file déjà vers la cuisine où elle se dirige vers les couverts.

Là, il réagit.

Il lui saute dessus et l’empêche de saisir le couteau vers lequel elle tendait la main. C’est une grande fille, elle est forte, il doit faire des efforts pour l’immobiliser, elle profite de la proximité du mur pour se frapper volontairement la tête plusieurs fois – il l’en isole dès que possible. Il est absolument surpris et réussit à reprendre le contrôle de la situation. Sa voix trouve une inflexion calme et grave pour lui dire Arrête, du calme, c’est fini, ça va… Elle se débat encore, s’agite, crie, il continue. Il lui tient bien les bras, il contrôle ses mouvements, il surveille sa tête. Ça va, ça va, c’est fini… Il réussit à l’amener jusqu’à la chambre et à la faire asseoir sur le lit.

Il lui demande de respirer pour retrouver son calme. Il s’assoit à côté d’elle et inspire et expire et lui demande de suivre le même rythme. Elle inspire, expire, et pleure. Ça va, ça va, c’est fini…

  • Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce que j’ai dit ?
  • Je sais pas, je comprends pas…
  • Que voulais-tu faire avec le couteau ?
  • Mon beau-père… il me poursuivait avec un couteau…
  • Mais en quoi c’est lié à ce que je t’ai dit ?
  • Je ne sais pas…
  • J’ai été très surpris… Pourquoi tu as fait ça ?
  • Je ne sais pas…
  • Ça va aller ?
  • Oui, ça va mieux. Excuse-moi…
  • T’excuser ? Je crois bien que ce qui vient de se passer n’est pas vraiment du ressort de ta volonté. Même si on ne sait pas de quoi il s’agit, c’est clair : tu viens de nous montrer une scène qui s’est déjà produite. Alors il n’y a pas de faute, là.
  • Tu crois ?
  • J’en suis même sûr. Bon. Tu sais que je tiens à toi ?
  • Je crois…
  • Et toi ?
  • Moi aussi…
  • Bon.
  • Tu veux vraiment partir ?
  • On verra ça plus tard.

 

Il continue d’avancer.

Il y a du neuf.

Via ses activités à RESF, on propose à la femme Kilème de se présenter aux élections municipales sous une bannière d’extrême-gauche. Elle lui transmet la proposition. S’engager concrètement dans une campagne politique locale ? Tiens, pourquoi pas ! Il n’a jamais fait ça et il est friand de nouvelles expériences. Elle a tellement bien intégré tout ce qu’il lui a fait passer, et elle est tellement plus sociable que lui (leurs stratégies de survie n’ont pas pris les mêmes chemins), que maintenant c’est elle qui mène le jeu sur le plan pratique.

Alors ils font ensemble la campagne des municipales sur une liste d’extrême-gauche, eux qui n’ont jamais fait de politique. Elle pourtant, en fait au quotidien, par son travail. Elle en fait, depuis quelques mois, par sa prise en compte des critiques de l’Être aimé, en changeant ses comportements de consommatrice. Lui en fait en permanence par son refus des pouvoirs, des autorités, et par la permanente et obsessionnelle réflexion politique qui l’agite.

Bien vite ils se rendent ensemble aux réunions. Les voilà unis dans un beau projet commun. La vie normale reprend ses droits. Elle, elle se donne à fond au collège, et pour RESF, et pour les Municipales. Lui, il reprend sa vie en main, refond totalement ses projets artistiques, développe des nouveautés. Bien qu’elle n’ait jamais lu une seule page de Marx ni de Proudhon ni de Bakounine et ne s’intéresse officiellement à la politique que depuis 6 mois, alors que lui fait de la philo politique depuis plus de 10 ans, et se renseigne abondamment sur la marche des choses depuis plusieurs années, se rapprochant toujours plus du réel et du présent, elle se retrouve en troisième place sur la liste, et lui est quatorzième. On aura craqué sur ses beaux yeux à elle, sans doute, ou jugé bon pour l’image du mouvement communiste-révolutionnaire et citoyen de mettre sa poitrine de Marianne locale en avant ; qu’importe, il est vaguement dégoûté de l’arbitraire stupide de ce choix collectif, mais se trouve très content pour elle qu’elle soit ainsi confirmée dans sa valeur et ses choix. Il ne va pas regarder à une injustice de plus ou de moins.

Il rédige un des tracts de campagne après une réunion de synthèse. Ils distribuent des tracts régulièrement sur les marchés ou dans la rue. Ils font ça plutôt bien, elle n’arrive pas à se dépatouiller des dragueurs lourdauds, il s’amuse à faire l’amuse-foule en tendant des feuilles à qui veut en criant « à gauche à gauche ! Ni PS, ni UMP ! à gauche à gauche ! » Là-dedans, il est moins régulier qu’elle. L’organisation de la campagne est hasardeuse, sans moyens. Sans moyens, il y a les moyens humains. Seulement, personne n’ose vraiment prendre ses responsabilités. Les discussions collectives s’avachissent en anecdotes personnelles. On ne part pas d’une étude sociologique, économique, psychologique, de la ville et de ses composantes, de ses milieux, de ses quartiers, de ses activités, de ses peuples, de ses enjeux. On fait un boulot d’amateur. Le collectif censément soudé par la valeur fondamentale de la solidarité apparaît d’office fissuré par le jeu des incompréhensions, des différences sociologiques, des névroses et des ambitions personnelles. Quelques personnes intelligentes sont d’avis qu’il faudrait mettre le paquet dans les quartiers défavorisés, si nombreux dans cette ville martyrisée par une droite inégalitaire, concrètement raciste et ségrégative.

Mais pour être bon sur le plan pratique de la politique, il faut aimer les autres. L’Être aimé, pour le moment, déteste les autres. Pas parce qu’il les déteste, mais parce qu’il en a peur. Il en a peur à cause de sa jeunesse où il fallait se méfier de tout le monde, où chaque figure d’autrui était une menace. Tout le monde pouvait être violeur, frappeur, donneur d’ordre et Tyran. Le beau-père, la mère, le père, le frère, les autres jeunes, les profs, les voisins, tout le monde. Depuis cette époque, le monde de l’Être aimé a changé. Mais pas l’Être aimé. Pourtant il sait qu’il doit. Mais il ne voit pas comment il peut.

Ils distribuent des tracts et vont aux réunions.

Elle est assidue. Il devient dilettante.

Elle s’y engage au maximum. Il s’en désintéresse.

 

Sur ce, les jouets sexuels débarquent par la poste.

L’Aimé en est tout ému. D’office, excité à mort et coupable. Comment va-t-elle réagir, concrètement ? Il est toujours à fond dans son vice. Ceci n’a pas encore bougé. C’est installé depuis 20 ans, ça reste en place. Il n’accepte plus d’avoir avec l’Aimée une sexualité sans imagination, planplan et ronronnante. Il a dû se battre pour imposer la tendresse ; celle-ci se développe progressivement. Il se bat maintenant pour ajouter de l’obscène.

Il a donc acheté des godes. Il sait, il croit savoir pourquoi il le fait.

En fait, elle l’a mis déjà, allez, 5 fois, 10 fois, 15 fois, en situation d’adultère, alors qu’elle avait tenu à l’exclusivité, alors que lui est plus volontiers « libertin », c’est-à-dire ouvert d’esprit, non-exclusif, partageur – pour peu qu’on ne se foute pas de sa gueule. Elle veut de l’adultère ? Elle va en avoir. Il va se démultiplier symboliquement et devenir non pas un seul amant, mais deux et trois. On va voir ce qu’on va voir, et si ça lui fait passer le goût de la tromperie.

Alors voici qu’il lui amène les choses.

Rapidement les objets prennent des identités. Il y a Monsieur Orange et Monsieur Rose. Ces Messieurs sont doux et vibrants. Lui, il connait déjà, il a déjà utilisé avec une ex. Elle, c’est nouveau. Il lui donne le temps de s’habituer. Il sent sa peur se dissoudre au contact agréable de l’artefact vibratile. Elle se laisse faire ; il lui donne une première jouissance par contact. Il bande comme un âne, elle mouille comme une huître. Il lui donne une seconde jouissance par pénétration. Elle commence à devenir bien copine avec les amis de son Amant. Il lui donne une troisième jouissance en alternant son propre membre et Monsieur Orange. Passons les autres détails. Amour après amour, sexe après sexe, ils vont tout essayer. Ils jouent un jeu dangereux. Ils se tapent trois ou quatre orgasmes quand ça marche bien, et une petite dispute quand ça ne va pas. Elle lui lèche le cul, il la bouffe, elle le suce, il la lui met partout, il la tient aux hanches, elle se cambre, ils gémissent, ils deviennent dingues pendant des heures. Va pour cette séance de cul débridé.

 

Puis très vite ça déraille encore.

