La mécanique bizarre de l’humour corrosif

Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on fait des blagues sur les dirigeants politiques – déjà, un roi de France de la fin du Moyen-Âge, tout le monde était mort de rire, qu’il se soit cogné la tête contre une pierre trop basse en descendant dans la cave, et ne s’en soit jamais relevé. Il y a eu la caricature parlementaire, il y a eu Punch (en Angleterre au XIXè siècle), les pamphlets du XVIIIè siècle en France, etc. Plus le gouvernement est devenu démocratique, bien entendu, plus la satire a été présente – comme arme pour les groupes politiques, et parfois comme simple moyen de détente, pour les hommes du désengagement d’aujourd’hui.

Le petit « truc » que je voudrais faire valoir (oui, c’est souvent un très petit « machin » que je cherche à pointer, la petite bête qui change le sens et le signe de la chose qu’elle ronge), la petite question que je voudrais poser, est la suivante, le suivant :
L’humour corrosif, satirique, implique un principe fondamental, qui est la « criticabilité » d’une chose, d’une idée ; le droit à la critique. L’humour corrosif postule ce caractère fondamental, en théorie. Mais quelle légitimité cela a-t-il ? Et le principe est-il rigoureusement appliqué ?

En fait, l’humour corrosif n’a de légitimité que celle que lui confèrent ceux qui le pratiquent et ceux qui y adhèrent. Et c’est une légitimité (commerciale, contractuelle) un peu faible, en ce sens qu’elle va CONTRE la légitimité plus grande qui est celle de la démocratie – du vote. Les gens caricaturés ont des fonctions politiques ; ils sont élus au suffrage universel direct. C’est pourquoi la critique joue un rôle bizarre : elle caresse son public dans le sens du poil, et critique l’homme que le public a élu démocratiquement, alors qu’elle, la critique, personne ne l’a élue. Y a-t-il une sorte de devoir de satire ? Est-ce une procédure de feed-back légitime ? Il y a deux solutions à cela. Soit, c’est légitime, si on conteste que la démocratie est intégrale : se moquer signifie contester la complétude et l’efficacité du système, et revendiquer des contre-pouvoirs. A ce compte-là, l’humour corrosif est un moyen plutôt infirme d’action politique : autant fonder un parti qui revendiquerait des contre-pouvoirs plus solides. Une autre option, c’est de répondre que, tout simplement, l’humour corrosif n’est que l’arme, un tantinet terroriste, utilisée par une minorité pour contredire une majorité qui ne lui plaît pas ; l’acte d’humour, la blague, la caricature, est alors un coup de force, avec la légitimité faible du coup de force.

Et ce principe, de la légitimité postulée de la satire, de la criticabilité de tout, est-il correctement utilisé ? On voit vite que non, en tant que l’arme est toujours unilatérale ; elle impose qu’on joue son jeu, que la victime elle-même « fasse preuve d’humour » (c’est à dire, accepte sans broncher la calomnie, la simplification, la réécriture falsifiante, l’erreur de jugement, l’allégation sophistique etc) ; contre ce contre-pouvoir, aucun contre-pouvoir n’est accepté. C’est ainsi qu’au Vrai Journal de Karl Zéro, le sourire est de mise, et la victime de la parodie doit trouver ça très drôle qu’on change le sens et le signe de ce qu’elle a déclaré. Donc Hue sourit, Jospin rit à la pauvre blague, Madelin s’esclaffe, nous aussi nous sourions. La mécanique de l’humour corrosif fait que toute tentative d’y échapper, de le contredire, crée une hostilité de la part du spectateur (qui suppose : il manque d’humour), rend impossible de ne pas jouer le jeu. On s’autorise donc des procédés de contrôle qu’on refuse aux autres, et tout paraît en règle. Le résultat réel, c’est que la caricature contamine la réalité, minimise les discours autres, maximise le sien, et au final, empêche le débat. C’est pourquoi les politiques s’en accommodent : ça évite d’aller au fond.

Et le fond, c’est quoi ? C’est qu’il ne peut pas y avoir débat, en politique, il n’y aura jamais que séduction. La gestion politique d’une société par un système d’idées, de mesures, de lois, de propositions, d’analyses, est non-montrable, non-démontrable, inexprimable. Les problèmes échappent à tout le monde. Ils sont trop complexes, trop vastes ; les spécialistes en comprennent des aspects, de plus en plus nombreux ; mais cette connaissance ne peut être transmise au non-spécialiste. Des mesures sont prises, dont on ne peut évaluer le résultat et l’efficacité: réelle ? Conjoncturelle ? Accidentelle?

Bruno Mégret propose de chasser les étrangers ; mais comment définit-il l’étranger, techniquement, juridiquement ? L’ascendance ? La nationalité avérée, celle en cours de demande ? Comment fait-il passer sa mesure, alors que la France est signataire (et intellectuellement rédactrice) de nombreux traités qui protègent les droits de l’homme ? Mégret dit qu’un « binational » criminel doit être déchu de sa nationalité française : est-ce techniquement possible ? A l’extrême-gauche, on veut taxer les 500 plus grandes entreprises ; mais la perspective de la taxe aura elle-même un effet sur la nature des 500 plus grandes entreprises, ce qui aura un effet sur la légitimité de la mesure prise ; est-ce autre chose que de la rhétorique ? L’histoire ne sait-elle pas que, chaque fois que de telles mesures ont été prises (exemple en 1936 en France) les dirigeants ont fait marche arrière durant les mois qui suivirent, à cause d’immenses fuites des capitaux ? Autre chose : quel que soit le nouvel élu, et ce pour toute élection, son orientation politique suffit-elle à changer l’orientation technique de l’administration ? à changer les principes de la gestion financière, le savoir et le savoir-faire des fonctionnaires employés dans ce secteur ? Une réorganisation profonde de l’éducation nationale suffit-elle à changer les méthodes réelles des professeurs, leur niveau de connaissance, leur style d’enseignement ?

Tout le temps imparti à la critique et à la satire politique est pris sur le temps virtuel de la formation technique du citoyen (il n’était pas cohérent de donner le droit de vote sans donner les moyens intellectuels d’assurer la qualité du vote) ; restez dans la satire, vous restez en même temps dans l’immaturité politique profonde et le régime de l’opinion – oui-dire et info copiée/satirisée dont on ne voit pas toujours l’original. Content d’affirmer une force de destruction qui vous console de la perte de votre force d’affirmation.

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