L’Aimée se donne tellement à fond à tous ses altruismes, qu’elle annihile toute vie personnelle. Elle se lève à 6h pour bosser à 8 au collège. A chaque pause, elle lit des bouquins pour l’agreg. Elle rentre vers 15 ou 16h pour se rendre à une réunion RESF. A 20h, elle a une réunion des Municipales. De temps en temps, elle veut se détendre, et pour elle se détendre, c’est regarder un film de 2h. Elle quitte la pièce lors de l’orgie au milieu des Idiots de Lars Von Trier, et ils se disputent là-dessus. Elle quitte la pièce au milieu d’un film où un bourreau nazi retrouve une de ses victimes femme, et ils se disputent là-dessus. Elle est toujours en train de s’activer à quelque chose. On dirait qu’elle se brûle l’esprit pour ne pas avoir de temps libre. Elle est aussi excessive dans l’engagement et les études qu’elle l’était dans l’alcool, la cocaïne et les boîtes de nuit : elle a changé de thèmes, mais pas de méthode. Elle se calme, pourtant. Elle dit qu’elle trouve à tout cela une sérénité nouvelle ; si elle fait les choses ainsi, c’est que ça lui fait du bien. Néanmoins, l’Aimé finit par en avoir marre. Il est artiste et fourmille d’idées, d’envies, de fantasmes, de poésies à écrire à même la vie. Il a l’impression de ne servir strictement à rien – tout ce qu’il est négativement vient salir la relation, mais tout ce qu’il est positivement ne trouve aucune reconnaissance ou presque.

Mais lui, il manque de cette main réconfortante qui ne vient jamais caresser sa joue, il manque de ces curiosités valorisantes qui ne viennent jamais honorer son œuvre, il manque des ces envies de danse qui ne font jamais le premier pas vers lui, il manque de cette fantaisie partagée qui ne tisse jamais les liens de la complicité entre eux, tandis qu’il souffre du flagrant délit d’indifférence qu’il fixe dans son regard à elle, qui fuit, il souffre de ses vocations à elle qui donne tout aux autres sans le remercier lui d’avoir tout donné pour qu’elle en arrive là, il souffre de ne recevoir en échange de cadeaux précis et originaux que des babioles qui sont les mêmes que celles qu’on donne à n’importe qui. Elle vers qui il a été parce qu’elle en avait fait son grand amour, elle qu’il a aidée à grandir et mûrir et à qui il a pardonné des offenses qu’il a eu la sagesse de ne pas rendre, elle soutient maintenant la thèse comme quoi « on est seuls dans la vie » et « on ne se doit rien ». C’est ni plus ni moins, et elle le sait, qu’une réédition des négligences et des malhonnêtetés de leurs deux familles.

 

Cette conversation souple qu’il veut avoir de nuit assis par terre autour de deux bougies et de délicats verres de liqueur,

Cette confiance, cette proximité même de loin qu’il souhaite avoir, ce détachement vis-à-vis des puissances insignifiantes de l’époque de l’humanité marchande,

 

Elle lave la vitre à l’alcool à 90°, et la vitre cicatrise de ses blessures. Elle passe à l’eau claire les surfaces lisses, pour les débarrasser de leurs taches, elle rassemble les poussières au centre de la pièce pour les expédier loin d’elle, elle demande gentiment aux bactéries de ne pas stagner dans les petits coins, et les bactéries lui obéissent.

  • Tu pollues, là.
  • Je NETTOIE. Toi tu peux la boucler, ta chambre est déguelasse.
  • Ton détergent se retrouve dans les nappes phréatiques. Les poissons deviennent incapables de se reproduire. Tout ça parce que tu vois des taches partout, parce que la pub et ta mère t’ont montré des taches partout.
  • C’est sale chez toi.
  • C’est ton regard qui est sale.
  • Sors de chez moi.

 

Lire de la poésie primitive au rayon lessives d’une superette d’occident.

 

Il rentre sa tête du côté de ses démons, et ses démons commandent : prends ta pelle, creuse, et rentre sous terre. L’Aimé s’allonge, gratte le carrelage avec les dents, cherche des failles entre le sol le plafond et le mur, se tord la tête en huit à essayer de comprendre pourquoi finalement il vit sans avoir goût à vivre. Pourquoi c’est si réel, si réaliste, si truqué, si blindé, si déjà fini avant d’avoir pu commencer. Si rempli de connes et de salariés. Une vieille lui ferme la porte d’un appartement, un salarié exige les garanties d’un salarié, les femmes préféreraient être conduites en voiture, il n’a vécu que dans l’art, la pensée et la poésie ; sur Terre, il est sur Mars ; sur Mars, il n’est nulle part.

 

L’Aimé observe l’inox de l’évier, le calcaire ingrat de l’eau que retient la casserole, les vestiges alimentaires sur l’assiette sale ; le mur de crépi blanc quelconque, les rideaux de velours brun froissés, la lumière orange sale de la ville, les amas de papiers et de livres et de cendres sur le bureau ; l’Aimé ne tombe pas sur le lit, l’Aimé ne se jette pas par la fenêtre, l’Aimé ne tranche pas ses veines, l’Aimé ne se pend pas dans la salle de bains ; il observe longtemps, puis vomit.

 

L’interdit et la peur, toujours étendus sur un carton dans une cave, glissent le long des corps et les arrêtent dans leur amour.

  • Qu’est-ce que tu fais ?
  • Je me réfugie dans la peur.
  • Je ne sais pas quoi te dire.
  • Réponse logique après 20 ans de silence.
  • Je crois que tu ne m’aimes pas et que tu ne m’aimeras jamais.
  • Je crois que dans ta phrase, tu ne parles que de toi.

 

La beauté de cette femme le conduit même contre son gré à avoir envie d’elle.

La froideur de cette femme le conduit même malgré lui à s’en protéger.

La détresse de cette femme l’amène bien qu’il sache qu’il a tort à vouloir la guérir.

L’histoire de cette femme le renverse, l’utilise et le broie.

L’engagement amoureux sincère avec cette femme lui demande de tolérer patiemment la phase du choc et des aménagements.

Les contradictions de cette femme lui font perdre pied encore plus qu’avant.

 

Oppressé par le réel extérieur, il vit dans le monde de sa création. Dehors, il ne contrôle rien. A l’intérieur, il a son mot à dire même sur ses pertes de contrôle. Il peut glisser – et se reprendre. Il peut tomber – et se relever.

 

Il lui propose de jouer.

Il lui propose de danser.

Il lui propose d’observer des enfants.

Il lui propose de parler les langues.

Elle refuse tout.

Elle n’a pas le temps.

Elle n’a pas envie.

Il demande : Quel est le contenu, alors ? Quel est l’enjeu ?

Elle qui comme lui est d’une complexité infinie, répond : Je veux que ce soit simple.

 

Il verse une dose de joint, allume un verre de whisky et contemple, gelé et horrifié, le champ de mort de sa vie quotidienne.

Il est d’un caractère passionné, qui ne demande qu’à se passionner.

Il voudrait réaliser son vieux rêve d’étudier les animaux. Il fait une recherche, et s’aperçoit que dans la société de l’élevage industriel de masse, les filières d’études en éthologie sont inexistantes ou quasiment inaccessibles.

Il voudrait faire quelque chose de sa vaste culture dans les arts et les sciences humaines. Mais son expérience de collaborateur bénévole d’un magazine littéraire, et les infos qui remontent sur la condition des intellos précaires dans tous les secteurs, lui font comprendre qu’il n’y a rien à en attendre. Il n’y a de savoir que certifié, obéïssant et vendable ; pas de place sociale pour son savoir sauvage.

Il pourrait enseigner, mais quand il place des annonces qui proposent de transmettre ses savoirs et ses savoirs-faire, dans cette ville d’un million d’habitants, il n’a aucune réponse.

L’argent, les diplômes, la situation : l’avoir. Il a tout misé sur l’être, être capable d’écrire, être capable de penser et d’apprendre en toute indépendance. Partout les portes lui sont fermées. La morosité économique ne fait qu’ajouter sa pesanteur à l’hypocrisie du pays de Liberté Egalité Fraternité où tout est Mensonge, Mensonge, mensonge, à la République des Lettres qui ne propose comme écrivain que de cyniques opportunistes ou des privilégiés bourgeois suffisants.

 

Il veut jouer au badmington, mais elle se fâche parce qu’elle pense qu’il prend ça trop au sérieux, sauf que le sérieux c’est elle qui le met, revivant des complexes d’ado.

Il vient d’obtenir une bourse pour une résidence à Berlin, alors ils projettent d’y aller ensemble. Sauf que quand il veut parler en anglais avec elle pour se mettre dans le bain linguistique, elle refuse. Elle a peur de se sentir jugée sur son niveau d’anglais – alors qu’il s’en fout, il veut juste parler.

Il propose d’aller apprendre à danser la salsa ensemble, il en a envie pour lui-même, il pense que ça peut les rapprocher, et leur apprendre à tous les deux à mieux gérer les rapports de séduction, à les danser et les limiter au lieu de les refouler pour qu’ils reviennent en force par surprise. Elle finit par dire oui, du bout des lèvres, et finalement ils ne le feront pas, sans doute parce qu’elle n’a confiance ni en elle ni en lui.

En tout elle projette ses propres normes sécurisantes.

Il aurait besoin d’une partenaire. Est-ce qu’elle veut ? Soit ça ne l’intéresse guère, soit elle n’a pas le temps. A quoi bon être en couple dans ces conditions ? Il se le demande.

  • On a toute la vie.
  • Ah bon ?
  • J’ai besoin de faire tout ça.
  • Mais pendant ce temps, on n’a pas vraiment de vie de couple.
  • On regarde des films !
  • Super, on est deux devant le même écran. C’est ça le partage pour toi ?
  • Tu peux toujours te casser.
  • Tu vas te cogner la tête contre le mur.
  • Dehors.
  • Comme d’hab.

Comme lui, elle se rend régulièrement chez le psy. Il ne sait pas de quoi elle y parle, mais il a l’impression que cela la libère de certaines choses. Elle se rapproche de sa mère. Elle a avec elle une longue entrevue où, pour une fois, elles parlent réellement de ce qui s’est passé autrefois. L’Aimée comprend de mieux en mieux sa propre histoire. Une autre fois c’est le père qu’elle voit. Lui qu’on disait muet, – mais l’Être aimé avait fait part de son scepticisme là-dessus, suspectant une ruse de la mère pour le faire taire, avec la collaboration silencieuse de la fille – lui qu’on disait muet parle pendant deux heures et donne une autre version, la sienne, de l’histoire familiale, une version qu’on n’avait jamais voulu entendre auparavant. De nouvelles choses s’éclairent et retrouvent leur place. La femme Kilème peut enfin confier à l’Aimé une vérité dérangeante : une fois, en faisant l’amour avec lui, elle a vu horrifiée s’imposer à sa place le visage du père… Ce qui déplaît très fortement à l’Aimé, mais qu’il avait pu également soupçonner. Décidément, quelles raisons véritables a-t-elle donc de l’avoir choisi lui ? En a-t-elle au moins une ou deux qui soient purement positives, à part le bien qu’il lui a fait même en luttant contre elle ? Il se le demande de plus en plus. Dans son indisponibilité, elle n’accorde pas plus d’écoute qu’avant à sa vie d’artiste à lui. Ce qu’il fait, pourquoi il le fait, il a bien du mal à le lui faire savoir ; il faut choper les petits moments entre deux militances pour partager une idée de plan de roman ou un profil de personnage.

  • Je suis écrivain, tu sais ?
  • Je suis au courant, et ?
  • Tu enseignes la littérature à des gamins. Ça doit vouloir dire que l’écriture t’intéresse, non ?
  • Attends, euh, je…
  • Tu fais quoi là ?
  • Je sors.
  • T’es presque pas rentrée.
  • J’ai une réunion !
  • T’as une réunionite aigüe plutôt ! Tu devrais te mettre au lit avec un bon bouquin ou avec ton chéri.
  • J’ai pas le temps, à plus tard.
  • J’ai pas de copine, adieu.
  • Plains-toi encore une fois et je te quitte.
  • Menace-moi encore une fois et je te prends au mot.
  • A plus.
  • « Je t’aime », qu’elle disait.

L’avantage, c’est qu’à partir de là, il n’y a plus ni cocaïne, ni acide, ni alcool, ni ambiguïté, ni rire débile. Sa nouvelle devise à elle est « Moins de rire, plus de sourire ». Il adhère à cette perspective.

  • Tu m’aimes ?
  • Oui je t’aime. Tu m’emmerdes mais je t’aime.
  • Crétin.
  • Idiote.

Aux élections, leur liste fait 6% sur leur secteur, c’est le meilleur score, sur les terres du candidat PS, ce gros paysan dont le charisme, en option, n’a pas été retenu, face au candidat UMP qui est en train de vendre la ville à tout ce qui brille, en bon ponte du parti Bling-Bling.

  1. Ne plus aimer, aimer à vide

Globalement, ils sont transformés tous les deux. Elle n’est plus la pétasse fashion toxico et naïve qu’elle était 6 mois plus tôt. Il n’est plus le demi-clochard dépressif mal à l’aise et solitaire qu’il était 6 mois plus tôt. Ils sont en droit de voir loin dans l’avenir vers un peu plus de bonheur qu’avant. L’Aimé lève la tête, et veut concurrencer le Soleil par la lumière d’avenir qui illumine maintenant ses yeux. Il regarde le ciel avec espoir, et le ciel lui crache à la gueule.

 

Oh, vous aviez cru que le pire était passé ? Au fond de cette soupe à la grimace ont coulé les gros morceaux. Accrochez vos ceintures, on décolle vers l’abîme.

Les affaires de Monsieur Orange et de Monsieur Rose vont toujours florissantes. Ils jouissent de toutes les manières imaginables. Il imagine même des scènes d’inversions des rôles, qu’il réalise. Il veut subvertir les limites sexuelles, et qu’ils prennent tous les deux mieux en charge leur désir et leur plaisir, en se mettant à la place de l’autre. Ainsi, il la pénètre, mais également, elle le pénètre.

Nonobstant, il n’a pas cessé d’enquêter sur le thème. Depuis Noël, une fixation érotique malsaine sur sa gorge lui donne du fil psychique à retordre. Pourquoi cela ? Pourquoi ces investissements sur la langue, le palais, la bouche, la gorge ?

A nouveau, régulièrement, il interroge sa mère. Il a la franche impression qu’elle lui cache encore quelque chose. A quoi a-t-elle pu assister, le concernant ? Qu’a-t-elle pu lui faire ? Il sait qu’elle a été la spectatrice totalement inconsciente et complice de son inceste à lui avec l’homme qui a remplacé le père. Ce fait est connu depuis longtemps, mais toujours pas expliqué : comment une mère a-t-elle pu laisser son petit garçon branler son conjoint sur le canapé familial sous les yeux de sa petite fille ? L’Aimé étudie scientifiquement cette piste. Alors, qu’a-t-elle à raconter, la mère, après tout ce qui vient de se faire jour, après les hallucinations sexuelles de sa fille quelques mois plus tôt, après la psychanalyse ardue et assoiffée de réponses de son fils, après toutes les révélations sur les aspects les moins reluisants de la personnalité du père qu’elle avait présentée pendant des dizaines d’années comme un noble héros ?

L’Aimé ne va pas devoir interroger trop longtemps. La mauvaise conscience pourrie de la mère tombe dans sa main comme un fruit trop mûr.

Voici.

Le père a violé la mère.

Quoi ?

Le père a violé la mère. Autrement dit, la première relation sexuelle entre le père et la mère n’a pas été consentante. Autrement dit, il l’a baisée comme une merde brutale à l’arrière d’une voiture sur la place du village.

Bien, c’est super d’être le fils d’un violeur et celui d’une violée en même temps. On sent que l’avenir va encore déborder de bonheur pour l’Être aimé.

Mais attends, attends.

Ce n’était pas le premier viol de la mère.

Quoi ?

Le père avait des amis. Un de ces amis était un métisse noir-blanc. Un soir, cet ami du père s’est présenté tard chez la mère, en l’absence du père. Apparemment, l’ami savait la mère seule. Avaient-ils comploté tous les deux ? L’ami a aussitôt fait des avances salaces. La mère a voulu le chasser. Il a mis le pied dans la porte. Elle a pris la fuite et, effrayée, a passé la nuit dans une grange. Elle a eu chaud, dit-elle. Serait-ce donc pour cela qu’elle, la mère, a toujours fait preuve d’un racisme et d’une xénophobie qui, selon le fils, n’étaient rien d’autre que crapulerie et bêtise ? Et est-ce que le père n’aurait pas mis son ami sur le coup, s’absentant et le prévenant de sorte qu’il vienne tenter sa chance ? C’est possible… répond la mère.

Ok, c’est bon là ?

On garde toujours le meilleur pour la fin.

La mère, quand elle était petite, avait un oncle et un grand-père.

Le grand-père, père de la mère de la mère de l’Aimé, était vraiment quelqu’un de bien. En famille, devant la télé, il prenait la mère alors petite fille sur ses genoux ; belle tendresse familiale sauf que, ni vu ni connu, il en profitait pour glisser un doigt sous sa culotte jusque dans sa fente. Incrédule, la petite fille n’avait jamais osé en parler. Il se trouve par coïncidence qu’elle, la mère, scotche depuis 20 ans devant la télé toujours allumée.

Quand à l’oncle, lui, il profitait des absences de la mère de la mère, absences quotidiennes et régulières entre 13h et 13h30 (cette grand-mère de l’Aimé pratiquait toujours le même rite 40 ans plus tard !) pour s’introduire dans la maison des deux filles, et là, il les faisait allonger sur la table de la cuisine pour se livrer à des jeux sexuels poussés, entre les 10 et les 13 ans de la mère, les 9 et 12 ans de la tante.

Ouf.

Le ciel s’effondre, vive le ciel.

Avec tout cela, comme l’Être aimé pourrait-il ne pas pardonner la mère d’avoir été, si longtemps, si mauvaise, si absente, si alcoolique, si battue, si violente, si mal dans sa peau ?

Un élan de tendresse vole entre eux, plane parmi l’orage sombre qui s’abat, et se pose au milieu du cœur comme le corbeau de la vérité dans le champ de l’horreur.

L’Aimé remercie sa mère de lui avoir confié tout cela, de s’être elle-même enfin libérée de tout cela. Ils s’embrassent chaleureusement dans le téléphone. Ils raccrochent.

L’Aimé sait maintenant ce qu’il a à faire. Pas pleurer. Pas pleurer. Pas pleurer.

Trop tard.

Une mer de larmes l’engloutit à nouveau.

Il va se noyer ainsi pendant encore quelques semaines. Baisser les yeux en marchant. Défier les gens du regard. Serrer son poing pour s’accrocher à ce qui reste de pureté dans les ruines. Se battre contre sa haine et les sentiments d’impuissance quant à réparer tout ça. Désespérer, défaillir, déborder, s’effondrer. Se relever de temps en temps, sonné et en loques.

 

Après ce nouveau coup du sort, l’Aimé touche le fond.

Cette partie est un grand moment émotionnel et littéraire et stylistique.

Je dois revoir la composition de fond en comble : il y a un miracle à jouer, là.

Je sens qqch de très fondamental, de très élémentaire : c’est la foudre, ou l’incendie, ou la noyade, ou la liquéfaction.

 

Un homme avance, immobile, au milieu de ses propres cendres, sous l’orage de…

 

Ou bien je prends le parti inverse. Je fais du béhaviorisme américain, il n’y a plus que des automatismes et des choses, un monde mort, et la scène d’une froideur totalement désinvestie, n’exprimant aucune émotion, totalement passée en sous-texte, s’achève avec le personnage qui va s’écrouler aux pieds de FK – et ellipse sur la transmission de l’info de lui à elle.

TORPEUR.

Pendant que des cargos transportent des tonnes d’oranges du Maroc à Gênes, que des enfants…, que des journalistes…,

 

Il entre dans le carré de céramique blanche industrielle que l’Occident appelle douche, actionne les robinets et s’asseoit sous le flux. La tête appuyée sur ses genoux, il observe les gouttelettes se former et stagner sur sa peau, il imagine ce que deviendra son corps s’il saute d’une falaise, il voudrait que la rivière trop chaude qui s’effondre sur sa tête le ramène aux rivières de son enface, avat que tout soit corrompu.

 

La femme Kilème prend soin de lui comme elle peut. Cette fois, elle essaie vraiment. Elle l’emmène se promener sur le rivage. Ils grimpent sur des rochers, il saute de roc en roc comme un enfant et elle est plus prudente. Il se distrait et se détend et revit l’innocence d’avant les savoirs tragiques, pendant quelques heures. Aussitôt remonté dans la voiture, les larmes lui reviennent aux yeux. Il a envie de quitter en mourant cet univers de souffrance. Il est profondément affligé de ne pouvoir montrer à la femme Kilème, depuis des mois, que ce visage en larmes, non pas le visage heureux qu’elle recherche. Les efforts qu’il a faits en janvier pour se remettre debout, changer d’image, se débarrasser du passé, février les réduit en fine poudre avec l’aide de son meilleur ami le Néant. La perceuse de la vie ne fait que visser encore plus l’Être aimé à la Croix. La belle affaire, si un cadavre renouvelé pendouille maintenant dans les frimas de la fin d’hiver.

De l’air, de l’air, ils en veulent tous les deux. Laissez-le vivre !

Il propose d’aller faire un tour à la montagne. Ils ont besoin de la pureté de la neige. Deux jours plus tôt, il se rase entièrement le corps, de sorte qu’il ne reste plus aucun poil nulle part ; il essaye de tuer l’adulte douloureux qu’il a été pour faire renaître l’enfant originel, et recréer un homme sain à partir de cette identité-là. Ils s’inscrivent à une randonnée en raquettes pour telle date mais c’est annulé la veille. Ils partent quand même : ils ont des sacs plastique. Des sacs, ils se font des luges ! Ils rigolent comme des petits fous sur les pentes où personne ne va. Les autres payent leur journée forfait ski et sillonnent les pistes écrasées des foules ; eux découvrent les endroits inattendus, les sapins croulants de blanc, la nudité dans l’éclat reflété du soleil bleu, un énorme et réjouissant bonhomme de neige roulé dans cette crissante farine, et lui se déshabille pour renaître en Fils du soleil dans l’étendue parfaite. Ils passent une journée merveilleuse. Nuit d’amour à l’hôtel. Une fois de plus, elle lui dit : c’était la première fois que je retournais à la neige depuis des années. Gamine, je détestais ça. Là, j’ai adoré. Merci…

 

La logique a du bon.

L’Aimé réfléchit.

Si A, alors B. Si A et B tandis que C, alors D.

Mais tirer toutes les conclusions qui s’imposent.

La pornographie, c’est par la mère que l’Aimé l’a abordée. C’était la mère, il vient de le comprendre, qui la consommait. C’était le moyen qu’elle avait trouvé pour avoir une sexualité en supprimant la conscience d’avoir été violée. Le violeur, c’était elle. Dans le sexe, elle jouait l’homme. C’était elle qui se faisait sucer, qui baisait, qui enculait et qui jouissait. Dès lors l’Aimé comprend que lorsqu’il fait tout cela avec une femme, c’est comme s’il incarnait la mère phallique : ce n’est pas sa sexualité à lui ; ce n’est même pas la sexualité de sa mère ; c’est précisément la sexualité de leurs viols, et de tous les viols du monde. C’est à vomir et effectivement, il va rapidement cracher tout cela.

De même, l’Aimé le comprend avec une fulgurance tragique : les godes qu’il vient d’offrir à la femme Kilème viennent aussi de là. Il se rappelle que la mère possédait un gode. Il vient d’apprendre qu’elle ne l’utilisait pas pour s’en pénétrer. En fait, ce gode était l’attribut de la violence mâle, qu’elle avait coupé et volé à l’homme. Elle le conservait pieusement sous les piles de draps pour le neutraliser, l’empêcher de nuire.

Réaction immédiate. La femme Kilème est en train de faire cours. L’Aimé ne peut pas l’appeler. Il lui envoie un texto pour lui demander l’autorisation d‘entrer chez elle en son absence. Cinq minutes : accordée. Il s’empare des instruments du crime et de tout le reste de l’attirail, et jette tout cela à la poubelle urbaine avec dégoût.

Il est horrifié. Il a vécu depuis 20 ans dans la violence sexuelle subie de sa mère, et lui aussi l’a convertie et retournée en plaisir ; mais ce plaisir, dont on apprend la source, redevient pure douleur, à la mesure des charges érotiques en question. C’est un assassinat mental qu’il subit. Ses yeux s’ouvrent et il commence à comprendre tout ce qu’il a transféré de son histoire personnelle vers la femme Kilème. Il se jure de ne plus jamais donner dans ces saletés. Il vient de prendre une excellente leçon ; ses années de lecture en psychologie et psychanalyse, ses deux ans de psychanalyse, viennent de lui permettre de sortir enfin d’une épidémie morale digne des pires Atrides. Il croyait en avoir terminé avec son histoire, en redécouvrant l’identité de son père ; il avait omis la dernière des Sept Clés magiques qui permettent de venir à bout finalement des derniers remparts de  la Forteresse du Mal.

Cette forteresse explose dans une immense déflagration qui salit l’univers et dont les débris retombent longtemps. Il va falloir tout nettoyer, mètre carré par mètre carré. Mais la libération lui confère une nouvelle force. Cette fois, plus aucune faiblesse héritée ne vient se mettre en travers de sa détermination. Sa conscience est claire et lucide. Il assume ce qu’il a fait ; il reconnaît ce qui est à lui, et ce qui est à autrui. Il accepte de payer pour ses crimes ; il laisse la charge de ceux dont il n’est pas responsable, à autrui.

Il prend une feuille et inscrit au marqueur, en très gros : PAUVRE CON. Cela signifie : Rappelle-toi toujours de ce que tu sais. Il l’affiche sur son mur, à côté de son bureau. Il ne faut pas oublier ça, rappelle-toi en bien, en permanence, tu l’oublieras plus tard après l’avoir dépassé.

Cela lui prend cependant plusieurs semaines pour bien comprendre ce qu’il vient de dire. Le puzzle se complète au fur et à mesure. Pendant cette phase, il reste en demande sexuelle de type pornographique, et la femme Kilème, mise au courant de tout, continue de lui refuser du désir et des fantasmes et de se plaindre de ses plaintes ; il lui donne raison, contre lui-même, a posteriori, et sans concessions. Il regrette profondément tout le harcèlement dont il s’est rendu coupable, avec elle comme avec d’autres. L’identité, ce mic-mac de bric et de broc fait de mille pièces rapportées, recoupées pour faire l’affaire, bringuebalant, clopin-clopant !

Elle, heureusement, elle a fait l’effort de prendre en main sa sexualité, et a acheté des livres, des livres de tendresse et d’érotisme soft. Ils ont enfin pu se donner les outils pour se protéger d’eux-mêmes. Quand ils font l’amour, maintenant, elle prend l’initiative, elle sait ce qu’elle veut, ce qui lui fait plaisir, et connait ses limites. Il l’a un peu forcée ; elle a résisté ; il a insisté ; les résistances ont fini vaincues. La voie est libre.

Tout peut s’effondrer.

 

Il veut fêter la fin de tous ces errements. Il veut clore en beauté la pire période de sa vie. Alors, comme elle lui a dit un jour qu’elle rêvait d’aller à Venise avec celui qui serait le père de ses enfants, même s’il n’a pas l’intention dans l’immédiat de faire un quelconque enfant avant de s’être complètement rétabli, il lui propose d’aller à Venise. Elle est ravie.

Aussitôt après elle n’est plus ravie. L’idée la ravit. Mais que ce soit lui, elle n’en est plus sûre.

L’aime-t-elle encore, ou ne l’aime-t-elle plus ?

L’aime-t-elle encore seulement parce qu’il souffre, ou a-t-elle déjà cessé de l’aimer depuis longtemps sans s’en rendre compte ?

Les disputes sur des anicroches reprennent.

 

Ils continuent de programmer des événements, comme si le fait de s’arrimer au futur pouvait leur permettre de dépasser tout ce qui dans leur présent se naufrage de leur passé.

Sont-ils encore ensemble ? Ils se voient. Il l’observe, attentivement. Elle a toujours le même comportement, se présente de biais, regarde ailleurs, baisse les yeux, n’a pas le temps, est si occupée et préoccupée, sort seule.

Sont-ils encore ensemble, demande-t-il ? Oui, dit-elle, ça leur prendra longtemps de sortir de tout cela mais elle pense qu’il est un homme formidable, pour peu qu’il arrive à sortir de ses problèmes.

Puis à nouveau elle l’ignore, fait tout sans lui, ne lui demande rien, ne lui montre aucun désir, ne lui accorde de soutien que s’il en demande expressément.

Il sent qu’il rencontre en elle un interdit, peut-être celui d’aider l’homme, peut-être celui d’être heureuse en couple, peut-être celui d’aimer vraiment au lieu de seulement montrer les signes extérieurs de l’amour.

Puis il insiste, plus elle résiste ; plus elle résiste, plus il insiste.

Discussion : il pointe du doigt tel élément, tel autre, telle contradiction, tel faux pas, tout ce qu’elle n’a pas assumé, toutes les erreurs qu’elle a faites sans reconnaître qu’elle les as faites, il demande qu’elle fasse sa part du nettoyage de leur passé commun, déjà douloureux ; elle claque la porte.

Discussion : il demande, puis exige, la compréhension, la différenciation des identités héritées et des identités réelles, un espace de temps et une optique de bienveillance, et qu’elle cesse de partir en claquant la porte ; elle claque la porte.

Ils font l’amour et il ne trouve pas son amour à elle et il a toujours des gestes et des comportements sexuels déplacés, marqués par la violence sexuelle. Elle pleure. Il pleure aussi.

Elle part au boulot. Il ne fait plus rien de personnel, que réfléchir à l’agonie de leur couple.

Puis il y réfléchit, plus il y réfléchit.

Et plus il y réfléchit, plus il ressent d’angoisse dès qu’il l’entend rentrer, anticipant l’incompréhension, l’hostilité sourde, la dispute inévitable.

 

  • Venise, pas Venise ?
  • Pas Venise.
  • Pas Venise… bon. Ecoute, je sais tout ce que tu viens d’endurer à cause de moi. Je sens bien, et je comprends, que tu as envie de me quitter. Mais tiens bon, je sens que c’est fini. C’est en train de finir. Tu m’as dit que je t’ai donné tes meilleurs plaisirs, même si j’ai aussi causé des journées de déprime et de souffrance. Tu t’es dite émerveillée de certaines escapades qu’on a faites ensemble. Maintenant, les nuages se dissipent, le pire est vaincu, le meilleur va prendre la place. J’en ai tellement marre d’être malheureux, de porter trois planètes de souffrance, de crouler sous le poids de tout ce qu’ils m’ont fait… Laisse-moi du temps. Tu sais, j’en suis conscient : là, je ne suis pas encore capable de ne t’apporter que du bonheur, je vais encore transférer des choses, et te déstabiliser en prenant appui sur toi, même sans m’en rendre compte ; alors, faisons cela : une pause d’un mois. Pendant un mois, ne nous voyons pas, ne nous parlons qu’exceptionnellement ou par écrit. Tu feras tout ce que tu veux, aucun compte à rendre, moi idem – enfin, pas de tromperie bien sûr. Et à la fin de ce mois – tu sais que je me suis relevé déjà de nombreuses fois, je suis un gringalet des plus résistants, j’y arriverai cette fois encore – on verra ce qu’on ressent. D’accord ?
  • D’accord…

Ils commencent la pause d’un mois.

Il réalise ce qu’il a dit. Il entreprend un nouveau type de travail psychologique de fond : il lit à nouveau des tas de livres de développement personnel. Il en intègre la sagesse ligne après ligne. Il ne fait plus que ça toute la journée, il laisse tomber tout le reste, accessoire après ce dispositif de survie et d’urgence. Il veut absolument sauver son couple, et se sauver lui-même.

Et au bout d’une semaine elle en a marre et revient déjà sur leur accord.

Mais il sent qu’il n’est pas au bout, il faut que la pause continue, il est en train de nettoyer, ce n’est pas fini !

Mais elle en a marre. Dans l’absence, elle le sent s’éloigner, elle a perdu tout espoir.

Il hausse les sourcils, il lui rappelle la parole donnée…

Elle dit qu’elle ne ressent plus l’envie.

Il veut lui réexpliquer les raisons…

Elle dit qu’elle est plus heureuse sans lui. Sans ses demandes, sans ses folies, sans son histoire. Sans lui.

 

Ses vacances scolaires arrivent : elle lui annonce que, s’ils ne vont pas à Venise, elle, elle part au Maroc. Seule. Elle l’a décidé. Seule.

Sont-ils encore ensemble ? Elle ne sait pas. Oui. Non. Non, plutôt non. Elle ne sait pas. Non.

Il la supplie : Reste ! Attends ! Ecoute ! Fais preuve avec moi de la même écoute profonde et bienveillante dont j’ai fait preuve avec toi dans tes propres moments difficiles. Elle dit qu’elle n’a plus envie. Il la traite de menteuse. Elle claque la porte : « On ne me traite pas comme ça ».

 

Il réfléchit énormément à tout ce qui vient de se passer. Il en refait la chronologie. Il s’en repasse le film. Il relit toute leur correspondance plusieurs fois. Il met en relation les actes, les faits, les discours, les souvenirs, tente de faire la part entre ses propres biais interprétatifs, et les diverses stratégies discursives des diverses personnalités de la femme Kilème. Il voit mieux ce qui, dans un désir, une jouissance, une discussion, une crise, une dispute, se réfère à son père, sa mère, son beau-père, sa sœur, ses exs, et aux père, mère, sœurs, beau-père n°1, beau-père n°2, exs, de la femme Kilème.

Il comprend d’abord que tout ce qui vient d’elle est incompréhensible.

Homme de ma vie.

Je suis heureuse avec toi.

J’aime l’écrivain, pas l’homme.

On ne se quitte pas en 2008.

On a du temps.

Changer assez prendra un ou deux ans.

D’accord pour une pause d’un mois.

Pas d’accord pour la pause.

Je ne suis pas heureuse avec toi.

Je peux rendre un homme heureux.

Tu es un homme formidable.

Je te quitte, je ne te quitte pas, je te quitte.

Lui, s’en veut énormément d’avoir mis en jeu dans la relation certaines charges affectives qui n’avaient rien à voir avec elle. Il culpabilise de l’avoir ainsi érotisée, il regrette les fois où il a voulu faire son bien en y laissant de la violence, cette violence dont elle a horreur.

Il comprend que si cette relation a été si malheureuse, c’est aussi parce qu’elle – et quand il dit elle, il considère un phénomène bien plus complexe et vaste et stratifié que la personne sociale consciente que les autres ont en face d’eux quand ils la rencontrent – elle s’opposait à sa maturation. Parce qu’elle était incapable d’envisager un autre type d’homme que les faibles, les fous, les sadiques ou les pervers qu’elle avait connus dans sa jeunesse. Parce qu’elle ne se sentait pas du tout à la hauteur d’un homme normal, auquel elle aspirait par ailleurs. Parce que dans tous ses choix amoureux antérieurs, elle l’avait reconnu, elle avait privilégié des hommes perçus comme faibles, minables, peu intelligents, donc à la fois rassurants pour ses profonds sentiments infantiles d’insécurité, et aisément contrôlables car faciles à séduire.

Et il se rend compte que lui, lui aussi, il a choisi en elle une femme blessée de plus, une femme qui par son besoin d’être protégée, comprise, soignée, le renvoie sans cesse à sa mère, une femme dont la beauté et la stabilité sociale représentent ce qui lui manque à lui pour se réaliser pleinement.

 

Elle l’abandonne sans un remords, en soulignant néanmoins à quel point ils sont plus proches aujourd’hui que jamais.

Il ne lui avait pas menti, n’avait pas caché ses reproches et ses demandes, au contraire avait pu être franc jusqu’à la dureté ; en retour, elle lui sert une accumulation de faux-semblants et de mensonges.

 

Il est allongé sur son lit, dans les draps de soie rouge passion qu’il vient d’acquérir.

Et tout à coup ça cogne, ça cogne ! et l’Être aimé prend conscience qu’il est le Néant.

Il sent s’accumuler de poignantes douleurs au cœur. On lui plante des couteaux répétés, qu’on enlève et qu’on replante aussitôt. Il assiste impuissant à son assassinat, se convulse, saigne, se vide de tout son sang, et meurt.

Alors, il se relève pour enquêter. Il fait le tour de la pièce en cherchant des indices. Au milieu du lit, il découvre, stupéfait, son propre cadavre. Cet homme, c’est manifeste, a été poignardé dans la fleur de l’âge, au milieu d’une passion orageuse, encore pleine de promesses.

Un filet de sang conduit jusqu’au pallier.

L’enquêteur franchit la porte. Les gouttes s’étalent jusqu’à la porte d’à côté. Il frappe à cette porte. Le fantôme d’une femme ouvre, brune, belle, souriante de son plus charmant sourire.

Il hurle : Assassin !

Ou plutôt, il se tait, effondré.

En fait, il se tient là debout, l’air inquiet.

Son sourire ne désarme pas. Elle l’élargit et modestement, comme une star du meurtre qui reconnaîtrait avec humilité son dernier chef d’œuvre, elle avoue : Oui, c’est moi qui ai fait le coup.

Elle lui fait cadeau de deux petits textes qu’elle écrit pour lui, où elle lui parle des belles choses qu’il y a à voir partout dans le quotidien.

L’enquêteur veut l’arrêter tout de suite, l’interroger sous une lampe inamicale, l’emmener menottée jusqu’au Commissariat de l’Amour où il faudra qu’elle avoue tous ses faux-semblants, tous ses mensonges, tous ses errements, tous ses manquements ; seulement, la belle meurtrière referme diligemment du pied sa porte, et la verrouille à double-tour.

Il l’enregistre en train de lui conseiller de sa belle voix douce d’être attentif à la beauté. Il l’écoute tous les soirs avant de s’endormir et dans les moments de peine.

L’enquêteur, sans coupable, s’autodissout de rage.

Dans la chambre, le cadavre reste à baigner dans son sang sur son lit de mort.

Il est la mort de l’amour.

Il arrête de respirer.

Il cesse de sortir.

Il cesse de manger.

Il assiste impuissant au départ de l’assassin pour le Maroc.

Il pense à elle tout le temps. Il revoit son horrible, son cruel sourire, et toute la folie et tout le mensonge qui s’y expriment.

La Traversée du Désir.

Il est mort à nouveau. Il n’en finit jamais de mourir. Chaque fois qu’il pose une pierre pour refonder sa vie, le sol de mort rit en l’engloutissant.

Une nouvelle fois ses valeurs, ses idées, ses convictions, ses choix, ses positions, entrent dans une crise profonde.

Il ressent les remords, l’amertume, la vivacité de son amour, son profond regret de n’avoir pas été plus heureux, plus souriant, plus léger, plus aimant, plus simple.

Pendant des jours, il reste allongé sur son lit, un de ceux où ils dormaient et faisaient l’amour, et il n’a plus envie de rien.

Son cerveau ne fabrique plus de phrases. Son corps ne réagit plus. Il est mort.

Il a tout arrêté. Il n’écrit plus une ligne qui ne soit celle de son testament.

Son testament devient une œuvre longue et détaillée.

Il dit comment il est mort.

Il dit pourquoi il est bon qu’il soit mort.

Il lit des dizaines de livres, tous sur le même thème. Être soi-même. Être heureux. Rompre avec le passé.

Il en absorbe la substance, ligne après ligne.

Son cadavre remplace patiemment chacune de ses molécules l’une après l’autre.

Le mort est de plus en plus sage.

Il ne dort presque pas. Il passe chaque heure de chaque longue journée à prendre une molécule de mort, à la jeter par la fenêtre, et à la remplacer par une molécule de vie.

Il pense à elle tout le temps.

Il s’auto-mutile pour renaître.

Et tandis que son cadavre continue de pourrir en pleurant, son nouvel être commence à vivre en souriant.

Il décide que contre toutes les blessures, la volonté peut quelque chose.

Toutes ses bases sont bafouées et pourries. Il a été pris dans des milliers de cercles vicieux, où le défaut de ci entraîne le défaut de cela. Le défaut de parents entraîne le défaut de confiance qui avec l’omniprésence des viols confirme le défaut d’estime de soi et la peur farouche de l’autre qui entraînent les idées qui programment l’échec qui nourrissent l’agressivité et la peur qui se combinent pour confirmer l’absence de perspective qui perpétue la dépression qu’il hérite de sa mère dont le refus de guérir collabore activement avec sa maladie à lui qui déteint dans toutes ses histoires d’amour dont les passions orageuses et immatures lui renvoient une image d’incomplétude à cause de laquelle il continue d’être persuadé d’avoir besoin d’une aide extérieure qui le maintient dans une demande de type infantile inadapté et de quantité excessive dont la faillite lui brise la vie qu’il cherche à compenser en écrivant sans se donner les moyens, par défaut de confiance, d’estime et d’amour de soi, d’assumer positivement ses talents sans perpétuellement les réduire à néant et qui pourtant le préoccupent tellement qu’il néglige tout autre facteur de bien-être accumulant ainsi des manques qu’il cherche à compenser maladroitement à certaines périodes par la prise de drogues qui lui sapent encore un peu plus le moral dont le faible niveau permanent installé depuis sa plus tendre enfance martyre constitue une sorte d’adaptation névrotique à des circonstances qui ne sont pourtant plus actuelles mais dont la perpétuelle remémoration consciente ou inconsciente détermine ses gestes ses pensées et ses actes, et avec tout cela le nouvel être vivant décide d’en finir.

Il sait qu’il a maintenant toutes les clés pour poser des obstacles absolus à la continuation de ses troubles et de ses erreurs. Il sait que la conscience de ses fonctionnements maladifs et brisés se complètent depuis longtemps, sans pouvoir empêcher auxdits troubles de continuer d’agir.

Cette fois, la situation est la suivante.

Il vient de perdre la femme Kilémait.

Il doit déménager et sait le monde immobilier plutôt inamical pour ceux qui n’acceptent pas de se vendre en échange d’un salaire.

Il n’a aucune famille fiable pour le soutenir.

Il n’a aucun travail vraiment sûr et reconnu et régulièrement rémunéré.

Il n’a que très peu de véritables amis, ou ceux-ci ne peuvent comprendre que superficiellement, car il a vécu trop de choses spécifiques ; ceux qui avec lui en partagent une, ne comprennent pas bien les 20 autres traumatismes.

Il sait qu’il a connu la dépression, l’humiliation, le viol, la violence, l’inceste, les pulsions suicidaires, le refus de se nourrir, les soirs d’alcoolisme compulsif et de maladies, les flippages atroces sous hasch, les éternités de solitude, le manque affectif, la perversion sexuelle, la mégalomanie, la haine, la peur, le dégoût, le nihilisme, l’échec, les crises d’angoisse, l’agoraphobie, le dédain de soi, l’impossibilité de se soigner, les obsessions.

Or pour tout cela, il vient de compléter le puzzle. Il sait aussi qu’il a, à la fin de son adolescence, réussi avec succès à inverser le cours de l’histoire familiale qui l’entraînait vers la bêtise et un statut de prolétaire embourgeoisé. Il sait qu’il a pu se reconstruire en lisant et écrivant, et qu’il a pu atteindre déjà quelques sommets par cette voie. Il sait qu’il s’est relevé déjà d’autres échecs amoureux, dont celui avec sa première femme avec qui il est resté 8 ans.

Il sait qu’il a démasqués un par un tous les bourreaux présents autour de lui quand il était jeune. Il a terminé la psychanalyse à distance de tous les acteurs majeurs de son enfance. Il a compris l’essentiel de lui-même. Et il comprend enfin qu’il est le seul à pouvoir inverser le cours délirant des choses.

Il y a sans doute dans les bibliothèques du monde entier des tonnes de livres intitulés « Mon père délinquant qui me battait a abandonné notre famille quand j’avais 4 ans en continuant à nous voler, ma mère à sombré dans la dépression et l’alcool et s’est fait battre tandis que je grandissais par son conjoint alcoolique également et incestueux avec moi », et autres « issu d’une famille misérable, sans assistance de personne, abandonné de tous, je suis devenu un intellectuel dans une société qui valorise la richesse et un certain abrutissement », mais ces livres-là, l’Être aimé ne les as pas lus.

 

Vulnérable comme le plus fragile des enfants, fragile comme la plus friable des roches, nu et sans protection, brisé. L’Être aimé a connu différentes périodes. La jeunesse, avec quelques moments innocents et heureux, a été une série de coups ; il était un enfant doux, intelligent, sensible ; après l’avalanche des chocs, il en est resté un adolescent qui n’avait plus que l’envie de quitter un monde apparu comme atroce.

 

Il s’est lancé, l’Aimé, dans des projets fous et vains, il a mille fois décidé de « s’en sortir », il a pris des mesures draconiennes à une époque, s’infligeant un emploi du temps tiré à la seconde près, obsessionnel à souhait ; il a voulu tout effacer, tout renier, et tout recommencer, affirmer une liberté souveraine, se déclarer écrivain, lire 2000 livres, en écrire beaucoup, refaire sa vie loin de toutes les déterminations d’enfance ; il s’est construit un blindage et a vécu, jeune adulte, quelques moments heureux ; puis la société capitaliste s’est chargée de lui rappeler combien, sans parents, sans patrimoine, sans capital social, on n’est rien et on n’a rien à attendre des autres ; son entrée en scène dans le monde concret de la littérature a été la pire désillusion qu’il ait connue : alors que toute la société murmure de ces stars de télé-réalité qui deviennent célèbres en raison même de leur absence remarquable de qualités originales, il découvre que la ferveur qu’il a mise, avec un certain succès esthétique puisque ça et l’a ont a porté le terme de « génial », dans sa littérature, elle ne vaut pas tripette dans le monde des marchands et des stars ; dès lors, il a découvert que tout son projet d’existence, tout son amour pour l’art et les intelligences, tombe à l’eau et même le dessert – prime à la bêtise et au cynisme, couronnement de tout ce qu’il a y a de fat, de privilégié et de requins ; alors, ils ‘est révolté, il a cru bon de passer au crime et de s’en sortir seul, il a coupé ses liens avec un milieu littéraire qui de toutes façons ne lui apportait que des déceptions, et il a entrepris de gagner son argent en cultivant de l’herbe, dans son salon ; à ce moment, l’ingurgitation massive de cette herbe l’a à la fois énormément détendu, mais également a favorisé la remontée de tous les souvenirs engloutis, qui reviennent depuis luis peser comme des sacs de 10 mille tonnes de bétons sur les épaules qu’il a toujours aussi frêles ; il a tenu bon, s’accrochant à un immense projet dépassant largement les limites devenues trop étroites de la littérature : il a entrepris un gigantesque chantier, fonctionnellement anti-suicide, qui lui permet d’explorer 50 ans d’histoire sociale, politique, culturelle de l’Europe à travers ses arts, la littérature, le théâtre, le cinéma ; ce chantier avance, qui conditionne, croit-il, son existence future, sa dignité, sa respectabilité restaurée envers et contre tous les viols, les mauvais coups, les trahisons et les violences : un jour, pense-t-il, on reconnaîtra son mérite, son courage, la qualité de sa recherche de beauté, d’humour, d’ampleur, de… Et en fait, au quotidien, il en est toujours réduit à marcher la mort dans l’âme, parce que dès qu’il fait connaissance avec quelqu’un, c’est quelqu’un pour qui toute sa culture, toute sa ferveur, ne sont rien, à côté des fringues, de la culture de masse, des idées reçues et de la sécurité matérielle. Presque systématiquement, la question qui vient après « Qu’est-ce que tu fais dans la vie », ce à quoi il répond « j’écris, je suis écrivain », est « Mais, de quoi tu vis ? », question dans laquelle on sent presque toujours pointer un soupçon de déception, façon « tu dois être bien misérable, non ? » Sa richesse est immense, mais en euros, ça ne donne rien. A quoi sert d’avoir lu tout Céline et tout Dostoïevski, quand la fille la plus matérialiste, le salarié le plus imbécile, peut dans le contexte dominant le ridiculiser d’une seule parole, l’effacer d’un trait ? Tacitement, il vit dans un désert intellectuel bercé de musiques idiotes, de conversations sans intérêts, où s’échangent des idées périmées depuis longtemps. Il le sait, pas eux. Il voit des américanophiles, à qui il ne peut pas expliquer, ni en 5 minutes ni en une heure, à quel point ils ont répandu la mort et la souffrance, sous prétexte de liberté et de démocratie. Il rencontre des gens calés en électro ou en rock, qui ne se sont jamais mis dans l’oreille ni un Guillaume de Machaut, ni du chant guttural Inuit, ni les sonates de Scarlatti, ni les musiques de Philip Glass, Steve Reich ou Michael Beaver. Toute les efforts qu’il a faits pour sortir de sa misère culturelle intellectuelle sont devenus des obstacles à son insertion dans un monde qui s’avère celui de la bêtise des classes moyennes, qu’on devrait appeler classes médiocres.

Profs, intellectuels et artistes, sont loin d’être les derniers à lui barrer la route de la reconnaissance : parce qu’ils sont loin d‘être les derniers à donner dans l’inculture la plus satisfaite, la plus ignorante d’elle-même, la plus benoîtement souriante.

 

Il commence par faire ceci :

Il renie absolument la violence. Il décide d’être doux avec lui-même. Il ne va plus réduire en pièces son cadavre. Il va l’accompagner tendrement vers une résurrection progressive. Il va prendre sa nuit par la main, et la conduire vers la lumière du soleil, sans aller trop vite, pour la protéger de l’éblouissement. Il ne va plus chercher à se faire mal dans l’intention d’être bien. Il va s’accepter tel qu’il est, et se prendre comme point de départ d’une longue marche vers le bonheur et l’épanouissement. Il ne se fixe aucun objectif idéaliste ou inatteignable. Il ne rêve pas d’avoir une très belle femme, d’en baiser vingt, de se venger cruellement pour réparer tout ce qu’il a subi, d’être quelqu’un qu’il n’est pas.

Il s’épure de tout ce qu’il a été en trop et redevient la simple nudité d’un être vivant.

L’Être vivant s’assoit par terre devant une glace, et se regarde. Il se regarde, en souriant légèrement. Il devient son propre éducateur gentil et bienveillant, sans excès.

Il va vers les autres et n’attend pas qu’on vienne à lui.

Il n’accepte pas de subir, et pose les choses calmement s’il se sent mal à l’aise.

Il prend une douche chaque jour, mange à heures régulières, veille à ce que son menu soit complet, se force très légèrement s’il n’a pas assez faim.

Il écoute de la musique douce. Il chante parfois à tue-tête pour faire passer la violence du désespoir de la rupture.

Il s’occupe de son corps ; prend du temps pour respirer ; prend du temps pour courir, gérer son allure, accélérer et décélérer.

Il s’habille bien et proprement.

Il note scrupuleusement tout ce qu’il pense et observe de beau, tout ce qu’il a fait et vécu de bien.

Il se remet en mémoire les beaux paysages, les moments de rire, la beauté des situations. Il rassemble tout ce qu’il a reçu de soutiens et d’amitiés. La douceur des chats, les moments de méditation en hiver dans une forêt, les promenades sur les rivages bretons ou méditerranéens.

Sa sexualité est morte, pour l’heure, pour la première fois depuis son enfance. Pendant des semaines, il ne pense plus au sexe. Pour la toute première fois depuis son adolescence, il ne passe plus son temps à subir les pulsions de sa bite. Il jouit de l’absence de besoin de jouissance.

Il observe le ciel, et va s’allonger au soleil sur un rocher pendant des heures, sans rien faire que se concentrer sur la chaleur et le bruit régulier des vagues.

Il porte un tee-shirt jaune, pour se convaincre qu’il est le soleil.

Il pleure en pensant combien il aurait aimé partager sa renaissance avec la femme Kilémait, et qui a plutôt subi tous ses troubles. Mais il voit qu’il est trop tard pour cela. Parce qu’elle, elle ne veut plus.

Elle revient du Maroc.

Ils font de petites choses ensemble. Il voudrait mieux comprendre, savoir ce qu’elle a pensé quand elle claquait la porte, l’entendre confirmer qu’étaient justes certaines des hypothèses qu’il formulait pour expliquer les incohérences choquantes et les écarts entre les discours de la femme Kilémait et ses actes. Mais elle répond encore par une fin de non-recevoir. Elle ne veut plus rien avoir à expliquer. Elle est plus heureuse sans lui, point.

Il pense à elle tout le temps.

 

Un matin, alors qu’il est dans sa renaissance, sa poitrine se serre d’un coup.

Il vient d’entendre une voix d’homme dans la pièce d’à côté.

L’angoisse l’envahit en un instant. Son corps n’est plus qu’un signal d’alarme. Il prête l’oreille. Il entend la voix d’homme, et la voix de femme de la femme Kilémait.

Horreur.

Quelques minutes.

Elle fait ce qu’elle veut, il est d’accord, c’est sans doute un ami, ou peu importe, elle sait bien que la cloison est fine, elle ne va pas lui faire ça.

Il met de la musique pour ne rien entendre.

Mais la cloison est fine.

Alors viennent les gémissements de plaisir. Il l’entend jouir, de l’autre côté de la cloison.

Elle est en train de lui faire ça.

Il n’y tient plus.

Il sort et frappe à la porte d’à côté.

Elle ne vient pas ouvrir.

Il parle à travers la porte, en essayant de rester aussi calme que possible.

Il dit :

  • Ça, non. Tout ce que tu veux, mais pas ça. Tu ne baises pas avec quelqu’un derrière la cloison de là où je vis, de là d’où je vais bientôt partir, de là où tu m’as proposé de vivre il y a seulement six mois quand j’étais l’homme de ta vie. Tu ne fais pas ça.

Elle dit, de mauvais gré :

  • J’ai cru que tu n’étais pas là.

Sans doute, mais elle n’a fait aucune démarche pour s’en assurer.

Il dit, barrez-vous.

Il est fou de douleur. Il les entend qui sortent. Il sort. Il pourrait tuer ce type, qui lui ressemble un peu. Il se contente de lui dire :

  • Tu sais qui je suis, par rapport à elle ? Tu ne reviens plus jamais ici en ma présence. Je pars bientôt, ça ne prendra pas longtemps. Tu ne me fais pas ça.

Il n’a pas besoin de menacer ou de frapper. L’autre homme dit ok. Elle fait une mauvaise mine et ils sortent.

Quand elle revient il veut régler la chose. Il lui dit,

  • C’est trop horrible ce que tu viens de faire. On avait déjà envisagé cette situation. On avait clairement précisé qu’il serait interdit de recevoir des amants, si on n’était plus ensemble. Sortons d’ici, allons en parler dehors.

Elle accepte, de mauvais gré.

Ils sortent. Il lui demande de reconnaître qu’elle n’a pas pu le faire autrement qu’exprès, qu’elle n’a pas respecté leur contrat moral, qu’elle aurait très bien pu s’assurer de son absence simplement en frappant à sa porte – s’en rappelle-t-elle, qu’il vit sur son pallier ? Elle nie ; elle répond qu’ils n’ont pas de lieu, avec son nouveau mec, il faut les comprendre… Il insiste. Elle prend la fuite et se met à marcher rapidement, incapable d’affronter la situation. Il la poursuit et veut l’arrêter en la prenant par le bras.

Ce contact déclenche la crise. Elle hurle, comme si on l’agressait mortellement. Elle vient de lui faire le pire qu’elle puisse lui faire, mais elle réagit comme si elle était agressée par un tueur, alors que tout du long il a rentré son énorme colère et décidé de ne parler qu’avec fermeté mais sans violence. Elle hurle et se débat. Il la laisse partir. Elle court et se barricade chez elle. Il revient lui demander de discuter. Elle n’ouvre pas la porte. Il la voit fuir en courant avec un sac à dos, prendre sa voiture, et filer chez sa mère pour tout le week-end.

Il le sait, elle n’a fait que rejouer des scènes de son enfance, dont elle lui a raconté des bribes. Triomphe de la maladie.

Il respire. Il pleure. Il trouve tellement triste d’en finir de cette manière. Il la comprend. Ce n’est que la conclusion pratique de toutes les situations dans lesquelles elle l’avait déjà mis tellement de fois. Elle insistait sur la fidélité. Elle insistait sur l’exclusivité. Elle avait vu sa mère multiplier les hommes, et les perdre les uns après les autres. Elle avait reproduit cette histoire devant celui qu’elle aimait, et à chaque fois il en avait souffert et l’avait rappelée à l’ordre. Cette fois, elle l’avait fait, jusqu’au bout.

Il rassemble tout ce qu’il a d’elle de photos, de petits cadeaux, de petits mots, et il les jette. Il récupère tout ce qu’il lui a offert, qui est en nombre bien plus important, de livres, de cœur, de nounours, de tisane, de cadeaux, de poèmes, de vase japonais pour petite fleur élégante, d’objets érotiques reliquaires, et les jette.

Maintenant, c’est très clair. Il ne cherche plus à la voir du tout.

Il n’a plus aucune envie de subir sa folie à elle, ses dénis, ses projections, ses revécus, ses traumatismes.

Il continue patiemment son travail de reconstruction.

Il pleure parfois.

Il prépare son voyage à Berlin, qui est une récompense littéraire méritée après 6 ans d’un excellent travail, patient, riche, acharné.

Il profite de son déménagement pour s’alléger encore.

Il aborde les espaces un par un et fait le tri.

Il jette la moitié de sa penderie, tout ce qui est vieux, moche, terne, lié à la mère, au père, au beau-père, au grand-père, à la grand-mère.

Il trie les aliments.

Il nettoie, aspire, vide tout l’appartement. Tout disparait dans une accumulation de cartons. Il ne reste que le matelas à même le sol, autrefois récupéré dans la rue, et aujourd’hui toujours recouvert de sa riche parure de soie rouge passion.

Il est seul dans le rouge du lit et le blanc des murs baignés par la lumière de son ami le soleil.

Il décide de marquer encore plus le moment, et de réaliser un vieux projet : il se rase le crâne entièrement, pour la première fois de sa vie. Il veut se savoir nu, entièrement démuni, et absolument marqué par la succession d’expériences qu’il vient de vivre et de mourir. C’est comme un déporté fraîchement libéré de camp de concentration qu’il veut arriver à Berlin, dans la ville des martyres, des tyrans, des génocides, de la schizophrénie, du Mur, et de toutes les renaissances. Il sait qu’ainsi, sur les photos et dans la mémoire, il y aura un avant et un après.

Le jour de son départ, il laisse à la femme Kilémait une petite mise en scène. A même le sol dans la pièce vide il a placé le cœur, la peluche de lapin qu’il lui avait donnée et qu’elle serrait contre sa poitrine, les clés de l’appartement qu’elle lui avait confiées avec tant d’enthousiasme.

Il est meilleur de savoir pardonner, à autrui comme à soi-même.

S’aimer

Cet être qui a passé sa vie dans l’enfermement physique et mental prend sa valise et l’avion, pour la première fois. Il décolle. Il rit dans le ciel. Il atterrit 1500 kilomètres plus loin, là où il ne cherche plus sans cesse avec les yeux et contre son gré, la plaque d’immatriculation de chaque voiture qu’il croise et qui aurait pu être la sienne.

Ici, personne ne le connaît, que son meilleur ami qui s’installe à Berlin.

L’Être vivant, qui passe fréquemment la main sur son crâne chauve, fait rencontre après rencontre.

MIEUX DECRIRE LA BEAUTE LA FRAICHEUR LA STIMULATION LE FETE LA VIE DE BERLIN.

Il dévoile, accomplit et se régale de mille nouvelles facettes de lui-même.

Il se découvre compatible avec mille personnalités différentes.

Il trouve de l’intérêt dans chaque être, chaque situation.

Il se montre amical, amusant, poétique, sincère, reposé, calme, enjoué, ouvert, accueillant, généreux, attentif.

Alors il se rouvre à l’amour et aime une femme. C’est bon. Cela fait chaud au cœur.

Alors il aime une autre femme.

Et une autre femme.

Et une autre femme.

Et une autre femme.

Et une autre femme.

Et une autre femme.

Et une autre femme, qu’il aime, et qui l’aime, mais qui part, et lui, à la fin d’un séjour où il a vécu mille poésies, mille rêves, et bien peu de détresses, il revient d’où il est parti.

Et il va voir la femme Kilèmait.

Elle est elle-même, elle n’a plus de frange, plus de maquillage, elle est toujours studieuse, intelligente, engagée, courageuse. Elle a tout pour lui plaire, et elle est l’étrangère, toujours aussi familière, mais qui ne le connaît plus.

Il a réussi à la transformer totalement et à lui permettre de s’accomplir en la femme admirable qu’elle a toujours porté en elle ; il en a reçu en retour, malgré toutes les agressions, mais grâce aussi aux preuves d’amour qu’elle lui a données quand même, et aux choses qu’il a tenu à modifier en lui pour lui plaire sans qu’elle le demande expressément, une transformation équivalente, qui fait de lui quasiment l’homme idéal pour elle ; et elle se montre assez peu soucieuse de lui et fait comme s’il n’avait jamais existé.

Ils se croisent lors d’une fête en ville, lui seul, elle tenant par la main son nouveau petit ami. Il la laisse passer sans rien dire. Il attend, patiemment, qu’une période se termine, et qu’elle lui dise enfin les choses de deuil dont elle n’a pas trouvé l’inspiration quelques mois plus tôt. Ceci ne vient pas.

Il la contacte, dès fois que. Mais toujours pas.

Il avance.

Tout lui réussit maintenant.

Il sait se faire du bien, et faire du bien autour de lui.

Il partage des joies.

Tout ce qu’il entreprend se transforme en or.

Chaque rencontre qu’il fait se développe en un échange intime, aimant, réciproque.

Il passe le permis de conduire, pour annuler tous ses drames personnels liés aux voitures et « reprendre en mains la conduite de sa vie ». Il cesse d’être le passager, et prend les commandes. Il circule.

Il ne ressent plus aucune entrave intérieure.

Il ne ressent plus le besoin impérieux de trouver une partenaire amoureuse et sexuelle. Il vit très bien seul ou avec des amis.

Sa créativité se développe de tous les côtés. Il a conquis le droit de réussir, de s’exprimer sans risquer de se condamner de l’intérieur comme punissable par le fantôme du père ou infidèle à la mémoire de la mère martyre. Il s’est donné le droit d’être heureux : il l’exerce pleinement, et en jouit.

Il sait enfin pleinement qui il est.

Il aime être.

Il est l’Être.

Il est l’Aimé.

Il est l’Être aimé.

Il n’aime aucune femme : il aime une flamme !

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